1x10 - Chaussons de verre (13/18) - Services d'urgence

Les premières et seules personnes qu'Alek a appelées, après avoir étudié ce que les intrus ont tenté de faire à la fois avant son arrivée et durant son inconscience, ont été Sam et Markus. Son frère parce qu'il pense qu'après la tournure que vient de prendre cette affaire, y mêler un autre adulte responsable serait une bonne chose, et son fils pour le tenir au courant de l'évolution du problème, qui le concerne. Et aussi accessoirement pour qu'il recouse ses plaies au visage, tâche que pour toutes ses compétences l'ingénieur est bien incapable de remplir tout seul. C'est trop bête que tous ses nanobots médicaux aient été déployés, même s'il aurait fallu les reprogrammer légèrement.

En la prévenant de l'arrivée de son fils et de son frère, dans un ordre indéterminé, Alek a précisé à Emily, la secrétaire de l'accueil, de bien vouloir les accompagner jusqu'à la porte mais ne pas entrer elle-même. Professionnelle, la jeune femme s'est exécutée sans même relever. À vrai dire, elle a déjà reçu des requêtes bien plus singulières de la part de chercheurs dans le bâtiment. Ce ne sont pas les excentricités qui manquent, chez les chercheurs, même dans le domaine militaire.

Puisque plus libre de son emploi du temps que son neveu, Sam est arrivé en premier au laboratoire. N'ayant vu le message de son père qu'en sortant de son cours de l'après-midi, Markus ne les a rejoints qu'ensuite, laissant ainsi opportunément bien que sans le savoir le temps à l'aîné d'apporter à son cadet toutes les informations qui lui manquent sur la situation.

L'inspecteur n'est pas ravi du récit qui vient de lui être fait. Alors que l'étudiant achève de suturer la pommette de son père, et que Sing Sing offre son soutien au patient en ayant posé sa grosse tête sur son genou, le maître-chien est encore en train de faire les cent pas dans la pièce. Mains sur les hanches, sa veste repoussée en arrière, il rumine ce qu'il vient d'apprendre en grondant intérieurement. Après dix-sept ans dans la police, il en a connues, des affaires complexes et à peine croyables, mais celle-ci remporte la palme. Il ne sait pas ce qui le laisse le plus perplexe : que les collaborateurs d'Alek aient par inadvertance mis au point une technologie capable de transférer la conscience humaine dans un ordinateur (rien que ça), qu'une adolescente en ait accidentellement fait les frais et lui ait ensuite transmis les preuves de leurs crimes (quelles sont les chances ?), ou bien que l'adolescente en question soit la sœur de la petite amie de Markus (sérieusement…). S'il en comprend les raisons, Sam a aussi et surtout du mal à accepter qu'ils ne puissent pas prévenir les autorités compétentes de l'attaque qui vient de se produire. Par chance, son neveu est arrivé juste avant qu'il ait le temps de réellement protester à cette décision, et les blessures d'Alek avaient alors pris le pas sur leur cause pour tout le monde.

— Voilà. J'ai fait de mon mieux, mais je rappelle que je suis même pas encore interne, annonce Mark, écartant enfin ses mains du visage de son père assis en face de lui, puis retirant ses gants de latex dans un claquement sec caractéristique.

Après un nettoyage délicat, pallier les blessures de l'ingénieur aura nécessité d'user d'un savant mélange de colle cyanoacrylate et de sutures intradermiques. Le fils avait à sa disposition tout ce dont il avait besoin dans la trousse de secours du laboratoire, mais il n'est pas certain d'avoir bien dosé les approches. Il est en revanche assez fier de la qualité de son surjet, donc tout excès de zèle éventuel de sa part ne devrait pas laisser de trace particulière.

— Tu devrais être à l'hôpital, Sam déclare, pas pour la première fois depuis son arrivée, sous une forme ou sous une autre.

— TOBIAS a fait un diagnostic. Je n'ai rien de grave, le rassure son frère aîné, récoltant un regard atterré de la part de ses deux invités, qu'il aurait sans doute moins de mal à convaincre si son visage n'était pas couvert d'écorchures et de contusions.

Il grattouille distraitement la tête du Rottweiler toujours à sa jambe, le seul à ne pas le juger du regard.

— Je me sentirais quand même mieux si tu voyais un vrai médecin, Markus approuve l'opinion de son oncle, qui tend alors un bras vers lui pour le prendre à témoin.

— Je suis un docteur, Alek tente de faire de l'humour, pour détendre l'atmosphère.

— Pas en médecine ! son premier fils ne l'entend pas de cette oreille.

— Est-ce que tu es sûr qu'ils voulaient ce que la gamine t'a laissé ? Sam décide alors de revenir sur le nœud du problème.

D'une part, l'état de santé de son frère est sous contrôle, ou du moins on lui a prodigué autant de soins qu'il s'en laissera administrer. D'autre part, il aimerait vraiment être sûr que ne rien dire à personne est effectivement la bonne décision. Et la première raison de pouvoir tout déballer serait si cette attaque n'avait aucun rapport avec les filles Miller.

— Je ne vois pas ce qu'ils auraient pu vouloir d'autre. Ce serait une plutôt grosse coïncidence s'ils avaient simplement fait erreur sur la personne, confirme cependant Aleksander, tout en faisant légèrement jouer sa mâchoire endolorie, pour en tester la mobilité, réduite.

— D'accord. Mais comment est-ce qu'ils auraient su que tu avais quoi que ce soit ? Tu m'as dit que le but de leur prototype n'était pas de faire ce qui est arrivé, que c'était un énorme accident. Ils sont au courant, pour la fille ? enquête consciencieusement l'inspecteur en présence, passé du mode personnel au professionnel.

— Je vois pas comment. Caroline est intraçable, pas vrai ? ajoute Markus, un peu plus informé sur les détails techniques de la situation.

— Si on ne sait pas où chercher, oui. Et s'ils avaient connaissance de son existence, je ne pense pas qu'ils se seraient embêtés avec moi. Je n'ai simplement pas dû être assez discret. Lorsque j'étudiais l'anneau, avant de savoir qu'il venait de chez eux, je leur ai posé des questions et elles n'ont pas dû être assez subtiles pour qu'ils ne fassent pas le lien avec leurs recherches. Et cette semaine aussi, j'ai un peu creusé pour essayer de confirmer ce qu'on a découvert. Ça a dû leur mettre la puce à l'oreille, c'est tout, raisonne le chercheur, baissant les yeux.

— Mais alors… ils ne peuvent pas être couverts par le gouvernement, fait remarquer son fils, un détail le gênant dans cette histoire.

— Qu'est-ce que ça a à voir avec l'attaque ? relève l'oncle, perdu, les pièces du puzzle encore en cours d'assimilation dans son esprit.

— Ils sont adjacents au gouvernement. Un général m'a ordonné de travailler avec eux, Alek énonce toutes les certitudes qu'il a sur la relation entre DG et l'armée, ignorant l'intervention de son frère, bien qu'il ne voie pas non plus où Markus veut en venir.

— D'accord, mais ça signifie pas forcément qu'ils sont au courant de tout, si ? insiste l'étudiant, sans dévoiler toutes ses cartes encore.

— Non, tu as raison. Mais je suis moi-même passé sous le crible gouvernemental ; s'ils ont réussi à leur cacher tout ça, c'est qu'ils sont encore pires que ce qu'on croyait. Mais qu'est-ce qui te fait penser ça ? le père essaye de rattraper la ligne de réflexion de son fils, voyant que Sam s'impatiente d'obtenir une réponse à sa question, à côté d'eux.

— Pourquoi est-ce qu'ils enverraient des mercenaires ? S'ils soupçonnent que tu as leurs documents, il leur suffit de t'accuser de trahison et tu perds toute crédibilité en même temps que la possibilité de divulguer quoi que ce soit de toute façon, Mark expose sa pensée.

Sam a une grimace de compréhension presque immédiate, mais Alek met un peu plus de temps à rebondir, encore un peu patraque de la raclée qu'il a reçue.

— Peut-être qu'ils ne sont pas sûrs que j'aie quoi que ce soit et ils ne veulent pas me sortir de la circulation si ce n'est pas strictement nécessaire. Ils se sont donné beaucoup de mal pour obtenir mon expertise. Excuse la lenteur de mon raisonnement, j'ai un peu mal à la tête, propose le père, grimaçant après avoir porté sa main à son front, dont il avait oublié l'entaille.

— Tu m'étonnes, tu as probablement un traumatisme crânien. Tu te souviens de ce que tu m'as dit la dernière fois que ça m'est arrivé ? Sam en profite pour lui rappeler, croisant les bras.

Pour être honnête, il ne saurait sans doute pas lui ressortir la phrase exacte (notamment parce qu'il avait justement un traumatisme crânien), mais dans l'idée, c'était de ne pas bouger. Ce qu'il n'a pas fait, et a regretté par la suite, évidemment, à la plus grande satisfaction de son aîné de voir la validité de ses conseils confirmée. Ce qui illustre bien que c'est normalement Alek le plus raisonnable d'eux deux. Cette inversion des rôles ne plaît pas trop au benjamin.

— Je suis toujours pas convaincu. Envoyer des mercenaires n'est pas une méthode infaillible de déterminer si oui ou non tu as des infos compromettantes pour eux, même s'ils pensent vraiment que tu es une chiffe molle. Alors que si l'armée les couvrait, ils auraient accès à des moyens bien plus efficaces d'en avoir le cœur net, non ? Markus persiste dans son idée.

Il a beaucoup trop réfléchi à tous les scénarios possibles, selon ce qu'ils choisiraient de faire par rapport aux informations apportées par Caroline, pour ne pas avoir envisagé ce qui se passerait s'ils étaient découverts avant d'avoir pris une décision. Et clairement, une organisation paragouvernementale ne devrait avoir aucun mal à écraser toute menace sans le moindre procès. Si non négligeable, cette attaque semble un peu… bâclée.

— Ce n'est pas si simple de forcer un chercheur à partager l'accès à tous ses fichiers, tu sais, se défend Alek, familier des procédures d'investigation du milieu.

— Oui, mais les voient conventionnelles sont forcément moins compliquées et surtout plus fiables que de le tabasser. Si tu n'avais effectivement rien sur eux dans ton système, tu te serais sans doute laissé auditer, non ? Alors que sous la menace, tu réponds forcément non, par principe, et ils ne sont pas plus avancés, continue le jeune homme.

Sam a une moue impressionnée, devant bien admettre la logique du raisonnement de son neveu. Il n'en voit en revanche pas trop l'utilité dans l'immédiat.

— Ça fait sens. Mais ça nous avance à quoi ? C'est pas tellement la position du gouvernement, le problème, c'est la gamine. Que ce soit le labo ou les autorités qui la choppent, elle est mal barrée, l'oncle résume la situation, finalement indépendante du fait que Markus ait raison ou non sur ce point, comme l'étudiant l'a lui-même souligné à son meilleur ami ce matin-même.

— S'ils étaient couverts, les dénoncer ne servirait à rien, l'affaire serait étouffée. Alors que s'ils ne le sont pas, on a des chances de pouvoir faire lancer une enquête sur eux, du moment qu'on a un moyen de ne pas impliquer Caroline, suggère Markus, plein d'espoir.

— Comment veux-tu qu'on lance une enquête sans preuves ? J'ai essayé d'obtenir les documents par moi-même, mais soit ils n'ont jamais été dans un endroit auquel je peux avoir accès depuis la connexion qu'ils m'offrent lorsqu'on travaille, soit ils ont été déplacés, oppose Aleksander, pragmatique.

— On n'a pas besoin des documents ; tu viens de te faire attaquer par des mercenaires. Ça devrait être suffisant pour remonter jusqu'à eux, non ? Mark contourne le problème.

— Ces types étaient des professionnels. Ils ont réussi à entrer dans une base militaire sans alerter la sécurité, et ils savaient exactement où taper pour ne pas te tuer, Al'. Je doute qu'on trouve quoi que ce soit, Sam objecte à son tour, bien qu'à regret.

— Ils avaient des tatouages, intervient alors Alek, que le haussement de sourcils dont il accompagne instinctivement cette révélation fait grimacer une fois de plus.

— Quoi ?! s'étonne son frère, écartant légèrement les bras à tel point il est atterré de n'apprendre ce détail que maintenant.

— L'un d'eux en avait un au cou, et l'autre un au poignet. Je n'en ai vu qu'une petite partie, à la jonction entre les différentes parties de leurs combinaisons, mais c'est déjà ça, non ? l'ingénieur confirme ce qu'il vient de dire, se surprenant lui-même d'avoir réussi aussi bien à remarquer qu'à retenir ce détail.

— Peut-être. Mais quand bien même, est-ce qu'on est réellement en train de considérer de rapporter un incident aussi longtemps après les faits ? Comment est-ce que tu expliques que c'est ton fils qui t'a rafistolé ? Ou que c'est moi la première personne que tu as appelée ? Sam continue de se faire l'avocat du diable.

S'il recevait un témoignage aussi bancal que celui de son frère se profile, il serait immédiatement suspicieux. En plus, par principe, il déteste l'idée de participer à la confection de fausses déclarations. Mettre son expérience professionnelle au service de la couverture de la vérité, même si c'est pour protéger une adolescente, le dérange.

— Il était sous le choc. Et puis, si ces gars sont si compétents, ils ont sans doute un passé militaire, alors ça ne donne pas vraiment envie de contacter leurs anciens camarades de promo, justifie Mark étonnamment rapidement, récoltant une drôle d'œillade de la part de son oncle.

— D'accord. Je vais faire en sorte qu'il ne reste aucune trace de Caroline dans mon système, au cas où, puis j'irai remplir un rapport d'incident, le père se range pour sa part au plan de son fils sans plus de protestations, s'accordant à son tour le regard atterré du représentant des forces de l'ordre en présence.

— Très bien ! Mais je viens avec toi. Et toi, tu retournes en cours, cède tout de même l'inspecteur, non sans une aigreur manifeste.

Père et fils s'entre-regardent avec un air contrit, pouvant évidemment comprendre la situation dans laquelle Sam se trouve par leur faute et ne voulant surtout pas la lui rendre encore plus difficile. Avant de repartir, Markus remercie ses deux figures parentales de prendre tous ces risques et de faire tous ces compromis afin de protéger la petite sœur de sa petite amie. Et après son départ, Alek remercie une seconde fois son frère, tout simplement d'être là à ses côtés de manière aussi inconditionnelle. De peur que l'échange ne tombe dans le sentimentalisme, Sam lui dit d'oublier, que la question ne se pose même pas, puis va s'asseoir avec son chien sur le bord des marches pendant que l'ingénieur s'escrime à effacer toute trace du passage d'un programme illégal dans son laboratoire.

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