1x10 - Chaussons de verre (12/18) - Promesse

En Algèbre, en début d'après-midi, Mae est évidemment très distraite. Ce n'est que son troisième cours avec Strauss depuis qu'elle l'a surpris dans cette ruelle, avec ses colocataires, penchés au-dessus d'un cadavre, avant d'être plaquée contre un mur et menacée par Andy, puis par le grand brun lui-même. Il va presque sans dire que l'adolescente n'est pas encore remise de l'expérience.

Elle a songé à sécher les Maths, le lendemain, mais elle s'est dit qu'une telle entorse à son comportement habituel attirerait inutilement l'attention, en particulier celle d'Ellen. Non pas que la marginale ne se fasse pas déjà du souci pour son amie, mais jusqu'ici elle a mis son inattention sous le compte de toute cette histoire avec Nelson. Et en vérité, même si elle s'en veut de penser ça, la petite blonde souhaiterait bien qu'être en froid avec son plus vieux copain soit effectivement ce qui se passe de plus grave dans sa vie en ce moment. C'est dire à quel point elle est perturbée. Un autre avantage à sa distance actuelle avec Nels, c'est qu'il ne va pas remarquer non plus que quelque chose cloche chez elle. Puisqu'il la connaît depuis encore plus longtemps qu'Ell, le risque aurait été élevé, et elle ne peut vraiment pas se permettre de l'entraîner dans cette histoire.

Si elle n'avait pas vu Andy en compagnie d'Holden plus tôt dans la journée, Mae aurait sans doute continué à éviter de poser les yeux sur son professeur, comme elle le fait soigneusement depuis leur rencontre extra-scolaire. Et il faut dire qu'il a la bienséance de lui rendre la tâche facile : elle ne l'a pas croisé dans les couloirs depuis lors, et il ne l'a pas non plus interrogée une seule fois durant leurs trois dernières heures de cours ensemble. Elle pense même qu'il ne lui a pas accordé ne serait-ce qu'un regard, mais puisque c'est réciproque, elle ne peut pas en être certaine.

Jusqu'ici, cet équilibre d'indifférence mutuelle convenait parfaitement à la jeune fille ; elle se concentrait sur les autres matières, faisait profil bas dans les siennes, et ne pensait pas à ce qui s'est passé. Mais il y a des choses qui nous travaillent même sans qu'on s'en rende compte. Et elle ne pouvait pas ignorer celle-ci plus longtemps. D'autant que, s'il est facile de garder son esprit occupé au lycée, quand on voit du monde et a un emploi du temps à suivre, ça l'est beaucoup moins le week-end ; elle a tellement ressassé les évènements ces deux derniers jours qu'elle a aujourd'hui enfin l'impression d'y voir un tout petit peu plus clair. Mais alors, vraiment un tout petit peu…

Tout en fixant les courtes allées et venues de son enseignant devant son tableau, au gré de ses explications qu'elle n'est pas suffisamment concentrée pour entendre, elle poursuit son ruminement mental de la soirée fatidique :

— Pourquoi est-ce que tu garderais le secret ? Strauss demande, semblant incapable pour toute sa finesse d'esprit de trouver par lui-même une réponse à cette question pourtant pas compliquée.

— Parce que je sais rien ? Parce que personne me croirait ? Parce qu'Andy me tuerait certainement ?? Mae lui en propose plusieurs sans grande difficulté.

— C'est vrai. Sans hésitation, le mathématicien confirme la dernière alternative envisagée, avec un décalage certain entre son ton et ses paroles.

— Très rassurant… marmonne alors l'adolescente avec sarcasme.

Malheureusement pour elle, il ne dit rien pour la détromper. Elle soupire discrètement. Elle ne sait pas si elle parvient à se montrer si détachée parce que le choc initial de ce qui est en train de lui arriver a fini par s'estomper de lui-même, ou bien c'est simplement dû au fait que plus elle discute moins rien ne fait sens pour elle. L'un dans l'autre, elle préfère cette impression d'irréel à sa terreur première.

— Mais pourquoi ? Le peu que je pourrais dire ne vous incriminerait pas : j'ai aucune idée de qui est cet homme là-bas, ou seulement de quoi il a l'air, et encore moins de ce qu'il lui est arrivé. Et même si je le savais, vous allez probablement faire disparaître le corps, donc j'aurais aucune preuve et je passerais pour une folle, elle élabore sa défense, trouvant toutes ces craintes à son sujet plutôt infondées.

— On ne va pas faire disparaître le corps ! Strauss choisit étrangement de relever, comme choqué par cette simple idée.

— Er… Je croyais que vous ne vouliez pas que la Police s'en mêle ? elle ne comprend pas son objection.

— Ils ne doivent pas nous trouver, ou celui qui commet ces crimes, mais faire disparaître un corps ne serait pas juste. Il doit être rendu aux siens, il explique, comme si ça coulait de source.

— C'est… étrangement noble, pour des gens qui entravent le bon fonctionnement de la justice, elle se permet de lui faire remarquer.

— Nous essayons d'éviter plus de morts, il réplique, n'estimant clairement pas qu'il entrave quoi que ce soit, bien au contraire.

— C'est pas pour dire, mais vous n'avez pas l'air de faire du super boulot, Mae souligne à nouveau, voulant évidemment parler de la victime la plus récente du mystérieux tueur en série que les colocataires semblent penser être les seuls à pouvoir arrêter.

Strauss soupire entre ses dents, pour l'énième fois depuis qu'il a trouvé son élève au coin de la ruelle. Elle ne l'a jamais vu aussi agité, tout comme elle ne l'avait jamais vu aussi froid quelques instants plus tôt. Elle ne sait pas trop quoi faire de ces nouvelles facettes de sa personnalité qui lui sont dévoilées malgré elle. Elle sait qu'il vaut mieux éviter de mettre les gens dans des cases, qu'ils peuvent toujours nous surprendre, mais elle a tout de même humainement tendance à se dire que chaque caractère a une sorte de périmètre dont il ne sort pas. Peut-être a-t-elle simplement mal évalué celui de Strauss. Ou peut-être que tout ce qu'elle a toujours vu de lui n'était qu'un masque, de la poudre aux yeux, et que c'est là sa véritable identité. Sauf qu'elle le reconnaît encore. Il a un répertoire plus étendu qu'elle ne l'avait pensé, mais c'est toujours lui. Ce n'est pas un acteur, il est juste discret.

— Maena. Je crois que tu ne saisis pas la gravité de la situation. Je ne peux pas prendre le risque que tu parles à qui que ce soit de ce que tu as vu ce soir, même s'ils ne te croiraient pas, il complique encore le problème auquel ils sont en train de faire face.

— Eh bah, moi je ne peux pas vous donner de meilleure garantie que ma parole ! Et je trouve que suis déjà bien gentille de vous croire sur la vôtre, je vous ferais dire ! elle s'agace en croisant les bras, ayant l'impression d'être la seule à faire des efforts, dans ces négociations.

— Tu crois que je te mens ? il s'offusque presque, avec un mouvement de recul, à la fois surpris et blessé, encore plus qu'à l'idée de faire disparaître un cadavre.

— Je n'ai franchement aucune raison de croire que vous n'avez effectivement rien fait à cet homme. Aucune ! elle lui rappelle.

Il est vrai que, depuis le début de cette conversation initialement terrifiante et maintenant juste surréaliste, il ne lui a apporté aucune preuve de ce qu'il avançait. Elle l'a simplement cru, alors que s'il était effectivement responsable de ou impliqué dans la mort de l'inconnu dans la ruelle, il aurait justement tout intérêt à lui faire croire le contraire. Non pas qu'il s'y soit en l'occurrence pris de la meilleure façon pour avoir l'air entièrement innocent, mais dans la panique, on ne sait jamais, c'est peut-être la seule explication à peu près plausible qu'il ait trouvée. Enfin, plausible…

— Alors pourquoi ? Pourquoi est-ce que tu me crois ? l'interroge Strauss, déstabilisé.

— J'en sais rien ! Parce que jusqu'à ce soir vous m'aviez semblé être un type bien. Ce qui peut avoir été une façade, je m'en rends compte, mais… Je sais pas ! elle ne parvient pas à expliquer d'où vient la confiance qu'elle lui accorde, précisément, et ça l'irrite sans doute encore plus que ça ne le désoriente lui.

Peut-être que c'est parce qu'il l'a rattrapée dans sa chute, dans le couloir. Peut-être que c'est parce qu'il a défendu Ellen, lors de la prise d'otages. Ou encore parce qu'il l'a elle-même rassurée sur le sort de Caesar, ce jour-là.

— Je ne te mens pas, Maena, il déclare explicitement, semblant désolé de ne pas être en mesure de lui apporter des preuves tangibles que ce qu'il lui raconte est la stricte vérité.

— Je sais. Ne me demandez pas comment je le sais, mais je le sais, elle accepte malgré tout, contre toute logique.

Il la fixe avec une expression si complexe qu'elle en devient pratiquement indéchiffrable. Il y a une part d'incompréhension, devant le comportement irrationnel de l'adolescente, sans doute. Il semble également extrêmement touché par la confiance qu'elle lui accorde. Et triste aussi, probablement à ce qu'il sait que cette confiance pourrait lui apporter comme ennuis. Et pour le reste, l'adolescente abandonne l'idée de le démêler.

— Si je t'explique ce qui se passe, il faut que tu promettes, plus que tu n'as jamais promis, de n'en parler à personne. Personne, tu entends ? Quelles que soient les circonstances, même pour plaisanter, même si tu sais qu'ils ne te croiront pas. Jamais. Il en va de ta survie. Est-ce que tu comprends ? il énonce très distinctement, comme prononçant exagérément pour être certain qu'elle le suive.

— Est-ce que ma sécurité n'a pas été compromise à partir du moment où je vous ai reconnus, tout à l'heure ? raisonne la petite blonde avec un sourire aussi pâle que bref, échouant dans sa volonté de détendre l'atmosphère.

— Il en va de ta survie, Maena. Promets-moi, il insiste, son regard abyssal plus intense que jamais.

— Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ? elle l'interroge, ne comprenant pas son soudain virement de bord.

— Promets-moi que tu ne vas parler à personne de ce que je vais te dire, il persiste dans sa requête, obstiné.

— J'ai déjà dit que…

— Maena, s'il te plaît ! il la supplie avec un léger haussement de ton, fermant les paupières.

— Très bien. Je promets que j'en parlerai à personne, elle lui offre finalement sa parole, comme il le lui a demandé, plus qu'elle ne l'a jamais donnée à personne.


La sonnerie retentit, tirant brusquement Mae de ses pensées. Elle s'empresse de noter dans son SD les devoirs que leur attribue Strauss, avant que ceux-ci ne disparaissent du tableau, puis ramasse son sac et se lève pour accompagner Ellen vers la sortie et ensuite leur cours d'Arts Plastiques. Son amie reste cependant immobile un instant avant de se diriger vers la porte, regardant Nelson passer devant elles sans leur accorder un regard. C'est un peu ce qu'il fait depuis plusieurs semaines, mais aujourd'hui, il a en plus l'air malheureux, ce qui n'arrange rien au désespoir de ses deux meilleurs copines. À la longue, elles auraient peut-être pu s'accommoder qu'il ne leur adresse plus la parole, si elles étaient convaincues qu'il vivait mieux ainsi, mais il ne fait plus aucun doute depuis ce matin que ce n'est clairement pas le cas.

Le visage dépité de la petite marginale fend le cœur à la blonde, qui lui apporte son soutien d'une main sur l'épaule. Si elle n'était pas aussi préoccupée par d'autres problèmes, elle serait en mesure de se morfondre convenablement avec elle, ce qui rendrait forcément cette mauvaise passe moins difficile. Elle a l'impression de n'assurer sur aucun tableau, et ça va finir par la rendre folle. Il faut qu'elle vienne à bout d'au moins un des sujets qui la tracassent, sinon elle va craquer.

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