1x10 - Chaussons de verre (11/18) - Couloir

À raison de huit déplacements par jour en moyenne, cinq jours par semaine, pendant cinq semaines environ en tenant compte des vacances de Printemps, et aussi sans oublier que tous ses trajets ne l'amènent pas dans cette partie du bâtiment, Caesar a en fin de compte tout de même dû emprunter le corridor où il a été secouru le jour de l'Incident au moins une centaine de fois depuis lors.

La première a été la plus difficile, puisqu'il cherchait encore nerveusement les traces de ce qui s'y était déroulé. À chaque traversée, il y a cependant pensé un peu moins que la précédente, jusqu'à en arriver à ne même plus être certain de s'être trouvé dans ce couloir plutôt qu'un autre au moment des faits.

Jusqu'à aujourd'hui.

Ce n'est pas si souvent que l'adolescent est seul dans les locaux vides. Premièrement, à l'instar du reste des élèves, il est assez rare qu'il s'y promène hors des intercours. Deuxièmement, en ce qui le concerne plus spécifiquement, Jack est une présence relativement constante à ses côtés au lycée, son visage une partie presque intégrante de son décor, sa voix un bruit de fond quasi permanent.

Sauf que le Lundi est le jour de classe où les deux amis passent le moins de temps ensemble. Ils n'en partagent en effet que les trois premières heures de cours et le déjeuner. Le jeune prodige suit de son côté l'enseignement de Chinois en fin de matinée, puis rejoint son groupe de musique l'après-midi, pourvu qu'il n'ait pas décidé d'autre chose entre-temps. Sur ces mêmes plages horaires, le grand brun fait pour sa part de l'Allemand, et participe au journal. Malgré ses propres transgressions sur cette dernière période un peu plus libre de leur emploi du temps, Jack le respecte suffisamment pour ne plus essayer de l'entraîner dans ses activités extrascolaires.

Si c'est sans aucun doute la mention de la prise d'otages par Margery plus tôt qui lui a remis les évènements en tête, l'isolement n'est pas non plus étranger à ce que ce morceau de couloir retrouve soudain son caractère lugubre aux yeux de Caesar. Un combo dévastateur, en somme.

Bien qu'il ne puisse pas en vouloir à sa camarade de ce qu'elle a fait, le grand brun aurait tout de même préféré continuer à ne pas y songer. Il n'a explicitement parlé de ce qui s'est déroulé ici qu'une seule fois : le lendemain des évènements, après être sorti de son mutisme. Il ne voulait pas que toute sa famille le guette du coin de l'œil en se posant des questions sur ce qui lui est arrivé exactement, alors il a décidé de tout leur déballer. Mais il n'y a bien qu'à eux qu'il a raconté tout ça, notamment parce qu'il ne voit pas qui ça pourrait concerner d'autre. Les officiers qui l'ont libéré savent ce qui s'est passé, eux, si ça intéresse quelqu'un il n'a qu'à lire leurs rapports, sans doute plus complets que la déposition d'un ado.

Tout à sa légère angoisse qu'il pensait ne plus jamais ressentir, Caes se demande soudain s'il s'est déjà retrouvé seul à cet endroit depuis l'Incident. De nombreux chemins mènent à la salle du journal depuis la bibliothèque, où il se rend généralement chaque début de semaine, en quête d'inspiration avant de se fixer sur un sujet pour un nouvel article. Peut-être qu'il a inconsciemment évité de passer par là tout seul, maintenant qu'il y réfléchit.

Il se souvient de son premier retour ici, le lendemain des faits. Si tout le monde était convié à revenir à Walter Payton dès ce Mercredi, ceux qui n'étaient pas convoqués à leur session d'évaluation ce jour-là ont eu le droit de choisir leur heure d'arrivée. Pour la plupart, les élèves ont simplement trouvé un endroit au calme pour se poser avec leurs amis et discuter. En l'absence de Jack, au chevet de ses gardes du corps à l'hôpital à ce moment-là, Caes est en ce qui le concerne resté un temps en compagnie de sa sœur, Ellen, et Nelson, avant de s'isoler, gêné par les regards indiscrets. Ses pas l'ont alors machinalement ramené sur les lieux du drame, où il a presque été choqué de ne rien trouver : les équipes de nettoyages avaient déjà fait leur ouvrage avant même que le premier élève ne remette un pied dans l'établissement. Le jeune homme a alors longuement scruté le sol avec intensité, s'accroupissant pour être sûr que le linoléum était bel et bien immaculé. Il a aussi passé la main sur les murs, pour essayer de retrouver les impacts de balles qu'il savait s'y être trouvés la veille. Mais rien.

Aujourd'hui, il se surprend à réitérer ce dernier geste. Attendu par personne, il s'arrête en chemin et effleure la paroi du bout des doigts. Il n'y a aucune raison qu'il détecte plus quelque chose aujourd'hui qu'un mois plus tôt, mais il n'arrive pas à s'en empêcher. Il entend encore les coups de feu qui ont fusé autour de lui. Il sentirait presque encore la main du mercenaire sur son bras, puis les éclaboussures de son sang sur sa joue. Il n'arrive en revanche pas du tout à se rappeler la peur qu'il devait ressentir à ce moment-là. Tout ça lui donne plus l'impression d'avoir été un film qu'une réelle expérience.

Et pourtant, il a bien failli mourir, ce Mardi-là. S'ils avaient découvert le pot aux roses, les mercenaires l'auraient sans doute abattu sans hésitation, comme ils auraient abattu Margery s'il n'était pas intervenu. Ou alors il aurait tout simplement pu être tué dans la fusillade qui a conduit à sa libération. Une balle perdue est vite arrivée, son oncle en a été suffisamment témoin, et parfois même victime.

L'adolescent se sent soudain nauséeux au peu d'impact que frôler la mort a eu sur son existence. C'est comme si rien ne s'était passé du tout. Il ne reste aucune trace nulle part et rien n'a changé. Il retire sa main du mur comme s'il était tout à coup brûlant, puis se précipite dans les toilettes les plus proches.

Il atteint une cuvette juste à temps pour y rendre son dernier repas, dans un spasme gastrique inconfortable, à genoux sur le carrelage. Il est encore pris de quelques hoquets superflus avant d'oser se relever et tirer la chasse.

Après s'être rincé la bouche dans le premier lavabo qu'il rencontre, Caesar se fixe un instant dans le miroir au-dessus de la vasque. Il se sent bête, à présent. Il ne s'est effectivement rien passé. Il est en vie, comme le reste des otages de ce jour-là. Et tous les dommages matériaux ont été réparés. De quoi se plaint-il alors ?

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