1x10 - Chaussons de verre (10/18) - Mise à plat

En début d'après-midi, Iz n'est toujours pas passée voir Sam et Patrick. Il lui a d'abord fallu redistribuer les affaires sans lien avec Eugène avant de pouvoir briefer chacune des équipes d'inspecteurs restantes pour cette enquête-ci. Et l'une comme l'autre de ces activités est chronophage. Elle a beau avoir longuement réfléchi au préalable aux sensibilités et spécialités des uns et des autres, afin d'affecter les plus qualifiés à chaque tâche, elle tient tout de même à faciliter au maximum la transition d'une occupation à l'autre et prend son temps avec chaque duo. Ils ont tous beaucoup de questions, et tous des raisons diverses et variées d'avoir du mal à accepter de recevoir des ordres de sa part. Surtout ceux-ci.

Il n'est pas facile de faire lâcher une affaire à des inspecteurs, et tout aussi ardu de faire accepter à d'autres de reprendre le périmètre de leur collègue. Être d'accord sur le fond avec le plan qu'elle a élaboré n'est pas suffisant pour faire passer cette pilule. Et dans le cas de ceux à qui elle affecte la traque partagée du serial killer, elle est aussi consciente que la plupart n'ont pas été en uniforme depuis un certain temps et n'ont donc pas eu à faire ce qu'elle leur demande aujourd'hui depuis cette époque. En dehors du fait que le quadrillage est souvent considéré comme un travail ingrat, le manque de pratique peut aussi le rendre particulièrement laborieux ; deux trois conseils théoriques ou tout simplement paroles rassurantes et encourageantes ne sont donc jamais de trop. La profileuse aurait pu choisir d'envoyer des officiers en uniformes, justement, mais elle tient à ce que ce soit les inspecteurs qui se chargent de visiter les divers endroits où a sévi Eugène afin de mettre à profit leurs compétences d'observations supérieures, justement affûtées par l'expérience.

Assis à leur bureau, Sing Sing se grattant furieusement l'oreille à leurs pieds, Randers et Quanto se préparent donc encore à ce qu'on va venir leur demander de faire. La jeune femme a déjà envoyés des documents à tout le monde, pour récapituler la réunion du matin, et ils n'ont pas fini de les examiner. Ils ont très honnêtement l'impression qu'ils n'auront jamais fini de les examiner…

Le moins qu'on puisse dire, c'est que la liste des victimes du tueur en série est longue. Et elle n'est rendue que plus cruelle aux enquêteurs par le fait que le nombre d'homicides qui ne lui sont pas attribués, depuis le début de sa prise d'activité, est plutôt faible pour une période de plusieurs mois. C'est comme si sa logique viciée avait porté ses fruits, d'une certaine manière. Après tout, la brigade des stups est en vitesse de croisière, à récolter les dernières petites frappes qui sont encore en circulation dans les rues de Chicago. Aucun grand magnat ne règne plus sur la ville, et personne ne semble intéressé par l'idée de prendre la place des précédents, après ce qui leur a été infligé. Les inspecteurs n'arrivent cependant pas à trouver un bon côté au reste du tableau de chasse.

Le dossier d'Iz, très complet et cohérent, met en évidence la chronologie opératoire du tueur. Comme elle l'a expliqué au matin, il a commencé par les menaces les plus évidentes avant de passer aux poids-morts puis de finalement s'attaquer aux "maillons faibles", à son sens. C'est gerbant mais ça semble se tenir, d'un point de vue purement analytique en tous cas. Chaque affaire comporte de toute façon son propre rapport mettant en évidence son appartenance à la série de meurtres et dans quelle catégorie. Pas étonnant que la brunette ait mis tant de temps à faire son exposé. Et même si on se dit toujours qu'on aurait pu éviter des morts, ça valait sans doute le coup d'attendre.

— Pourquoi tu m'as pas prévenu que ta nouvelle copine était profileuse ? s'enquiert tout à coup Patrick auprès de son coéquipier, à son ton s'étant clairement retenu depuis le matin et n'y tenant tout bonnement plus.

Sam relève lentement les yeux vers lui, ne faisant suivre son menton que dans un second temps, essayant de situer la question qu'on lui pose alors qu'il était plongé dans des comptes rendus d'autopsie plus macabres les uns que les autres.

S'ils n'ont évidemment pas encore pris le temps de remplir le fatidique formulaire des ressources humaines, n'en ont pas spécifiquement parlé à qui que ce soit, et ne s'affichent pas outrageusement en public non plus, Iz et lui n'ont pas du tout décidé de garder leur relation secrète pour autant. Et même s'ils l'avaient voulu, le développement n'aurait de toute façon pas échappé à Patrick, qui l'a deviné quelque chose comme deux minutes après l'arrivée de son partenaire au commissariat le lendemain matin. Ce dernier s'est montré bougon à l'interrogatoire amical qui a suivi cette observation, mais il y était quelque part un peu préparé, conscient de la perspicacité de son coéquipier.

Sur le coup, Pat avait été très content de cette progression de la situation, sachant avant les principaux intéressés que ça allait grandement améliorer leur quotidien à tous. Désormais, Sam serait d'une part de meilleure humeur et d'autre part il devrait surtout être capable de se retenir de chercher la demoiselle des yeux toutes les cinq minutes. Ça ne lui aurait pas ressemblé d'être l'une de ces personnes plus insupportables en couple que célibataires, et l'expérience a heureusement confirmé cette hypothèse ; lui comme Iz sont apparemment de ces gens dont la dynamique personnelle complète la dynamique professionnelle au lieu de la perturber.

Néanmoins, aussi objectivement heureux pour son ami soit-il et par ailleurs aussi réticent à mélanger personnel et professionnel il puisse être, Randers se retrouve tout de même agacé que son partenaire lui ait caché des éléments au sujet de sa dernière conquête.

— C'est dans son dossier. J'étais là quand tu l'as lu, Sam se justifie naïvement.

Patrick avait effectivement tous les éléments à sa disposition afin de ne pas être pris au dépourvu par la révélation de ce matin. En théorie, il était même déjà au courant. Comme le reste des inspecteurs, d'ailleurs. Certes, il était évident à son comportement qu'il avait tout oublié de sa lecture de Septembre, mais pour sa défense, son partenaire n'a à aucun moment eu de raison pressante de lui rafraîchir la mémoire depuis.

— T'as bien vu que j'avais complètement zappé. Tu m'as laissé la traiter comme une barista pour le fun ? renvoie Randers, ne se laissant pas avoir par une logique aussi plate.

— Elle voulait pas le rappeler à qui que ce soit avant d'avoir fait ses preuves. Je te l'ai pas activement caché ; c'était son choix, s'explique alors le maître-chien avec un peu plus de légitimité.

La situation ne lui plaisait pas lorsqu'elle était encore en cours, alors il laisse Pat s'énerver un peu contre lui, estimant qu'il est on-ne-peut-plus dans son droit. Mince, il aurait été inquiet s'il ne lui avait PAS fait une scène. Mais il aurait aussi pensé qu'il tiendrait bien moins longtemps avant d'éclater, ceci dit.

— Tout son truc est basé sur MON idée. Tu sais ça, enchaîne le plus jeune des deux, d'autant plus irrité par la cachotterie qu'elle le concerne encore plus directement que n'importe quel autre inspecteur du district.

La plupart de leurs collègues sont eux aussi encore un peu mal à l'aise d'avoir fait l'impasse sur le rôle réel d'Iz au commissariat. Ceux qu'ils l'ont vues en session de conseil subissent d'ailleurs à peu près le même traitement de la part de leur partenaire que Patrick est en train d'accorder à Sam. C'est presque une chance que tout le monde soit si occupé à rattraper son retard dans l'affaire Eugène, sinon l'atmosphère serait encore plus tendue dans l'open space qu'elle ne l'est déjà.

— Ouais, je sais. Et je l'ai jamais caché. C'est dans le rapport, l'apaise l'oncle, voulant l'assurer de sa loyauté.

Il voudrait bien lui rappeler qu'il n'a lui-même jamais eu quelque envie que ce soit de pousser son intuition plus loin, et que par conséquent sans son intervention ils chercheraient encore tout un paquet de tueurs au lieu d'un seul, mais ce n'est pas le moment. Ça ne ferait que l'énerver encore plus.

— Ça fait combien de temps que tu sais que c'est sériel ? interroge Pat, comme si connaître tous les détails allaient diminuer l'impression de trahison qu'il ressent.

— Je lui ai soumis ta remarque sur une vague de crimes dès que tu m'en as fait part. Mais elle a trouvé le lien matériel il y a deux semaines, répond le maître-chien avec honnêteté et d'un ton factuel.

— Waw. Deux semaines, a du mal à accepter Randers, se reculant dans son siège.

Il se souvient évidemment que son partenaire a soulevé l'éventualité de crimes en série la semaine passée. Et il se souvient surtout clairement de l'avoir rembarré, et pas qu'un peu. En conséquence, il est un peu vexé que Sam lui ait proposé comme une théorie quelque chose qu'il savait avéré, mais ce qui le vexe encore plus c'est évidemment de ne pas être tombé d'accord avec lui. Comme si avoir oublié que Jones était surdiplômée n'était pas une insulte suffisante à ses compétences !

— C'est pas comme si on avait vraiment fait que tourner en rond, Quanto essaye de consoler son partenaire, se sentant toujours aussi mal vis-à-vis de son comportement même s'il ne le regrette pas.

— Sérieusement ? lui oppose l'autre en haussant les sourcils, qui trouve au contraire que ça décrit plutôt bien ces derniers mois.

— Bon, d'accord, c'est l'impression que ça donnait. Mais tous les éléments recueillis pendant les enquêtes individuelles vont être importants pour l'enquête jointe. Et une seule équipe aurait pas pu abattre tout ce boulot. Ce que je veux dire, c'est qu'on n'a pas bossé pour rien, reformule l'oncle, cherchant toujours à pacifier son équipier.

Randers soupire, se résignant au fait qu'il a simplement manqué quelque chose, ça arrive. C'est de toute façon pour ça que Sam et lui forment une si bonne équipe, parce que leurs raisonnements se complètent. Est-ce qu'il aurait préféré qu'il lui en parle plus tôt ? Absolument. Est-ce qu'il peut comprendre pourquoi il ne l'a pas fait ? Sans doute, avec un peu de temps.

Avant que l'inspecteur ne puisse vocaliser son acceptation, un petit ping sonore retentit en provenance du bureau en face du sien, accompagné de l'apparition d'une nouvelle fenêtre sur la surface intelligente de celui-ci. Le maître-chien fronce les sourcils en lisant le message qu'il vient de recevoir avant de se lever, immédiatement imité par son animal.

— Er… Je dois y aller. Al' a besoin de moi d'urgence, apparemment, il annonce en récupérant sa veste sur son dossier, un pli toujours sur son front.

— Ouais. Pas de problème, Pat lui accorde évidemment, sachant qu'il ne feint pas l'inquiétude sur son visage.

Il en sait aussi suffisamment sur Aleksander pour savoir qu'il ne dérangerait pas son petit frère au beau milieu de l'après-midi sans une excellente raison. Et quoi qu'il en soit, Sam potassera ce qu'il était en train de lire ce soir chez lui s'il le faut, pour compenser son absence dans l'immédiat. Son équipier n'a donc dans tous les cas aucune raison de le retenir.

— T'es sûr ? s'assure l'oncle, braquant ses yeux bleus dans les siens tout en enfilant son vêtement, n'appréciant pas de terminer leur échange sur cette note encore un peu amère.

— Ouais. On est bons, lui promet Patrick, achevant de le convaincre d'un sourire et d'un geste dédaigneux de la main.

Sam lui rend son expression, soulagé, puis s'éloigne, Sing Sing à sa suite. Randers a ça de bien qu'il est souvent comme un livre ouvert, pas plus capable de simuler ses émotions que de les dissimuler ; s'il sourit, ce n'est pas forcé, c'est sincère. Et ne pas savoir jouer la comédie a beau lui avoir apporté bien des ennuis, au cours de sa carrière, son partenaire ne peut pourtant pas s'empêcher d'estimer que c'est bien là sa plus grande qualité. Il lui en est même envieux, parce qu'il se fait parfois peur tellement il est bon menteur, lui.

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