1x09 - Clé de voûte (7/18) - Ragot
Jack et Caesar quittent leur cours d'arts plastiques, qui fait suite à leur cours de littérature chaque Mardi matin pour la même durée de deux modiques heures, et se dirigent doucement vers le réfectoire, comme la mi-journée et quelque part un peu leurs estomacs le demandent.
En chemin, alors que le grand brun regarde plutôt ses pieds, toujours de cette même humeur grisâtre qu'en début de journée, le petit blond fait un tour sur lui-même, son attention brièvement retenue par un élément du paysage. En règle générale, il s'agit tout simplement d'une jolie fille, ce qui explique que son compagnon de route ne réagisse pas outre mesure, moins à l'aise avec l'idée de reluquer la gent féminine.
— J'arrive pas à croire qu'Uglow a chopé ça, déclare cependant le surdoué, après avoir rattrapé le peu de retard que sa figure lui avait donné sur son comparse.
— Huh ? ne le suit pas ce dernier.
Il jette bien un œil par-dessus son épaule, mais ne voit même pas l'infirmier dans le couloir. Il est ceci dit tout à fait possible que la remarque de son ami ne donne pas suite à ce qu'il a observé. Les idées s'enchaînent parfois tellement vite, dans sa tête.
— Holden. Il se tape totalement l'avion de chasse blond qu'on n'arrête pas de croiser. "Andy", le prodige met sa déclaration en lumière.
Il marque les guillemets de la voix autour du prénom de la jeune femme, n'ayant pas encore entièrement accepté de ne pas avoir été le premier au courant de cette information. À défaut de souvent perdre, il n'a jamais appris à être bon joueur.
— C'est tellement joliment formulé, Caes préfère commenter la forme que le fond.
Ce n'est pas son genre de discuter de la vie privée des gens. D'autant plus s'ils ne sont pas inclus dans la conversation. Et a fortiori encore plus s'il s'agit d'adultes qu'il apprécie et respecte, ce qui est le cas de l'infirmier.
— Tu étais avec moi la semaine dernière quand on les a trouvés ensemble, non ? Au teint rouge tomate qu'il se payait à cause d'elle, tu peux pas penser qu'il ne se passe rien entre ces deux-là, le blondinet essaye tout de même d'obtenir une prise de parti de son collègue.
— Je crois pas que ce soit ce genre de mec. Il est… gentil, propose Caesar sans trop se mouiller.
Il ne peut pas nier qu'à chaque fois qu'il les a vus ensemble la belle blonde a semblé faire de l'effet à l'infirmier, que ce soit dans son bureau ou même en première instance dans un couloir. Ceci étant dit, il n'imagine pas que le trentagénaire oserait faire le premier pas vers quelqu'un qu'il aurait rencontré sur son lieu de travail ; en plus de sa totale ignorance de la pop culture très souvent mise en évidence par Jack, Holden semble de manière générale plutôt vieux jeu, comme garçon. Et puis bon, ils étaient debout l'un en face de l'autre à une distance tout à fait raisonnable, Lundi dernier, il n'y a vraiment pas de quoi soupçonner des frasques particulièrement torrides entre eux.
— Lui, oui. Elle, je ne pense pas, n'est qu'à moitié d'accord le petit génie à côté de lui, ne lâchant pas son affaire.
— Tu as déniché quelque chose de plus à propos d'elle, depuis que tu as son prénom ? s'enquiert Caes.
Ça ne l'intéresse pas réellement, mais quitte à être indiscrets, il préférerait autant que faire se peut qu'ils évitent les questions les plus personnelles. De plus, il se demande encore ce qui a bien pu amener Jack à aborder le sujet maintenant, si ça n'a véritablement aucun lien avec ce qui l'a fait se retourner quelques minutes plus tôt. Une hypothèse serait qu'il essaye d'amener autre chose sur le tapis. Si c'est le cas, autant lui en donner l'occasion, même s'il ne fait aucun doute qu'il saura l'amener tout seul.
— Je croyais que c'était mal de fouiner ? s'étonne le tatoué avec espièglerie, n'oubliant jamais une leçon, s'il ne met pas toujours un point d'honneur à l'appliquer.
— Et moi je croyais que tu considérais incorrigible comme ta plus grande qualité ? lui rappelle en réponse Caesar, lui accordant habilement un laisser-passer sans exactement compromettre ses principes pour autant.
— … Il n'y a pas grand-chose à son sujet nulle part, confirme indirectement le délinquant, avec une grimace frustrée, extrêmement inhabituelle pour lui.
— Le grand Jack Nimbleton, défait par une jolie blonde ? raille Caesar, jubilant plus qu'il ne l'aurait cru de le voir pris en défaut.
— Je ne m'avoue pas vaincu ! Je sais qu'elle s'appelle Mandy Andrea Lespers, j'ai son adresse, et j'ai aussi les noms complets de ses deux colocs, même si tu savais déjà qui c'était, le blondinet défend son honneur, non sans une certaine amertume toujours aux informations que Caes a réussi à rassembler avant lui et par la voie conventionnelle qui plus est.
— Mandy Andrea ? Tu m'étonnes qu'elle se fasse surnommer Andy. Et à part ça ? le grand brun s'efforce de ne pas retourner le couteau dans la plaie, clément.
— Que dalle. Je l'ai trouvée nulle part ailleurs que dans les registres de Walter Payton, Jack résume son enquête, non sans incrédulité à son propre échec.
— Nulle part ? s'étonne également Caesar, qui a une idée grâce à son oncle du nombre de bases de données dans lesquelles un individu lambda est répertorié.
Même les Alternatifs ne sont jamais entièrement invisibles. Refuser d'utiliser son RFSD ne dédouane en aucun cas de détenir un état civil, lié à un acte de naissance, sauf exception accessible au public sans restriction, pour qui sait où regarder.
Ceci étant dit, les raisons pour la confidentialité de ce type de documents ne sont cependant pas si rares que ça non plus, allant de l'adoption fermée à la sécurité des témoins. Aucun de ces deux scénarios n'est particulièrement improbable, et il y en a sans doute aussi d'autres tout aussi plausibles qui échappent à l'adolescent sur le moment.
— Yep. Même pour moi, il n'y a pas tant d'archives que ça qui sont accessibles en ligne, se défend Jack une nouvelle fois en grommelant, vexé, et le prenant d'autant plus mal que ça n'arrive pratiquement jamais.
La sécurité des données est en effet le plus souvent assurée par leur isolement complet du réseau mondial. D'où la nécessité de transferts manuels pour de nombreux systèmes, qui bénéficient d'une infrastructure parallèle, inaccessible autrement. Cette mesure est hélas aussi à l'origine de la création de chevaux de Troie de plus en plus sophistiqués, mais ce type de tactique n'est applicable qu'à un hack ciblé, pas pour une recherche globale comme Jack en a effectuée en le cas présent.
— Je n'aurais jamais cru être déçu que tu n'aies pas eu plus de succès dans une entreprise illégale, commente Caes, compatissant malgré lui à ce sentiment de restriction éprouvé par son camarade, même si nullement intéressé par la vie privée de la dénommée Andy.
— Ce n'est illégal que si je fais mauvais usage de ce que je trouve. Et puis bon, vu le temps que notre demoiselle passe ici, je ne vois pas bien ce qu'elle pourrait faire dans la vie. À moins que corrompre un mec sympa comme Holden puisse être considéré comme un boulot à plein temps ? proteste et enchaîne le surdoué, imperturbable.
Caesar n'a pas le temps de relever que si, obtenir des informations par des moyens frauduleux, quand bien même on n'en fait rien, c'est enfreindre la Loi.
— T'as fini, avec tes conclusions salaces à partir de rien ? il préfère tempérer les accusations infondées du petit blond, jugeant qu'elles peuvent sans doute s'avérer plus nuisibles qu'une effraction numérique inoffensive, aussi illégale soit-elle.
— Oh, il n'y a pas que le rougissement de l'autre fois. Il y a aussi que je viens de la voir le pousser dans un placard d'entretien et verrouiller derrière eux, se justifie l'héritier, avec un sourire malicieux.
C'est donc à ça qu'il voulait en venir. Sa remarque avait bel et bien à voir avec ce qu'il a aperçu dans le couloir, finalement. Pourquoi il n'a pas commencé par là restera sans doute un mystère à jamais.
— Depuis quand les placards se ferment de l'intérieur ? est tout ce que Caes trouve à dire, n'ayant absolument aucun commentaire à faire sur les raisons de l'entrée des deux adultes dans le réduit.
— C'est ça que tu retiens ? lui demande Jack, atterré par le degré de son innocence.
— Ils sont adultes, ils font ce qu'ils veulent, ça nous regarde pas. Et puis il y a sans doute des tas d'autres raisons de s'enfermer dans un placard. Si tant est qu'on peut s'y enfermer, insiste Caesar dans son intention de ne pas spéculer hâtivement sur la vie personnelle de l'infirmier.
— Comme quoi ? le petit blond fait l'effort d'essayer d'entrer dans la logique du grand brun, ne serait-ce que pour lui prouver qui a raison.
— Er… Elle lui vend de la drogue ? Ou plutôt veut lui en soutirer, puisqu'il est mieux placé qu'elle pour en obtenir, élabore à la va-vite l'adolescent, pris au dépourvu bien qu'il ait lui-même initialement suggéré qu'il y avait de nombreuses justifications au comportement observé chez les deux trentagénaires.
— Qui c'est qui tire des conclusions à partir de rien, maintenant ? Jack retourne sa première objection contre son ami, non sans fierté.
— Bah justement, c'est pas moins plausible que ta théorie, donc elles s'invalident l'une l'autre, lui soumet alors Caes, en grimaçant tout de même au caractère bancal de son propre raisonnement.
— C'est quoi cette logique ? Schrödinger ? s'offusque le tatoué, fronçant les sourcils.
— Er… Sans doute, valide maladroitement Caesar, en réalité pas très au point sur cette théorie mais ne voulant surtout pas inciter son compagnon à la lui expliquer en détail.
— Ockham me semble plus adapté en l'occurrence : la solution la plus simple est souvent la meilleure. Et puis, t'as pas vu la façon dont elle l'a attrapé, Jack riposte sans relever le ton mal assuré de son interlocuteur, car trop occupé à lui prouver qu'il a tort.
— Dans les deux cas elle veut quelque chose de lui, fait remarquer Caes, pour sa part plus par principe que par esprit de compétition.
— D'accord, qu'est-ce qui te dérange dans l'idée qu'ils soient un couple ? l'interroge alors le petit génie, l'ayant rarement connu aussi combatif, et ce même lorsqu'il a raison.
— Ça me dérange pas ! C'est juste que si c'est faux, ça se fait pas de les accuser, s'explique simplement le grand brun, haussant une épaule.
— De quoi ? De prendre du bon temps ? De passer un bon moment ensemble ? demande le petit blond, prenant un ton niais sur sa seconde proposition, qu'il n'a donnée qu'en voyant le regard atterré de son ami à la crudité de sa première suggestion.
— Je crois pas que faire ça dans un placard soit conforme au règlement intérieur. Si tu propages cette rumeur, tu pourrais leur attirer des ennuis. Enfin, surtout à lui, Caesar élabore son idée.
— Si c'était interdit, j'aurais déjà dû être viré plusieurs fois, commente Jack en ricanant, repensant aux quelques jeunes filles qu'il a su attirer dans un lieu similaire, et aux quelques-unes qui l'y ont attiré d'elles-mêmes.
Avec un soupir, Caesar abandonne enfin. Il pourrait rétorquer que ses promiscuités sont loin d'être ses seules transgressions, ou lui rappeler qu'il n'est pas membre du corps enseignant et que par conséquent ses actions n'entraînent pas les mêmes retombées que celles de l'infirmier, mais il n'en voit pas l'intérêt. Il se demande même pourquoi il s'est opposé à son camarade aussi longtemps.
— Bon, est-ce qu'on peut arrêter avec les allusions sordides ? Au moins le temps qu'on mange ? il propose, brandissant un drapeau blanc métaphorique, et utilisant leur approche de la porte du réfectoire comme échappatoire.
— Est-ce que c'est une permission pour y revenir plus tard ? entend l'autre, malin, lui tirant un nouveau soupir encore plus profond que le précédent.
— Comme si je pouvais t'en empêcher, déclare simplement Caesar, résigné.
Satisfait de sa victoire pourtant relative, Jack élargit son sourire, puis emboîte le pas à son ami dans la file du self-service.
On pourrait croire qu'il est habitué à remporter une discussion, puisque c'est pour ainsi dire tout le temps le cas, mais il est toujours aussi puérilement heureux de le faire. D'une certaine façon ça l'humanise, lui qui est de manière général plutôt blasé ou ennuyé de tout ce qui l'entoure. D'un autre côté, ça amène aussi parfois à se demander si ça ne fait pas justement partie de ses réactions antisociales, comme un prédateur ne se lasse jamais de la chasse.
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