1x09 - Clé de voûte (2/18) - Sombres pensées

Ce n'est pas la première fois que Caesar comme le reste de sa classe est de retour dans sa salle de littérature depuis l'Incident. Pas même le même jour de la semaine à la même heure. Il y a déjà eu trois Mardis matin de cours avant celui-ci, après la prise d'otages, et le nouvel agencement de la pièce — du tableau accroché au mur auquel il faisait auparavant face et donc les tables tournées dans la direction correspondante, au coup de peinture qui a été donné aux parois comme au plafond, en passant par les nouveaux emplacements des meubles de rangement — a beaucoup participé à ce que tout le monde ne repense pas trop aux terribles évènements qui ont transpiré ici. Une tactique simple mais globalement efficace.

Globalement seulement, car si personne n'y pense trop, certains y pensent fatalement tout de même un peu de temps à autres. À l'instar d'Ellen en cours de Maths, Margery fait par exemple souvent des écarts lorsqu'elle doit se déplacer dans la pièce. Quant à Caesar, il a parfois, comme sa petite sœur, des souvenirs qui remontent à la surface. C'est cependant plutôt rare, et jusqu'ici ça l'a agacé plus que ça ne l'a réellement dérangé. Il a toujours réussi à écarter ces pensées de son esprit sans trop de difficulté.

Pas aujourd'hui, cependant. Peut-être qu'il fatigue simplement d'avoir travaillé sur son projet de biologie chaque soir de la semaine dernière. Ou peut-être que le fait qu'aujourd'hui soit justement le jour de son oral le stresse plus qu'il ne l'aurait cru. Ou bien peut-être encore que c'est plus spécifiquement la vue de tout ce sang ces derniers jours, même dans des petites fioles, qui lui a rappelé un souvenir particulièrement mauvais, et donc l'a rendu plus susceptible de se remémorer le reste de cette journée.

Il se sentirait un peu bête à cette dernière idée, parce qu'il n'a jamais eu peur du sang. Mince, combien de fois est-ce qu'il a accompagné Jack à l'infirmerie alors qu'il s'était entaillé (parfois avec de l'aide) la lèvre, la pommette, ou encore l'arcade sourcilière ? Que des endroits qui saignent abondamment, évidemment, sinon il n'aurait jamais réussi à convaincre le délinquant d'aller se faire recoudre. Et il n'a jamais bronché à ses côtés. Pourtant, lorsqu'ils ont décapsulé ces caisses isothermes la semaine passée, il ne peut pas nier avoir eu un sentiment de malaise, qui n'est malgré ses efforts pas allé en s'arrangeant au fur et à mesure de leurs manipulations de l'épais liquide rouge.

Et voilà que, comme fragilisé par cette Madeleine de Proust morbide, être de retour dans la même salle ce matin-là l'affecte plus que les fois précédentes. Traçant distraitement les contours de la cicatrice qui orne le talon de sa main droite, du bout des doigts de sa main gauche, et tapotant le sol de son pied, il n'écoute qu'à moitié Mrs. Brooks, qui évoque pourtant avec enthousiasme les plus grands poètes du siècle dernier. Elle s'est clairement en ce qui la concerne plutôt bien remise des évènements. Ou alors elle est simplement très douée dans son rôle de montrer l'exemple à ses élèves et rester forte dans des circonstances difficiles. Peu importe.

Évidemment, les marques d'anxiété du grand brun n'échappent pas à Jack, assis comme toujours à une table à côté de la sienne. Le petit blond connaît de toute façon déjà toute l'œuvre de chacun des auteurs mentionnés par cœur, pour l'avoir lue une fois. Il n'est pas réfractaire à l'art, bien au contraire, mais le courant auxquels les écrivains en question appartiennent ne lui plaît tout simplement que moyennement. C'est pourquoi il est comme souvent à l'affût de la première distraction qu'il trouvera. Et il s'avère son camarade la lui offre justement sur un plateau d'argent.

- Ha ! s'exclame le grand brun lorsque son ami vient poser la main sur son avant-bras, dans le but de lui faire interrompre ses tics nerveux.

Heureusement, il ne s'est pas écrié suffisamment fort pour attirer l'attention de qui que ce soit. Aussi ennuyeuse Jack la juge-t-il aujourd'hui, Mrs. Brooks a su capter l'attention du reste de son auditoire.

- Ça va pas ? demande Jack, plissant les yeux à cette réaction exagérée.

- Si si. Je pensais juste à autre chose, essaye de le rassurer Caesar, avec un sourire timide.

Tout en répondant, il se saisit inconsciemment de son stylet sur sa table, afin de remplacer un geste machinal par un autre.

- Comme quoi ? insiste le blondinet, pas si facilement satisfait, comme devrait le savoir son voisin.

- Notre présentation de cet aprèm, il ne ment qu'à moitié, ses ruminations embrouillées étant parties de cet exercice, en un sens.

- Ça te stresse ? s'étonne le surdoué, ne connaissant pas son ami sensible au trac.

Caesar n'est certes pas une bête de scène, loin s'en faut, mais il ne l'a jamais vu avoir peur de parler en public pour autant. Hey, il s'est même levé devant un encagoulé armé d'une mitraillette, si ça ce n'est pas avoir le sens du spectacle !

- Tout le monde n'est pas né sans cette partie du cerveau qui gère la peur, rétorque pourtant le grand brun, voulant détourner l'attention de sa personne.

Usuellement, en bon égocentrique, Jack adore parler de lui. Et avoir à défendre sa condition d'être supposément supérieur rentre dans cette catégorie.

- L'amygdale, il corrige cependant son camarade d'un ton machinal, voyant clair dans son jeu.

Ce qui est doublement inquiétant, car il est justement habitué à plus de finesse de sa part, à ne pas réussir à le lire si aisément. Mais il faut croire que l'adolescent est tout bonnement trop à côté de ses baskets aujourd'hui pour mettre son application coutumière à lui jeter de la poudre aux yeux.

- Je te déteste, lance d'ailleurs Caesar sans grande conviction, pas méchamment, plus pour lui-même.

- Même pas vrai, renvoie Jack, plutôt fier, lui.

Un moment de silence passe ensuite entre les deux garçons, Caes n'étant pas d'humeur à donner la réplique à son voisin plus longtemps. Et le percevant miraculeusement, le jeune prodige respecte pour une fois son besoin de tranquillité.

L'ennui, si on veut arrêter de penser à quelque chose de précis, c'est qu'il est impossible de le faire sciemment. La solution, comme la plupart des gens finissent par s'en rendre compte un jour ou l'autre, est de trouver un autre sujet sur lequel se concentrer. Et l'astuce la plus importante alors est surtout de choisir un thème suffisamment différent du premier pour que notre esprit, parfois masochiste sur les bords, ne nous y ramène pas sans cesse.

En l'occurrence, le grand brun échoue lamentablement à cet exercice mental. Tout autour de lui lui rappelle l'Incident : la pièce où il se trouve, les gens qui y sont avec lui, le jour de la semaine, … Et se projeter dans le futur proche n'est pas d'une grande aide, son projet de biologie le ramenant invariablement dans les couloirs de l'établissement, poings liés, escorté par un nombre grandissant de mercenaires encagoulés. Il a bien également arts plastiques et algèbre, dans la journée, mais ces deux matières sont hélas en lien avec l'expérience que sa petite sœur a vécue ce jour-là, comme par un cruel coup du sort.

- La mort, annonce tout à coup haut et fort le blondinet à côté de lui, le faisant sursauter pour la deuxième fois depuis le début du cours.

Caesar le dévisage pendant quelques longues secondes avant de comprendre qu'il ne fait que répondre à une question ouverte de leur professeur, à propos du thème le plus récurrent chez l'un des poètes dont elle est en train de parler.

Le petit génie ne se dévoue pour répondre à une question de ce type que lorsque personne d'autre ne se porte volontaire, et que la pause qui en découle lui paraît s'étendre un peu trop. Difficile de comprendre en quoi ça l'affecte, puisqu'il n'écoute jamais la leçon que d'une oreille, mais au moins ça évite les blancs trop conséquents pour toute la classe. Certains disent qu'il fait ça uniquement pour la gloire, mais si c'était vrai, il répondrait sans doute systématiquement à toute interrogation posée par un enseignant. Néanmoins, détromper l'opinion publique nuirait à sa réputation de mauvais garçon, alors il laisse ses camarades croire à sa pédanterie. Il en est après tout plus que capable en d'autres circonstances, alors il n'y a aucun mal à la présumer pour celles-ci.

Par chance, Jack ne remarque pas l'air choqué que sa participation au cours a provoqué chez son ami. Ou alors, s'il l'a noté du coin de l'œil, il le met sans doute sur le compte de la faible fréquence à laquelle il fait une chose pareille. Quoi qu'il en soit, il ne rebondit pas, que ce soit par l'expression ou le geste, ce qui arrange le grand brun. Il aurait peut-être pu supporter que d'autres que Jack s'étonnent de sa réaction - ce qui heureusement ne s'est pas produit - mais il sait qu'il n'en aurait pas entendu la fin si le blondinet avait soupçonné quoi que ce soit. Et il n'a pas besoin de ses questions. En tous cas pas aujourd'hui, encore plus que de manière générale.

De tous les thèmes qu'elle aurait pu aborder, il a tout de même fallu que Mrs. Brooks choisisse celui-ci. Quitte à s'en tenir au curriculum, elle aurait au moins pu le décaler dans l'année. Comme si les poèmes sur l'amour ou les petits oiseaux n'étaient pas suffisamment nombreux. Mais ce qui agace le plus l'adolescent dans cette histoire, c'est sans doute qu'en d'autres circonstances, la grande faucheuse l'aurait assurément plus intéressé que le lyrisme ou la romance. Il ne se reconnaît plus vraiment lui-même, et ce n'est pas une sensation des plus agréables.

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