1x09 - Clé de voûte (15/18) - Angoisse

Caesar est seul à la maison. Mae est sortie dès qu'il s'est arrêté de pleuvoir, malgré la nuit tombante, dans l'objectif de compléter son projet photo ; c'est sa dernière lubie en date, probablement pour remplacer son aussi incongru qu'éphémère goût pour le jogging intensif. Elle a des phases, comme ça. Quant à Markus et leur père, ils sont partis ensemble peu après le départ de la blondinette, avec Jena et Robert, sans réellement expliquer où ni même pourquoi. Ils ont seulement dit qu'ils seraient de retour pour le dîner, à l'instar de la benjamine.

Il n'y a pas de raison que cette isolation temporaire dérange le plus jeune des deux fils de la fratrie, puisqu'en règle générale, les soirs, chacun reste de toute façon dans son coin. Les deux lycéens ont toujours une certaine quantité de devoirs à faire avant de vaquer à leurs occupations personnelles, et Markus révise, comme 90% du temps depuis qu'il est entré en fac de médecine. Alek lit ou travaille sur un projet quelconque, dans le salon ou son laboratoire, ne venant que rarement surveiller comment ses enfants s'occupent, maintenant qu'ils sont plus âgés. Parfois Mae ou Mark vont courir, mais quoi qu'il en soit ça ne change pas le fait que la famille n'est pas à proprement parler réunie. Même après le repas, ils ne prennent pas systématiquement part à des activités communes. Ce qui est somme toute un schéma plutôt classique dans de nombreuses maisonnées.

Dans ce cas, pourquoi est-ce que Caesar, après avoir terminé ses quelques exercices de calcul pour le lendemain, commence soudain à se sentir mal à l'aise ?

Ce n'est pas la première fois qu'il se retrouve seul chez lui. Ce n'est pas fréquent, mais c'est déjà arrivé. Et il ne se souvient pas avoir déjà été à ce point frappé par le silence. Alors qu'il range tranquillement ses devoirs sur son SD, une angoisse irrationnelle lui serre petit à petit la gorge et les entrailles, comme un mauvais pressentiment.

Se levant de sa chaise, il vient tout doucement glisser la tête par la porte de sa chambre, et jette un œil de part et d'autre du couloir, où il ne trouve évidemment rien d'inattendu. Il fait un pas au-dehors, discrètement, comme s'il était inquiet que ses chaussettes fassent le moindre bruit sur le sol de l'étage, et toise les escaliers sur sa gauche, qui lui paraissent curieusement plus longs et sombres que d'habitude.

Il y a une solution très simple à sa situation. Il suffirait qu'il mette de la musique ou une vidéo pour faire passer cette espèce d'atmosphère lourde qu'il est en train de s'imaginer tout seul comme un idiot. Alors pourquoi est-ce qu'il ne fait pas ça ? Pourquoi est-ce qu'il ne s'éclaircit pas la gorge ou même parle tout seul ? Il lui suffirait sans doute d'émettre à peu près n'importe quel son pour se débarrasser de cette impression d'être observé, de cette peur enfantine du silence et du vide.

Agacé par lui-même, Caesar secoue la tête et bat en retraite dans sa chambre. Voulant rompre l'étrangement inquiétante quiétude des lieux, il referme la porte derrière lui avec un peu plus de force que nécessaire. Malheureusement, le claquement sec ne fait qu'augmenter la sensation de vertige qui l'étreint, comme si au contraire le silence pesant qui règne en maître dans la maison n'en avait été qu'exacerbé. Ce qu'il lui faudrait, c'est un bruit de fond, quelque chose de prolongé. L'adolescent n'a même pas l'impression d'entendre de voiture passer ou de chien aboyer au loin, et ça l'étouffe.

Petit à petit, il commence même à avoir peur d'essayer de parler. Il est soudain hanté par cette histoire d'arbre dans la forêt, qui ne ferait pas de bruit en tombant tant que personne n'est là pour l'entendre. C'est ridicule, évidemment, puisqu'une onde sonore n'a besoin de personne pour retentir. Son existence n'est en rien dépendante d'un capteur auditif qu'elle pourrait affecter. Et pourtant, si on n'a aucun impact sur son environnement, existe-t-on vraiment ?

Se demandant comment il a bien pu arriver à se poser cette question exagérément existentielle, Caesar retourne s'asseoir à son bureau et essaye de se calmer les nerfs en fouillant dans ses dossiers, en quête d'une occupation.

Il fait défiler ses musiques, mais rien ne l'attire. Il parcourt ses livres, mais aucun ne l'intéresse. Il va même dans son répertoire de films, mais ne voit pas de titre qui lui fasse envie. Son esprit est tout bonnement monopolisé par cette atroce impression d'oublier quelque chose, cette sorte de stress sourd, ce nœud au ventre qu'on a parfois avant un grand voyage ou un examen. Sauf qu'il n'est dans aucune de ces situations, et qu'aucune ne se profile à l'horizon, autant qu'il sache.

Attrapant la tablette annexe de son bureau, il va alors se mettre en tailleur sur son lit et décide de feuilleter un dossier qu'il n'a pas encore ouvert, celui de ses photos. Contrairement à Mae qui en a recouvert tout un mur de sa chambre, ou la plupart des gens qui en affichent systématiquement à la connexion de leur SD à n'importe quel support, Caesar préfère conserver ses clichés à l'abri et ne les consulter que ponctuellement. Ce n'est pas un effort de marginalité. Il sait qu'il n'est pas tout seul à fonctionner de cette façon. Ce n'est pas bizarre. Ce qui est bizarre c'est plutôt quelqu'un comme Jack, qui est sans doute l'unique individu au monde à ne détenir strictement aucune photographie personnelle sur son SD. Mais s'il n'y avait que ça qui clochait chez son ami, ça se saurait.

Dans un élan de nostalgie, Caesar commence par les plus anciennes prises de vue. L'album débute donc sur des images de sa mère enceinte de lui, un Markus de moins de 5 ans parfois avec elle, ou encore son père, qui venait seulement de prendre la décision de se laisser pousser la barbe qu'il arbore aujourd'hui. Même son oncle apparaît sur l'une de ces photos, alors âgé d'une vingtaine d'années à peine, pas encore officier de police et encore moins maître-chien. Ses grands-parents paternels sont également présents sur certains des clichés, les seuls de ses aïeux encore en vie à sa naissance. Même sa tante Elenore, la sœur de sa mère, qui est partie vivre à l'autre bout du monde suite à la mort de sa cadette, fait son apparition à plusieurs reprises.

Ensuite viennent les photos de lui bébé, où il est rapidement accompagné par sa sœur, un an plus tard. Peu après ça, il commence à se souvenir des évènements, et passe un peu plus rapidement sur leurs immortalisations numériques. Il voit Attica, le premier chien de son oncle, un American Terrier plutôt débonnaire, être remplacé par Alcatraz, le deuxième et dernier avant Sing Sing, un superbe Malinois beaucoup plus sévère dans son genre, offert par et nommé en référence à Aleksander. Caesar discerne clairement la disparition de sa mère, qui se fait sentir aussi bien dans la composition que dans la fréquence des clichés. Et bientôt, il ne reste pratiquement plus que ses portraits scolaires annuels.

Pour une raison méconnue, Caesar n'apparaît en effet que sur très peu de photos récentes, sans même avoir l'excuse d'être le photographe, et surtout sans jamais être au premier plan. Il revient en arrière, pour confirmer qu'il est là en train de brandir une pancarte polarisée pour encourager son frère lors d'un match de basket, et là à poser avec sa sœur après une compétition de gymnastique. Tous les Étés, leur père les emmène dans un nouvel endroit, pendant un mois, et il ne manque pas de les y prendre en photos, mais il se rend compte qu'il est souvent juste assis à l'arrière-plan, à ne pas faire grand-chose d'autre que profiter du paysage. En y réfléchissant, il n'arrive pas à trouver d'anecdote personnelle durant aucun de ses voyages, alors qu'il en a systématiquement plusieurs pour son frère et sa sœur.

Désormais déprimé au lieu de stressé, l'adolescent range les images en se demandant s'il gagne au change. Au moins il connaît la cause de son humeur, maintenant, mais ça ne la rend pas agréable pour autant.

Posant la tablette sur son meuble de chevet, il s'allonge sur le dos, par-dessus sa couverture, et contemple son plafond.

Quand est-ce que tout a commencé à s'enchaîner si vite ? À quel moment est-ce qu'il a perdu la notion du temps qui passe ? Tous les jours de sa vie se suivent et se ressemblent cruellement, au point qu'il n'est plus certain de l'ordre dans lequel il les a traversés. Jack avait raison, en lui disant que ce qu'il lui était arrivé de plus significatif avant de se faire passer pour lui lors de la prise d'otage était une fracture à l'avant-bras. Et aucun de ces deux évènements n'est exactement réjouissant.

Caesar ferme les yeux, mais il est incapable de se focaliser sur une pensée apaisante. Même alors qu'il vient de faire défiler toute son existence ou presque en images, il ne parvient pas à seulement en trouver une qui ne lui laisse pas un arrière-goût amer. La mort de sa mère rend tous ses souvenirs avec elle tristes. Et lorsqu'il parcourt les bons moments qu'il a pu passer avec n'importe qui, il se rend compte que c'était toujours en faisant une activité qu'eux avaient choisie. Et même pas parce qu'il n'avait pas obtenu gain de cause, simplement parce qu'il n'avait jamais d'alternative à proposer. A-t-il réellement aussi peu de personnalité ? Et lui a-t-il surtout réellement fallu si longtemps pour s'en rendre compte ?

Plus fatigué qu'il ne l'aurait cru, l'adolescent finit par s'endormir sur ces pensées sombres, tout habillé et le ventre vide.

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