1x09 - Clé de voûte (14/18) - Détrempé

Lorsque vient le moment de rentrer chez lui en fin de journée, après avoir mis tout autant de réticence à l'accepter qu'en mi-journée, Sam s'aperçoit qu'il n'en a pas réellement envie. Il ne s'est pas senti suffisamment productif aujourd'hui pour penser mériter de s'allonger tranquillement dans son canapé, une musique d'ambiance quelconque en toile de fond, une main sur la tête de son chien à côté de lui, l'autre poignet devant ses yeux pour se reposer. Aussi oisive soit-elle, c'est pourtant bien là l'une de ses activités crépusculaires préférées, lorsqu'il est seul.

L'absence d'Iz au commissariat, soulignée par la remarque de Patrick en début de matinée, n'a pas arrêté de cruellement le ramener à la façon dont il a laissé les choses avec elle la dernière fois qu'elle lui a adressé la parole, il y a huit jours maintenant. Par-dessus ce premier désagrément, comme s'il n'était pas suffisant à lui seul, la réaction de son coéquipier à la simple idée que leur enquête en cours puisse faire partie d'une série l'a terriblement déprimé ; il sait combien il est difficile pour lui de changer d'avis, et il va pourtant y être contraint, lorsqu'Iz exposera son dossier. Ça promet. Sans compter que, sur le principe, lui cacher des choses n'est jamais une partie de plaisir. Et évidemment, cerise sur le gâteau, l'humeur générale du commissariat, bloquée quelque part entre le désespoir et la tristesse, n'est pas près de faire voir le bilan de sa journée sous un meilleur jour au maître-chien.

C'est ainsi que Sam s'est retrouvé garé devant chez la jolie brune aux yeux verts, à tergiverser sur la façon d'aller frapper à sa porte. S'il y a une chose sur laquelle il a le contrôle parmi toutes ces petites contrariétés qui lui plombent le moral, c'est sa relation avec elle. Il sait qu'il a fait un faux pas, et maintenant il ne lui reste plus qu'à rectifier le tir, c'est tout. Sauf que voilà, avec les femmes, il a toujours été beaucoup plus doué pour merder que se rattraper. C'est d'ailleurs pour ça qu'il évite de se mettre dans des situations où il pourrait commettre une erreur à leur égard. Il ignore comment elle s'est retrouvée dans son angle mort, mais en tous cas il ne peut pas nier qu'Iz a tapé en plein dans le mille.

Tapotant sur son volant au rythme de sa réflexion, l'inspecteur jette de temps à autre un coup d'œil en biais à son animal sur le siège passager à côté de lui. Le Rottweiler le toise d'un drôle d'air, à mi-chemin entre l'incompréhension de cette attente stérile et le jugement d'à quel point ça ne devrait pas être compliqué pour son maître d'aller faire amende honorable auprès de la coffee girl. La présence de la bête est à la fois réconfortante et dérangeante, si bien que l'oncle finit par quitter le véhicule et s'y adosser de l'extérieur, laissant au canidé le loisir de le fixer à travers la vitre, mais sans qu'il le voie, lui, et puisse ainsi arrêter de se demander ce qu'il pense. Il y a des moments où il apprécie que l'animal le guide dans ses cas de conscience, mais ce n'est pas l'un de ceux-là.

Au bout d'une dizaine de minutes à se tenir là, appuyé sur sa Chevrolet, les mains dans les poches, les jambes tendues, et les chevilles croisées, Sam se rend compte que l'air frais ne l'aide finalement pas tellement à mettre ses idées au clair. Et soudain, il se met à pleuvoir. Une vraie giboulée, classique de la période de l'année, aussi drue qu'inattendue. À tel point que le temps qu'il considère l'idée de remonter dans sa voiture et rentrer chez lui, il est déjà suffisamment trempé pour que ça n'en vaille plus la peine. Il reste donc là, encore plus pathétique qu'il ne l'était déjà en arrivant, se demandant s'il peut tomber plus bas.

Alors que la pluie commence à traverser sa chemise et ses jeans, coulant même le long de son cou jusque sous sa veste, la porte de la maison s'ouvre soudain et Iz apparaît, une caisse à la main, visiblement destinée aux ordures. La jeune femme cale son chargement sur sa hanche lorsqu'elle s'aperçoit qu'il y a quelqu'un sur son trottoir.

— Sam ?! elle s'assure qu'elle reconnaît bien l'inspecteur malgré les traits d'eau qui rayent son champ de vision, ainsi que la pénombre tombante.

La voiture est une petite aide à l'identification de son visiteur.

— Oh. Hey, Iz, il la salue avec toute la désinvolture dont il est capable, sortant l'une de ses mains de ses poches.

— Qu'est-ce que tu fais là ?! elle lui demande, stupéfaite de le trouver là, réajustant la répartition du poids de ce qu'elle porte.

Par chance, il n'y a pas une grande distance entre la rue et le seuil de sa maison, ce qui permet une conversation à un volume à peu près normal.

— J'essaye de préparer ce que je vais dire quand je vais venir frapper à ta porte, pour éviter que tu me la claques au nez, il déclare sans complexe, hochant la tête, plus à ça près.

— Sous la pluie ?! elle lui fait remarquer, sur ce même ton incrédule, pour sa part toujours à l'abri sous son petit porche.

— Je suis resté dans ma voiture pendant une vingtaine de minutes, et puis j'ai eu besoin d'air. Les intempéries sont juste un développement malheureux, il justifie son indifférence à son état d'humidité avancé, parvenant même à hausser les épaules.

— Viens là, elle lui ordonne alors, ne pouvant pas le laisser une seconde de plus à prendre l'eau comme ça.

— Quoi ? il croit avoir mal entendu.

— Viens à l'abri ! Maintenant ! elle réitère son ordre, avec plus de force, y ajoutant également un geste.

Il hésite une seconde, puis s'exécute, la rejoignant en trottinant. Elle pose sa caisse par terre et l'accueille avec les bras croisés. Il reste un instant tout dégoulinant devant elle avant de prendre la parole :

— Salut, il lâche tout simplement.

— Salut ? C'est tout ce que tu as trouvé en quarante minutes de réflexion ? elle se permet de commenter, estimant qu'il pleut depuis un peu plus d'un quart d'heure.

— Plutôt une heure, mais qui compte, il corrige machinalement, papillonnant des yeux pour en chasser les gouttes qui y ruissellent encore.

Elle secoue doucement la tête, ne sachant pas s'il essaye de faire de l'humour ou simplement à l'apitoyer.

— Et pourquoi est-ce que tu penses que j'allais te claquer la porte au nez, exactement ? elle poursuit son questionnement, tout en se retenant de sourire trop largement, pour ne pas se moquer de l'effort qu'il est visiblement en train de faire.

— Parce que je suis venu m'excuser, il s'explique, confirmant le début d'intuition qu'elle avait eu.

— Oh ? À propos de quoi ? elle feint l'ignorance, le laissant faire son numéro.

— Tu sais quoi, il ne croit pas une seconde à son jeu d'ingénue et grimace, un peu agacé qu'elle ait osé l'utiliser, même s'il le mérite peut-être un peu.

— Je suis une grande fille, Sam. Je n'ai pas besoin que tu t'excuses pour m'avoir rejetée, elle reprend donc plus sérieusement.

— Si ! Parce que tu sais aussi bien que moi que c'était pour une raison bidon, il s'enflamme légèrement.

Il n'a pas pris la peine de venir jusqu'ici pour rien. Cette situation peut être réglée, et c'est bien ce qu'il compte faire. Il ne s'avouera pas vaincu par tout ce à quoi il a été confronté aujourd'hui.

— D'accord. Je t'écoute, alors, elle lui accorde face à une telle ferveur.

— … Je n'ai pas beaucoup d'amis, il annonce alors après un moment d'hésitation.

Elle peut deviner que ça y est, il entame enfin le discours auquel il a réfléchi en faisant le pied de grue devant chez elle.

— J'avais remarqué, elle confirme gentiment, l'encourageant implicitement à continuer.

— Et aucun de mes amis ne sont des femmes, il ajoute, gardant ses phrases courtes pour ne pas se perdre dans ce qu'il doit dire.

— Er… D'accord… elle cherche à nouveau à l'encourager mais ne sait pas trop quoi répondre à cette affirmation, qui serait plutôt blessante hors contexte.

— Je couche avec les femmes. C'est tout. C'est la seule chose que je fais avec elles. C'est sexiste et probablement même un peu bizarre, mais c'est comme ça que je fonctionne. Sauf que tu as été mon amie. Et après tu es repassée dans la catégorie femmes, et j'ai pas su gérer. Parce que je suis un idiot, il part enfin dans un monologue, qui lui tire plusieurs grimaces d'insatisfaction mais dont il se contente finalement.

— J'ai envie de dire non, mais… elle rebondit sur sa dernière phrase en souriant, pas vraiment méchante.

— Peu importe, je le mérite. Je voulais juste que tu saches que tu n'as pas à m'éviter, il la laisse se payer un peu sa tête, sa version de la galanterie.

— Je ne t'évite pas. Je travaille depuis chez moi parce que j'y suis au calme, elle se permet de préciser, se demandant s'il pensait réellement qu'elle n'était pas venue au commissariat ces deux derniers jours à cause de lui.

— Oui. Je savais ça, il répond en hochant la tête, confirmant sa crainte.

Les épaules d'Iz s'affaissent, et elle cède à l'apitoiement. En d'autres circonstances elle aurait sans doute pensé qu'il était présomptueux de s'imaginer qu'elle puisse vouloir l'éviter au point de travailler ex-situ. En l'occurrence, elle sent bien que son absence l'a vraiment troublé, et elle s'en voudrait presque de l'avoir malgré elle mis dans un état pareil.

— Tu veux rentrer ? elle lui propose, décroisant les bras pour désigner sa porte d'entrée à côté d'eux.

— Quoi ? il ne la suit pas, pensant qu'il allait juste vider son sac puis la laisser tranquille.

— Tu es trempé. Je ne vais pas te laisser remonter dans ta voiture comme ça, elle justifie son invitation.

— Sing m'attend, il cherche une excuse pour se défiler, suffisamment mortifié comme ça pour ce soir.

Elle a accepté de lui parler, c'est un progrès suffisant dont il saura se contenter.

— Si je vais lui ouvrir la portière, il va te rejoindre, non ? elle lui demande, contournant le problème.

— Et ton chat ? il lui offre sa propre objection à son entrée chez elle, la dernière fois qu'il est venu ici.

— Il est dans ma chambre. Porte fermée, tout devrait bien se passer, elle trouve une solution à cette objection également.

— Je sais pas, il se montre indécis.

D'une part il est effectivement trempé comme une soupe, et préférerait vraiment éviter de conduire dans cet état. Mais d'autre part, il ne sait pas s'il a envie de continuer à faire face à la jeune femme alors qu'ils sont dans cette situation étrangement tendue. Il vient peut-être de s'excuser, mais ils ne vont pas revenir à leur entente précédente en un clin d'œil pour autant, si jamais ils parviennent seulement à y revenir un jour.

En face de lui, elle comprend très bien son hésitation, puisqu'elle a ses propres raisons de ne pas être sûre de vouloir le faire entrer. Est-ce que c'est réellement le message qu'elle veut envoyer, qu'il suffit de débarquer chez elle à pas d'heure pour que tout soit oublié ?

— Entre, ordonne finalement la jolie brune, mettant fin à leurs débats intérieurs.

Malgré son injonction, elle doit forcément passer devant lui pour lui ouvrir. À l'intérieur, elle ne fait qu'attraper un parapluie avant de revenir sur ses pas.

— Qu'est-ce que tu fais ? il l'interroge alors qu'elle glisse une main dans sa veste, sans demander la permission, avec un aplomb qui impose le respect.

C'est d'ailleurs en partie à cause de cette assurance qu'il ne proteste que par la voix. Il y a aussi un peu de lassitude après cette journée décevante. Et un tout petit chouia du fait qu'il ne déteste pas avoir sa main contre lui.

— Ne te fais pas de film, j'ai besoin de ton SD pour aller libérer ton chien, elle lui répond, levant les yeux au ciel.

Le voilà, le Sam joueur auquel elle est la plus habituée ! Elle retire effectivement le petit rectangle technologique de la poche intérieure de sa veste, qu'elle savait être là pour l'avoir vu l'en tirer à de nombreuses reprises, puis le laisse planté tout seul sur le seuil.

Bien que protégée par son parapluie, Iz rejoint la voiture garée en face de chez elle en trottinant. Elle libère le molosse qu'elle contient, qui comme prévu rejoint immédiatement son maître avec entrain, sans accorder plus qu'un regard à celle qui vient de lui ouvrir.

Alors qu'elle revient elle aussi près de l'inspecteur, elle voit l'animal s'ébrouer avant d'entrer, comme s'il était bien élevé. Souriant à ce détail, elle pousse ensuite sans ménagement son propriétaire vers l'intérieur à son tour, puisqu'il n'a toujours pas bougé de là où il est depuis tout à l'heure, malgré son instruction qu'elle croyait pourtant suffisamment péremptoire. Sam ne se laisse faire qu'avec une légère réticence, un peu pour la forme, puis la porte se referme derrière eux.

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