1x09 - Clé de voûte (13/18) - Bilan

Comme de nombreux débuts de soirée ces dernières semaines, après la fin des cours ou la fermeture de la bibliothèque, selon lequel de ces évènements survient en premier, Robert et Markus rejoignent Jena dans le bar où elle travaille. En règle générale, le trio s'installe sur une banquette et discute de tout et n'importe quoi jusqu'à l'heure du dîner, chacun profitant simplement de la présence des autres. Il leur est déjà arrivé de bouger d'endroit et prolonger le moment, mais ils sont souvent tous trop fatigués pour ça, et se contentent largement de traîner en bonne compagnie pour une paire d'heures.

Ce soir, cependant, les deux étudiants trouvent la jeune femme d'une humeur anxieuse qui remet en question leur routine. Dès qu'elle les aperçoit, elle se lève et vient serrer Markus dans ses bras, ayant clairement besoin de réconfort. Sur la pointe des pieds, elle enfouit son visage dans le creux de sa clavicule, yeux fermés, savourant la chaleur humaine qu'il lui offre volontiers.

— Hey, il la salue, lui rendant son étreinte mais tout de même surpris, peu accoutumé à une telle démonstration d'affection, d'autant plus aussi publique.

— Il va falloir que je m'habitue à ça, marmonne Rob dans son absence de barbe à côté d'eux, pensant dans un premier temps que ce comportement est normal pour le nouveau couple.

— Ça va pas ? demande cependant Markus, le détrompant.

Amenant ses mains sur les épaules de la jeune femme, il l'écarte doucement de lui, afin de pouvoir la regarder dans les yeux.

— Ton père est passé me voir aujourd'hui, elle lui annonce d'une voix blanche, son teint tout aussi livide.

— Son père ? relève Rob en fronçant légèrement les sourcils, mais sans perdre le sourire encore.

— Il a fait des progrès sur la situation de Caroline, continue Jena, ignorant plus ou moins l'intervention du troisième membre de la bande.

— Ta sœur ?! s'étonne à nouveau Robert, de plus en plus perdu.

— Mon père a accepté de filer un coup de main pour déterminer les origines de son électrisation. Je t'en ai parlé, non ? lui rappelle Markus sommairement, désireux d'éviter d'autres interruptions plus tard.

La désorientation de son ami à la mention consécutive d'Alek puis Caroline vient en réalité tout simplement du temps de latence nécessaire pour qu'il remette les deux éléments ensemble dans la bonne configuration. Il était après tout en état d'ébriété, le soir où Mark lui a expliqué le dilemme de Jena. De plus, le sujet n'avait pas été abordé entre eux depuis, notamment parce que l'ingénieur n'a fourni de rapport détaillé qu'à Jena directement, alors il n'y avait rien à raconter.

— Oh, c'est vrai. Qu'est-ce qu'il a dit ? demande alors Rob, soudain inquiet de savoir ce qui met la jeune femme dans un état pareil, alors qu'ils plaisantaient encore le matin-même.

— En gros, et accrochez-vous bien, il a dit que la conscience de ma sœur a été téléchargée sur le Net. Et il pense qu'elle l'a contacté à son labo, elle récapitule.

— Télécha-quoi ? Répète ?

Rob n'est malheureusement pas satisfait par ce synopsis pourtant assez clair, et plisse les yeux, croyant avoir mal entendu.

— Crois-moi, je sais que ça sonne complètement dingue. J'essaye juste de pas y penser… Jena lui laisse entendre que sa réaction est la bonne.

— Est-ce qu'on… peut faire quelque chose ? se propose Mark, serviable, et n'ayant pas encore tout à fait percuté ce qu'elle vient de leur dire.

— D'après Alek, elle aurait laissé un message codé dans son système. On a trouvé la clé ensemble, mais il veut que je réfléchisse avant qu'on fasse quoi que ce soit, elle lui apprend alors le fin mot ce qui la met dans un état pareil, déjà soulagée de pouvoir seulement en discuter.

C'est irrationnel à quel point le simple fait d'être écouté permet d'apaiser la panique, même lorsque notre auditoire n'apporte rien de nouveau à la réflexion sur laquelle on était en train de tourner en rond auparavant.

— Je crois qu'il faut qu'on s'asseye, déclare alors Markus, le choc de la révélation le rattrapant peu à peu comme il a frappé Rob immédiatement.

Sans attendre confirmation de ses acolytes, il initie le mouvement du groupe vers la banquette sur laquelle les attendait Jena juste avant, par chance toujours inoccupée. Ils y prennent place, lui gardant son bras autour de ses épaules et Bob se penchant vers elle à travers la table, tout aussi compatissant à sa détresse.

— C'est quoi, cette histoire de mot de passe ? reprend Mark, usant de la thérapie par la parole, autant pour lui que pour elle, maintenant.

— Il y a un formulaire d'identification dans le système de ton père. On sait comment le déverrouiller mais on n'est pas sûrs de ce qu'il y a derrière, Jen explique avec un peu plus de détails.

— Mais il vient d'où, ce fichier ? ne suit pas le fils de l'ingénieur.

— De Caroline, d'après ton père, elle répond sans s'agacer, pouvant bien comprendre qu'il n'ait pas tout retenu du premier coup.

Elle n'est capable de mener la conversation avec autant de fluidité que parce qu'elle a ruminé tout ça tout l'après-midi. Elle était tout aussi perdue que lui, lorsqu'elle était à sa place et que c'était Alek qui lui présentait la situation.

— Désolé, j'en suis encore à raccrocher au fait que ta sœur est, genre, dans un ordinateur, Rob intervient, sentant que son égarement ne va pas aller en s'arrangeant s'il n'agit pas tout de suite pour l'enrayer.

— Pas juste un ordinateur. Selon Alek, elle est sur le Réseau, le corrige machinalement la brunette, décidément désensibilisée au caractère pourtant incroyable de ce qu'elle vient de dire.

— Même différence ! il répond, pas du tout rassuré par cette précision, lui.

— D'accord, mais en oubliant cette partie du problème, si ça vient vraiment de ta sœur, tu dois forcément le lire, ce message, non ?

Markus s'efforce de rester pragmatique et se focalise sur ce qu'il peut impacter dans l'immédiat, c'est-à-dire l'affolement de sa petite amie.

— Je sais pas. Au début je pensais que oui, et puis à force d'y réfléchir je me suis demandée si ça pouvait pas être un truc de genre un coupe-circuit, elle exprime sa crainte pour le bien-être de sa sœur.

Aleksander soutient que le programme est Caroline, mais elle ne sait pas dans quelle mesure elle peut faire confiance à cet énoncé, puisque la situation est tout aussi novatrice pour l'ingénieur que pour elle. Rien ne lui garantit que le formulaire ne soit pas un piège, une sorte de routine annexe implémentée par les concepteurs de l'anneau en cas de dérapage, afin de mettre un terme à leur expérience qui échapperait à leur contrôle. Auquel cas elle détruirait toute possibilité de sortir sa sœur du coma.

— D'accord, mais pourquoi elle l'a laissée chez SON père ? demande soudain Robert, soulevant un autre point sombre de la situation.

— J'en sais rien, Bobby ! Peut-être parce que c'est l'une des seules personnes au monde à pouvoir comprendre ce qu'il lui arrive, qu'est-ce que j'en sais ? le rabroue la jeune femme, ne jugeant pas que cette question soit la priorité pour le moment.

L'ingénieur n'avait pas l'air si suspicieux que ça de la présence de la version numérique de la cadette de Jena dans son laboratoire professionnel. Il est donc probable qu'il y ait trouvé une explication acceptable. Peut-être qu'elle l'a effectivement contacté en tant qu'expert. Peut-être qu'elle a même contacté d'autres scientifiques. Ou peut-être qu'elle l'a choisi lui parce que Jena était dans la même classe que son fils au lycée. Ou peut-être qu'il y a autre chose qu'il n'a simplement pas jugé pertinent d'ajouter à la quantité conséquente d'informations que la brunette avait déjà à assimiler après sa visite.

— Coup de bol que t'aies croisé Marko, alors, commente l'étudiant, la justification proposée ne couvrant pour lui pas tous les aspects de l'heureuse coïncidence.

— C'est pas le moment, Rob, lui envoie son ami, voyant bien qu'il ne fait qu'ajouter à l'agitation de Jena, qui a pris son visage dans ses mains suite à sa petite explosion.

Le trio reste un moment silencieux, laissant à chacun le temps de mettre un tout petit peu d'ordre dans ses idées. Rob se renfonce dans son siège, songeur, et échange un regard avec son camarade de classe. D'un accord tacite, ils décident de laisser la jeune femme relancer la conversation lorsqu'elle sera prête.

— Je sais pas quoi faire, elle finit par reprendre, faisant glisser ses mains de son visage pour les joindre sous son menton, presque comme en prière.

— C'est quoi, ton alternative ? Ne rien faire ? J'ai l'impression que c'est pas tellement un choix, Markus ose avec autant de douceur que possible, ne voulant surtout pas la brusquer à nouveau.

En y réfléchissant, si la petite sœur de Jena avait simplement disparu, dans des circonstances disons normales — autant qu'une disparition peut l'être — et qu'on trouvait un message codé de sa part quelque part, ou même seulement à son sujet, est-ce qu'il ne faudrait pas absolument le décrypter, quelque terrible nouvelle il puisse contenir ? Caroline est dans le coma, et ça ne paraît pas près de changer spontanément. Est-ce que pour la réveiller il ne faudrait pas prendre le risque de la perdre ? Voilà qu'il se dégoûte tout seul à ce raisonnement d'un rationalisme cruel, mais il ne peut pas en nier la logique.

— On y va, alors, lâche Jena après avoir pondéré son intervention un moment, posant ses mains à plat sur la table devant elle avec une vigueur retrouvée.

— Où ? il l'interroge, pris de court par ce brusque changement d'attitude.

— Au labo de ton père, elle répond, hochant la tête avec une conviction visiblement grandissante.

— Quoi, maintenant ? il ne peut pas s'empêcher de demander, décidément dérouté.

— Je ne vois pas pourquoi attendre. T'as raison, j'ai le choix entre action et inaction, et je choisis action, elle déclare, sa fougue naturelle entièrement retrouvée désormais.

— J'en suis ! Rob approuve en se redressant, galvanisé par le ton conquérant de la brunette.

— Tu n'es pas obligé, lui dit Jen, qui estime qu'elle ne devrait pas impliquer plus de personnes que nécessaires dans ses histoires.

— Tu rigoles ? J'ai été gardé à l'écart de suffisamment de trucs ces derniers temps, il refuse la voie de sortie en lui rafraîchissant la mémoire, son regard allant d'elle à son nouveau petit copain d'un air entendu.

— Il ne va pas lâcher l'affaire, pas vrai ? elle demande alors à Markus, un peu en aparté comme au matin, retrouvant l'ombre d'un sourire maintenant.

— Jamais, confirme l'aîné de trois, lui aussi un peu déridé.

Bien qu'il soit encore légitime de la part de Robert de se souvenir du secret qu'ils ont gardé, étant donné qui l'a découvert le matin-même, son meilleur ami dit néanmoins vrai et il n'oubliera sans doute pas la cachotterie de sitôt. Mais sa mémoire d'éléphant est aussi ce qui fait de lui un si bon pote à avoir, puisqu'il emmagasine avec tout autant de soin les mauvais moments que les bons.

Comme éperonnés par ce retour de l'humour entre eux, les trois jeunes gens quittent la banquette à laquelle ils étaient installés puis prennent le chemin de la demeure familiale des Quanto, pour aller y récupérer Aleksander et se rendre à son laboratoire. Ils sont conscients qu'ils n'ont aucune idée de ce qu'ils vont trouver là-bas, autant en ce qui concerne le mystérieux message de Caroline que l'endroit en lui-même, mais peut-être que le fait que leur expédition mène à l'inconnu ajoute justement à leur volonté de la mener à bien.

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