1x09 - Clé de voûte (12/18) - Tuyauterie
En fin de journée, juste après leurs deux heures de langue étrangère respectives, Ellen et Mae se retrouvent pour aller voir Brennen ensemble. Après l'avoir cherché à plusieurs endroits possibles dans l'établissement, y compris la salle de son dernier cours — qu'Ellen connaît pour des raisons qu'elle ne veut pas divulguer mais qui ne sont pas très difficiles à deviner en ce qui concerne sa meilleure amie — et celle du journal, les deux adolescentes le découvrent en fin de compte tout simplement sur le trottoir devant le bâtiment, sur le point de rentrer chez lui. Elles accélèrent alors l'allure pour pouvoir l'intercepter.
— Bren ! Attends ! Ellen appelle le jeune homme, gesticulant dans l'espoir d'attirer encore plus son attention une fois qu'il se sera retourné, sans doute.
— Salut, Illi ! Oh. Bonjour, il salue la marginale par un diminutif de son nom de famille, avec le sourire, puis s'assagit en découvrant Mae à côté d'elle.
Ses objections à ses écrits ne sont un secret pour personne. Il a toutes les raisons de s'inquiéter qu'elle l'accoste soudain.
— Détends-toi, je suis pas là pour te crier dessus, le rassure rapidement la petite blonde, pouvant comprendre son malaise à sa présence, même si elle ne lui a finalement jamais adressé la parole avant aujourd'hui.
Elle est après tout la raison pour laquelle il s'est disputé non pas une mais deux fois avec Ellen. Et Mae préfère ne même pas imaginer quel effet ça peut faire de se retrouver confronté à la marginale en colère. Elle est bien contente qu'elle ait jusqu'ici toujours été de son côté, comme elle s'en est d'ailleurs déjà fait la remarque en l'écoutant pestiférer contre Sarah Degriff en apprenant qu'elle sortait avec Nelson.
— Très franchement, après ta petite démo de ce matin, je suis plus méfiant de tes mains que de tes mots, répond Brennen, se déridant à nouveau et laissant ainsi sans le savoir deviner à quel point il a dû être difficile pour Ellen d'oublier son penchant pour lui.
— Est-ce que tout le monde est au courant ? grommelle Mae entre ses dents, plus mortifiée à cette idée qu'elle n'est frappée par le charme du jeune homme.
La question est rhétorique, car elle a déjà été félicitée par plusieurs élèves au cours de la journée, dont certains qu'elle ne connaît même pas. Son agacement à cet état de fait est néanmoins réel, lui.
— Tu as mis Degriff au tapis ; bien sûr que tout le monde est au courant ! Tope-là ! confirme le journaliste en herbe, avec enthousiasme pour sa part.
Il lève la main en l'air, attendant qu'elle vienne y apposer la sienne. Elle fait rouler ses yeux dans leurs orbites à la manœuvre puérile, mais s'exécute, dans le fond quand même suffisamment fière d'elle pour accepter cette célébration. Pour être honnête, le soutien de la communauté l'aide aussi à déculpabiliser de s'être abaissée à la violence.
— En fait, c'est un peu de ça qu'on vient te parler, Ellen reprend ensuite, entrant dans le vif du sujet.
— Wow. Vous n'allez pas m'empêcher d'écrire sur le sujet. C'est de notoriété publique, et en plus c'est sensass, comme histoire, il se rebelle immédiatement, se trompant sur ce que les deux jeunes filles lui veulent.
— Non, c'est pas ça du tout. Tu as l'exclusivité, si tu veux ! Le truc, c'est que juste avant que je craque et la pousse, elle m'a sorti quelque chose qu'Ell' pense avoir lu dans ton article, Mae corrige sa méprise, sans vraiment l'avancer beaucoup plus pour autant.
— Lequel ? demande l'auteur, seulement à moitié rassuré quant à leurs intentions.
Il ne devrait même pas avoir ce problème. Personne ne devrait savoir qui il est à part les autres membres du journal, et ces derniers devraient savoir s'abstenir de faire usage de cette information. C'est comme ça que le journalisme reste objectif. Il espère que ses futurs collègues auront plus de scrupules que les actuels. Ou peut-être juste qu'une en particulier…
— Celui que tu n'as pas publié. Elle lui a dit que c'était pas drôle, quand quelqu'un lui prenait ses jouets, précise Ellen, avec un haussement de sourcils qu'elle veut entendu.
— Oh, il laisse simplement échapper, reconnaissant instantanément la tournure de phrase et comprenant ensuite assez rapidement ce qu'en ont déduit les deux jeunes filles.
— Perso, j'aimerais déjà bien savoir comment tu as placé ça dans ton article sans purement et simplement inventer, se laisse distraire Mae, soudain mal à l'aise à l'idée d'être la seule personne dans cette conversation à ne pas avoir lu l'article en question, d'autant plus qu'il est à son propre sujet.
— C'était dans ma conclusion générale, pas à propos de toi directement. Mais je ne comprends pas ce que vous voulez de moi. Oui, j'ai écrit quelque chose comme ça dans l'article, Ellen n'a pas besoin de passer à la pharmacie chercher un traitement pour l'Alzheimer précoce. Et ? il se défend puis essaye de détourner l'attention de ce qu'il sait être le véritable objet de toutes ces questions.
Dans un instant, elles vont lui demander si cette phrase est de lui ou de sa source, et répondre signifierait indirectement brûler l'anonymat d'une informatrice, ce qui ne lui plaît guère, sur le principe.
— Donc, tu ne nies pas que c'était elle ta source, pour cet article ? Ellen l'interroge néanmoins de but en blanc, la tentative de diversion de l'adolescent absolument inefficace.
— Je ne peux rien nier ni confirmer. Les tuyaux sont anonymes, je n'ai aucun moyen ni aucun droit de déterminer qui les a écrits. Techniquement, vous en savez potentiellement plus que moi sur l'identité de la personne qui m'aurait prétendument soufflé cette expression, il évite avec habileté de répondre vraiment, mais ses deux interrogatrices voient clair dans son jeu.
— Peu importe. Tu l'as encore, ce tuyau ? enchaîne Mae, indifférente à son dilemme éthique.
Il a un mouvement de recul, ne comprenant pas le tournant que vient de prendre le questionnement.
— Bien sûr. Mais pourquoi ? il répond, comme attaqué dans son orgueil professionnel d'abord, avant de devenir curieux.
— Parce que je me demande s'il y a pas quelque chose dedans qui pourrait me dire c'est quoi son problème avec moi, s'explique la petite blonde.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? il ne suit toujours pas son raisonnement.
— Bah, elle vient plus ou moins d'admettre avoir fait de mon meilleur ami son petit copain juste pour me le voler. Et là je découvre qu'avant ça elle a déjà essayé de me pourrir en inventant une histoire avec un prof. Du coup, j'aimerais quand même bien savoir ce qu'elle me veut, cette folle ! l'adolescente s'emporte de plus en plus au fur et à mesure de son résumé de la situation.
— Oh. Je croyais que c'était une rancœur ouverte, annonce alors Brennen, se rendant compte qu'il a mal lu la situation depuis le début.
Depuis qu'elle est arrivée dans le lycée, un an après lui, il n'a jamais vu Sarah Degriff retenir ses coups ou ne pas signer ses méfaits. Lorsqu'elle s'en prend à quelqu'un, elle le lui fait habituellement savoir, quand elle ne le fait pas tout bonnement savoir au monde entier. Et s'il est tout à fait honnête, le journaliste a toujours su reconnaître les tuyaux de la rouquine, à ses tournures de phrases assez caractéristiques. C'est pourquoi, en recevant celui sur Mae et Strauss, il n'a pas fait l'ombre d'un doute pour lui que les deux filles étaient ouvertement en guerre. En apprenant qu'elles en étaient venues aux mains ce matin, il a simplement pensé que c'était l'escalade naturelle de la situation. Et en voyant Mae chercher à savoir si Degriff était sa source pour cet article compromettant qui n'a jamais vu le jour, il pensait qu'elle cherchait un témoin à charge pour la poursuite des hostilités, rôle qui ne lui fait pas envie du tout. Mais il semblerait qu'il se soit trompé…
— Tu veux dire que tu sais ? s'étonne Ellen, sa mâchoire se décrochant, confirmant indirectement que la situation entre le blonde et la rousse est effectivement exceptionnelle.
— Er… Les sources sont censées faire de leur mieux pour rester anonymes et impartiales, mais c'est assez difficile de rester objectif quand on parle de quelque chose qui nous concerne. Et sur ce coup-là, elle s'est un peu lâchée, il expose, un sourire amusé étirant ses lèvres au souvenir de ce qu'il a lu dans le billet de la rouquine.
— Et ? Balance ! le presse Mae, suspendue à ses paroles.
— De ce que j'ai compris, elle est juste jalouse, il déclare en haussant une épaule, lui-même déçu par la banalité de sa révélation.
Il a une petite pensée pour le fait qu'il devrait avoir des réticences à partager tout ça, mais puisqu'il estimait que Mae était au courant, il ne voit pas le mal. Aussi, il ne porte pas spécialement Sarah Degriff dans son cœur, même si elle est souvent à l'origine de sujets très croustillants. Ce qui serait un vrai scoop serait la découverte de ce qui l'a rendue aussi mauvaise, mais il ne doute pas qu'il faudrait être un journaliste d'investigation bien téméraire pour s'atteler à ce sujet-là.
— Jalouse ? De moi ?
Mae reste bloquée, n'arrivant pas à se faire à cette idée. Autant elle l'exècre, autant elle ne peut pas nier que son adversaire actuelle a tout pour elle. Elle est belle, populaire, stylée, artistique. Elle obtient toujours ce qu'elle veut.
— La métaphore du jouet ne t'a pas mise sur la voie ? se permet de lui faire remarquer Brennen.
Il récolte une œillade noire qu'il remercie d'être adoucie par le fait que la blondinette est plus préoccupée par Sarah Degriff que par lui à cet instant précis.
— Je lui ai jamais rien pris ! Elle a tout, cette nana, comment est-ce qu'elle peut m'envier quoi que ce soit ? raisonne furieusement Mae tout haut, se tournant vers sa meilleure amie pour la prendre à témoin, la plus à même d'avoir une réponse, puisque celle de ses deux interlocuteurs qui la connaît le mieux.
— Comme tous les gens qui ont en apparence tout pour eux, elle veut justement ce qu'elle n'a pas, ou en tous cas ne peut pas avoir. En l'occurrence, c'est Strauss, le journaliste se permet de poursuivre, alors que l'adolescente pensait qu'il avait tout dit de ce qu'il savait.
— Quoi ?! Ellen et Mae tombent des nues à l'unisson.
— À la façon dont elle a tourné son billet, elle a dû te voir lui tomber dans les bras, vouloir faire pareil, et échouer lamentablement. Et à partir de là elle s'est montée toute une histoire comme quoi s'il t'avait rattrapée toi et pas elle c'est parce qu'il y a quelque chose entre vous, il élabore le raisonnement derrière sa conclusion.
— J'ai glissé, d'accord ? C'était humide dehors, et le sol est en lino. Et puis, j'aurais pu me faire vachement mal, s'il m'avait pas rattrapée ! Mae se défend, bien que ce ne soit pas cet auditoire qu'elle doive convaincre.
— Je sais ! Je sais ça. Mais elle, elle ne l'a apparemment pas vu sous cet œil, Bren lui rappelle qu'elle prêche un convaincu, craignant tout à coup à moitié qu'elle pense que ce n'était pas le cas.
— Comment est-ce qu'elle a pu se louper en faisant semblant de trébucher ? Vu la hauteur de ses talons, elle devrait même ne pas avoir de mal à le faire pour de vrai, intervient Ellen, étonnamment pragmatique.
Tête penchée sur le côte et yeux perdus dans le vide, la marginale est certainement en train d'essayer de visualiser un trébuchement raté. En tenant compte du fait que trébucher revient à rater un pas, elle rencontre quelques difficultés. Elle ressemble à un androïde est train de rencontrer une erreur système. Les deux autres la regardent un instant avant de poursuivre la conversation :
— Je crois surtout qu'il n'a même pas essayé de la rattraper. Enfin, si elle a opté pour l'option de la chute. Il y a mille façons de jouer les damoiselles en détresse. L'un dans l'autre, il est pas venu à son secours, et elle a été vexée, analyse Brennen, objectif.
— Et en quoi c'est ma faute, ça ? J'y peux rien, s'il ne tombe pas dans son piège à mouches ! Ça va l'avancer à que dalle de me pourrir la vie !
Mae reste scandalisée, une moue dégoûtée sur le visage.
— Je n'ai jamais dit que son raisonnement tenait la route. Je ne fais que te rapporter le peu d'infos que j'ai reçues sur la question. Je suis désolé, mais je crois bien qu'elle t'a juste pris en grippe, rien de plus, essaye de relativiser le journaliste junior, ses sourcils s'arquant de compassion.
— Et toi, sachant pertinemment qu'elle s'était monté tout un truc, tu as quand même écrit un article ? la petite blonde ne se laisse pas calmer par sa bienveillance, et croise les bras en l'attaquant.
Brennen soupire lourdement, las de devoir répondre à ce type de reproche.
— D'accord. Ce n'est sans doute pas la dernière fois que je dois expliquer ça, mais mon objectif en tant que reporter, c'est de faire réfléchir les gens sur combien il est facile de tirer des conclusions hâtives. Je leur apporte les faits puis les interprète de la manière la plus choquante possible, pour faire réagir. Je n'affirmais rien, dans cet article. Et je rappelle qu'une fois qu'Ell' m'a fait remarquer à quel point ça pourrait en l'occurrence être mal perçu si par malheur c'était pris au mot, j'ai renoncé à publier, il ne se laisse pas démonter, avec l'éloquence de celui qui a l'habitude de défendre ses croyances.
— Mouais. T'as quand même dû dormir dessus, lui fait remarquer Ellen, de retour parmi eux, avec un sourire en coin.
Elle ne lui en veut plus pour ça, mais elle juge tout de même pertinent de le lui rappeler.
Elle l'a appris par la suite, mais il avait l'intention de lui annoncer qu'il avait abandonné l'article le matin de l'Incident, effectivement après une nuit de réflexion sur le sujet, après qu'elle lui a fait la morale. Ça n'aura finalement pas été la prise d'otage qui lui aura remis les pendules à l'heure, il aura pris la bonne décision de lui-même, bien qu'avec un petit temps de latence. Elle savait bien qu'il y avait une raison pour qu'elle le trouve si irrésistible au-delà de son esthétique plaisante. Il fera indubitablement un très grand reporter un jour, il est juste encore en phase d'apprentissage.
— Très bien, et si je me rattrapais ? il propose alors, après un soupir résigné, assumant son erreur initiale.
Il ne sait pour sa part pas ce que va devenir Ellen, mais une chose est sûre, ses capacités de persuasions lui seront sans doute utiles. Il a en ce qui le concerne du mal à lui résister.
— Comment ça ? lui demande Mae, encore un peu froide à son égard, mais s'efforçant de se montrer magnanime.
— Je peux comprendre qu'on soit énervé au point de vouloir propager une rumeur semi-fondée sur quelqu'un. C'est souvent ce sur quoi repose le facteur wow de mes articles, donc je serais mal placé pour critiquer. En revanche, ce que tu dis qu'elle a fait avec ton pote, c'est pas cool, il expose ce qui le motive soudain à vouloir les aider à gérer leur conflit avec Sarah Degriff.
— Oh, donc ça t'arrive d'avoir des cas de conscience ? raille la blondinette, lui tirant un soupir.
— Je me répète, mais mon but est de répandre la vérité, même si par des méthodes parfois un peu détournées. Mentir purement et simplement à quelqu'un va à l'encontre de tous mes principes, se défend Brennen, encore une fois avec grande éloquence.
— Très bien, qu'est-ce que tu as en tête, alors ? Mae accepte enfin la branche d'olivier qu'il lui tend, bonne joueuse, et peut-être malgré elle légèrement influencée par ses grands yeux à l'étrange couleur d'un verdâtre hypnotique.
Alors que le plus âgé du groupe expose son plan aux deux autres, le trottoir continue à se vider lentement mais sûrement autour d'eux, tous les élèves rentrant chez eux, la journée de cours terminée. Occupés à discuter de certains points du projet qu'ils sont en train de mettre en place, les trois adolescents ne remarquent pas le duo immobile de l'autre côté de la rue, composé d'un grand homme blond presque albinos et d'un autre homme à la peau plus sombre et de plus petite taille, le premier en costume cravate et le second en veste de sport et casquette. Sans rien dire, la paire observe le groupe de jeunes gens en plein débat pendant encore un moment, avant de finalement s'en aller, sans raison apparente et toujours sans un mot. Lorsqu'ils décident qu'il est temps pour eux de rentrer à leur tour, les lycéens n'ont rien remarqué.
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Alors ? Ça vous a plu ?