1x09 - Clé de voûte (11/18) - De surprise en surprise

Jack et Caesar quittent leur cours de Biologie pour celui d'Algèbre, en silence et les yeux rivés sur le sol entre leurs pieds. Les autres élèves de la classe se dispersent également dans le couloir, bien que sans partager leur mutisme, voire plutôt loquaces.

Le blondinet jette de temps à autre un regard furtif vers son camarade, mais celui-ci garde obstinément la tête baissée. Les mâchoires et les poings serrés, le grand brun semble à peu près aussi en colère que l'autre s'efforce d'avoir l'air penaud, quoique sans réellement y parvenir, il faut bien l'admettre.

— J'arrive pas à croire que t'as rien vu venir ! éclate tout à coup Caesar, ne pouvant plus supporter de sentir le regard de son camarade peser sur lui.

— Je te signale que tu n'as rien vu venir non plus, se défend naïvement le surdoué, récoltant un regard particulièrement noir, aussi efficace qu'il est rare dans les yeux du grand brun.

— Je… J'ai pas un QI de plusieurs centaines ! rétorque ce dernier, resserrant encore sa prise sur la bretelle de son sac.

— Pour être tout à fait honnête, je me doutais que ça allait se produire dès qu'on a choisi le sujet, ose le jeune héritier, se crispant en préparation à la réaction de son compagnon à cet aveu.

— T'es sérieux ? Et t'as rien dit ? Ça aurait pu mal tourner ! le sermonne Caes, le poussant à l'épaule dans son ahurissement.

— Mais non ! le rassure le petit blond, bien que sans argument tangible pour soutenir son hypothèse.

— C'est pas rien de tomber dans les pommes, Jack ! insiste l'autre, se retenant de justesse de réitérer son geste.

— Tu sais, il y a toutes les chances que son malaise n'ait rien eu à voir avec nous. Déjà, on est passés après le groupe sur la digestion, et ils ont dit des trucs vachement plus écœurants que nous. Ensuite, ça peut aussi avoir été purement hypoglycémique ; Margery n'a pas vraiment d'appétit, ces derniers temps, propose le surdoué, pour se dédouaner avec un peu plus de pertinence de ce qui s'est produit durant leur exposé.

— On s'en fout, de qui est responsable ! C'est pas ça l'important ! Et n'essaye même pas de plaisanter avec ça, le met en garde Caesar, secouant la tête tant il ne sait plus quoi faire de son collègue.

— Quoi ? J'ai tort ? Jack ne voit pas le problème.

— Tu sais très bien pourquoi elle n'est pas dans son assiette, lui réplique Caes, sans se rendre compte du mauvais jeu de mot qu'il vient de faire par inadvertance.

Le petit génie a au moins le tact de ne pas le lui faire remarquer, notamment parce qu'il voit bien à quoi il fait référence et semble enfin percevoir ce qu'il attend de lui. C'était-à-dire la contrition. Ou peut-être la compassion, il n'est pas tout à fait sûr. Mais quoi qu'il en soit, garder le silence est sans doute le meilleur moyen de faire semblant. Non pas que Caes va croire une seconde qu'il a compris sa leçon, mais en général, faire l'effort d'en donner l'illusion lui suffit.

Il s'avère que Margery, menacée à bout touchant par la mitraillette du preneur d'otages lors de l'Incident, a sans surprise beaucoup plus de mal à se remettre des évènements que la majorité des élèves de Walter Payton. Et l'une des manifestations de son traumatisme est une perte radicale d'appétit. Si personne n'ose vraiment en parler, tout le monde a remarqué. Personne ne se permet de la juger, bien sûr, mais personne ne peut vraiment comprendre ce qu'elle a traversé non plus. À part peut-être Caesar, justement, ce qui explique sans doute l'ampleur de sa réaction à l'évanouissement de la jeune fille durant leur présentation. Ceci dit, il a ses propres problèmes vis-à-vis de l'Incident, et Margery n'étant pas exactement une amie proche avant les faits, il se voit de toute façon mal aller lui parler de tout ça.

Mais ce qui agace le plus le grand brun dans ce qui vient de se produire, c'est la réaction de Jack. Ou plutôt son absence de réaction. Il est resté planté là, alors que de là où il se tenait sur l'estrade il est tout bonnement impossible qu'il n'ait pas vu l'adolescente pâlir et vaciller avant de s'écrouler. D'autant qu'il a l'attention aux détails d'une machine. Et même lorsqu'elle est tombée de sa chaise et que le reste de la classe s'est affairé autour d'elle, il n'a pas bronché. En dehors du fait que c'est une réaction complètement dénuée d'humanité, elle est rendue encore plus détestable par le fait que, justement, la faiblesse de la jeune fille découle d'une prise d'otage qu'il a indirectement causée. Ce n'est pas sa faute, certes, mais il pourrait au moins faire un effort pour ne serait-ce que sembler concerné. La moindre des choses serait en tous cas de ne pas blâmer la victime !

Bien sûr, Caesar est aussi en partie énervé parce qu'il a lui-même complètement oublié d'interroger la classe sur leur sensibilité potentielle à la vue du sang. Rétrospectivement, il se souvient d'avoir pensé à le faire, durant leurs expériences, mais ça lui est sorti de la tête entre-temps. Et cette absence d'esprit est rendue tristement ironique par le fait qu'il est lui-même en train de développer une étrange réaction au liquide rouge. Aversion irrationnelle qui ne fait d'ailleurs qu'ajouter à son humeur massacrante.

Alors que Jack reste silencieux, ayant cessé de se défendre, démontrant enfin le minimum de respect que son ami attendait de lui, autant qu'il en est capable du moins, quelqu'un surgit soudain au détour du couloir qu'ils sont en train d'emprunter. Contraint à se figer brusquement en marche, le grand brun laisse échapper un hoquet de surprise, ce qui incite l'individu en face de lui à s'excuser alors qu'il a bien évidemment lui aussi fait halte :

— Oh ! Pardon, dit Ben, plantant ses yeux noirs dans les siens.

Il s'avère que le mécanicien est l'une des rares personnes, avec son père et son oncle, dont le visage est réellement à hauteur de celui de l'adolescent. C'est le genre de détails qui n'a pas d'importance, jusqu'à ce qu'on se retrouve dans l'espace vital l'un de l'autre.

— Il y a pas de mal, répond maladroitement le plus jeune en reculant d'un pas, déstabilisé par l'intensité de ce regard sombre.

— Hey ! Vous êtes pas un oiseau d'extérieur, d'habitude ? fait remarquer Jack sans aucune gêne, reconnaissant évidemment le motard et ne partageant pas le trouble de son camarade à son apparition, notamment parce qu'il est très difficilement perturbé de manière générale.

— Je cherche juste quelqu'un, se justifie doucement l'interrogé, confirmant indirectement la remarque et sans s'en formaliser.

— C'est Ben, non ? le petit blond profite du face à face pour vérifier ses sources.

Ce n'est pas qu'il ne fait pas confiance à Caesar ou Mae, mais il aime bien s'assurer des choses par lui-même. Il suffit de s'y faire, on finit par ne plus en être vexé, comme de la plupart des comportements blessants dont il est capable.

— Oui, confirme le mécano, sans sembler étonné que le jeune homme connaisse son prénom.

— Ma sœur m'a dit. Mae, Caes juge tout de même bon d'expliquer, embarrassé pour sa part.

— J'avais deviné, lui dit alors Ben avec un léger plissement des yeux, ne comprenant visiblement pas pourquoi il lui apporte cette précision.

— Comment est-ce que vous avez su qu'elle est ma sœur ? relève cependant l'adolescent, intrigué.

Ce n'est pas exactement un secret mais ce n'est pas comme s'ils le portaient sur eux non plus. Il est aussi souvent avec elle qu'elle est avec Ellen ou Nelson, et lui avec Jack. Et il est peu probable qu'elle lui en ait parlé, et encore moins que le sujet soit venu dans la conversation avec son colocataire enseignant, pour peu que Strauss soit lui-même au courant.

— Vous vous ressemblez, déclare tout simplement le motard comme explication, sur le ton de l'évidence.

C'est bien la première fois que Caesar entend ça. Aucun membre de sa fratrie n'a jamais été dit ressembler à un autre. Il est plus grand que son frère et n'a même pas la même couleurs d'yeux. Et aucun des frères et de la sœur n'a la même couleur de cheveux de toute façon. Globalement, il aurait plutôt des airs de leur père, tandis que Mae ressemblerait beaucoup à leur mère, et Markus serait un savant mélange de leurs deux visages. Ainsi, entendre dire que Mae et lui se ressemblent le laisse sans voix.

— Si vous cherchez "Andy", elle est probablement dans l'infirmerie. Ou un placard avoisinant, Jack revient sur les raisons de la présence exceptionnelle du motard dans les locaux.

— La ferme ! l'admoneste son collègue, sorti de sa stupéfaction par l'allusion clairement inappropriée, sur plus d'un point d'ailleurs.

— Qu'est-ce qui te fait croire que c'est elle que je cherche ? s'étonne cette fois Ben, curieux.

— Le fait que la seule autre personne avec qui je vous ai déjà vu est actuellement en train de préparer son prochain cours et par conséquent vous n'auriez pas besoin de le chercher pour le trouver ; vous n'avez pas l'air de ne pas savoir lire un plan, donc vous savez forcément où est sa salle, le petit génie explique en vitesse son raisonnement.

— Tu es malin, complimente simplement le mécano, sans confirmer ou infirmer son intuition sur l'identité de la personne qu'il cherche, et surtout sans sembler perdu par cette explication pourtant expéditive.

— Oui. Je sais, répond machinalement Jack avec un haussement d'épaules, ayant beaucoup trop entendu cette remarque ou une de ses cousines dans sa pourtant pas si longue vie pour s'en voir flatté, quoiqu'usuellement sur un ton un peu plus émerveillé.

— Bonne journée, les salue finalement l'adulte, avec un sourire et un hochement de tête, avant de les contourner tous deux.

— Vous aussi, a juste le temps de renvoyer Caesar avant que l'homme ne soit hors de portée de voix.

Les deux garçons regardent par-dessus leur épaule sa silhouette disparaître dans la foule de lycéens en mouvement puis reprennent à leur tour leur route, l'intercours bientôt terminé.

Toujours laissé un peu perplexe par le motard à chaque fois qu'il le croise, Caesar s'abstient de tout commentaire. Jack, en revanche, décide pour sa part de partager ce qui lui trotte dans la tête, dénué du filtre dont le reste de la population dispose entre la cervelle et la bouche :

— Il y a franchement un truc qui cloche dans cette coloc. Ils sont tous plus symétriques les uns que les autres, déclare le petit blond, le regard plissé sur le vide, comme s'il traçait mentalement des lignes géométriques autour des visages des individus auxquels il vient de faire référence.

À la manière dont il mâche doucement sa langue, il s'est en tous cas clairement déjà fait cette remarque de nombreuses fois avant de l'exprimer à haute voix à l'instant. Il faut dire aussi qu'il ne s'est jamais retrouvé nez à nez avec l'un des trois adultes comme il vient de l'être, ce qui lui a probablement donné l'occasion de confirmer ses observations jusqu'à maintenant effectuées à distance.

Caes ne trouve rien à répondre, en partie parce qu'il n'a pas vraiment d'avis sur la question. Certes, ils sont loin d'être laids, mais au-delà de ça il ne saurait pas trop quoi en dire. Il est de toute façon sauvé par le gong. La sonnerie de fin d'interclasse retentit pile au moment où le duo franchit le seuil de leur prochain cours, les poussant à s'installer avec un peu plus de précipitation qu'à l'ordinaire, et surtout à mettre de côté aussi bien l'incident du cours de Biologie que leur étrange rencontre avec Ben dans le couloir.

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