1x08 - Désynchro (9/16) - Distraction
À Walter Payton, comme dans la plupart des lycées du pays, une salle de classe est généralement affectée à un professeur. Cette distribution permet aux enseignants de ne pas perdre de temps d'un cours à l'autre, de préparer la pièce sans avoir peur de gêner qui viendrait avant ou après eux, et globalement de l'agencer et éventuellement la décorer comme bon leur semble, afin de créer une atmosphère qu'ils jugent propice à l'apprentissage de leur matière selon leurs méthodes.
Strauss, en tant que remplaçant de Mrs. Hemmerson, fait cependant en ce qui le concerne cours dans une salle qui ne lui appartient pas vraiment. Ne sachant pas combien de temps il va rester, et par respect pour son aînée, il n'a pas changé quoi que ce soit à l'organisation de sa collègue depuis son investiture des lieux. D'autres que lui en auraient peut-être été embêtés, mais le jeune mathématicien s'est pour sa part adapté aux habitudes d'une autre sans difficulté apparente. Il faut dire aussi que par manque d'expérience il n'a sans doute pas encore eu l'occasion d'établir ses propres habitudes et préférences sur ce plan.
Suite à l'Incident, les professeurs même les plus anciens ont tous réarrangé leur espace, quand ils n'ont pas carrément décidé d'échanger de salle avec un collègue, afin d'éviter de mauvais souvenirs à eux-mêmes et aux élèves qui étaient avec eux lors de la prise d'otages. Malgré son statut d'intérimaire, personne n'aurait été surpris que Strauss suive le mouvement. Pourtant, le grand brun en costume a à nouveau opté pour tout conserver en l'état, moyennant la réparation du plafond évidemment, mais sinon sans modification aucune. Personne n'a osé l'interroger sur le sujet, supposant simplement que c'était encore le respect de son prédécesseur qui se cachait derrière ce choix.
Ainsi, la première fois que la classe de Maena, Ellen, et Nelson est revenue sur les lieux de leur séquestration après les faits, les adolescents ont subi un certain choc. Ils s'attendaient à trouver l'endroit au moins un petit peu chamboulé, comme leur salle de littérature et même le gymnase au matin. Et pourtant, ils n'ont constaté strictement aucune différence. Tout était en parfait état, comme si rien ne s'était jamais produit entre ces murs.
Un grand silence s'était abattu sur l'assemblée, et tout le monde s'était figé en entrant, n'osant même pas s'asseoir. L'enseignant n'avait rien dit, attendant patiemment que les lycéens prennent place. Les adolescents avaient fini par s'exécuter, sans aucun commentaire, bouleversant d'eux-mêmes leur environnement en s'asseyant à une table différente de leur habitude, en plus d'aussi éloignée que possible de l'emplacement où leur geôlier les avait contraints à se mettre.
Non pas qu'il y a de place attitrée, mais un même élève tourne usuellement entre deux voire trois pupitres au maximum dans une même salle, ayant toujours une petite préférence pour un endroit ou un autre de la pièce. Une séquelle étrange de l'Incident dans cette salle avec cette classe est donc que les garçons sont désormais tous près du mur qui contient la porte, et les filles sont toutes près des fenêtres, dans une structure inverse à celle imposée par leur tortionnaire. Et tous ceux qui étaient auparavant vers le devant de la salle sont maintenant vers le fond, et vice versa.
Si un peu brusque, la tactique de Strauss de garder les lieux tels quels aura finalement peut-être été l'une des plus cathartiques pour ses élèves, les forçant à affronter les évènements plutôt que les leur épargnant. Même après une semaine de vacances et une autre de cours, certaines petites choses persistent à déranger, parfois, pour certains, pour cette classe comme pour d'autres d'ailleurs. Mais au bout d'une semaine seulement tout le monde ici présent avait cependant déjà arrêté de jeter des coups d'œil inquiets vers là où il avait passé plusieurs heures terrorisé et poings liés. L'enseignant n'a donc pas à regretter sa décision, bien qu'il y ait encore du chemin à faire.
C'est assez rare, mais à chaque fois qu'Ellen a été appelée au tableau, par exemple, elle a fait un léger détour pour ne pas passer là où le mercenaire l'a attirée. Quant à Mae, elle se surprend parfois à chercher l'endroit sur le sol où le sang de son professeur est tombé, lorsqu'il a été frappé par la crosse du fusil d'assaut. Elle sait que ça a été nettoyé, mais son esprit divague invariablement vers ce moment, dès qu'elle décroche de la leçon en cours. Et cette tendance ne s'est faite que plus prononcée depuis son retour de vacances, sans qu'elle s'explique pourquoi, ajoutant à ce malaise de fond qu'elle traîne avec elle depuis lors.
— Maena ? Maena ! l'appelle soudain la voix du mathématicien, la tirant de ses souvenirs.
— Huh ? Quoi ? elle sursaute, la scène passée qui se déroulait sous ses yeux se fondant curieusement à la réalité alors qu'elle lève le menton vers Strauss, qui la fixe de ses yeux d'un marron profond.
— Tu n'écoutais pas, n'est-ce pas ? il lui demande, souriant doucement en coin, et tirant une vague de rires discrets au reste de la classe.
— Er… Pas vraiment, désolée, Mae admet, honnête, avec une grimace d'excuse penaude.
— Tu te souviens du chapitre ? s'enquiert alors doucement l'enseignant, cherchant à déterminer à quel point elle est perdue, cherchant visiblement plus à l'aider qu'à la punir pour son inattention.
— Er… Suites numériques, elle répond, son hésitation uniquement due à sa reprise d'esprit.
— C'est déjà ça, conclut son professeur sans perdre son sourire, presque comme s'il voulait s'excuser de l'avoir fait remarquer ainsi devant tout le monde.
Alors qu'il se détourne d'elle et repart vers son bureau pour poursuivre sa leçon, l'adolescente ferme les yeux et soupire, effectivement un peu mortifiée. Elle aime bien les Maths, pourtant. Elle a toujours bien aimé cette matière, même avant l'arrivée de Strauss et ses méthodes moins rébarbatives que celles d'Hemmerson. Son appréciation pour le sujet vient très vraisemblablement du fait que c'est l'un des seuls sujets scolaires sur lequel son père apprécie sincèrement de lui venir en aide. Et il n'y a pas énormément d'activités qu'elle partage avec son géniteur, alors que les Mathématiques en soient une lui en a rapidement donné le goût, l'air de rien.
— Psst. Mae, l'interpelle soudain Ellen à sa droite, tout en surveillant du coin de l'œil qu'elle ne se fait pas à son tour repérer par Strauss, pour bavardages cette fois.
— Qu'est-ce qu'il y a ? répond la blondinette, sur le même ton du chuchotement.
— Tu sais ce qu'on devrait faire ? continue l'autre, toujours aussi peu claire malgré le fait que la situation demanderait plutôt d'aller à l'essentiel afin d'éviter de se faire remarquer.
— Non. Quoi ? la pousse à élaborer la petite blonde, sincèrement ignorante de ce qui a bien pu lui germer dans la tête, comme souvent.
— Une soirée pyjama, lui propose alors sa camarade, hochant la tête avec enthousiasme à sa propre suggestion.
— Pourquoi ?
Mae ne comprend pas mais ne s'en formalise pas outre mesure, habituée aux inventions farfelues de la marginale.
— Pour te changer les idées. Va savoir, la vérité est peut-être au fond du pot de crème glacée, argumente l'excentrique, avec une construction étonnante pour un raisonnement aussi absurde.
— Mais… on en fait jamais, relève Maena, pas opposée à la proposition, simplement étonnée.
— Ouais. Parce que sinon Nels serait exclus. Mais puisqu'il nous boude, autant en profiter, non ? Ellen révèle la véritable clé derrière son idée, la mixité de leur trio écartant en effet souvent la possibilité de certaines activités typiquement pratiquées entre membres du même genre.
Si elle était honnête, la marginale dirait qu'elles sont tout autant contrariées par le comportement de Nelson qu'il l'est par le leur. Mais c'est toujours plus facile de blâmer l'autre que d'admettre qu'on y est soi-même aussi un peu pour quelque chose, dans une dispute.
— Hm. D'accord, je suis partante, la blondinette accepte finalement avec un sourire, facilement convaincue.
— Yes ! Victoire par noix de Macadamia ! célèbre discrètement l'excentrique, avant de se redresser brusquement sur sa chaise, leur enseignant venant de faire volte-face, sur le devant la classe, entre le tableau et son bureau.
Mae imite son amie avec une petite seconde de retard à peine, moins rapide car jugeant que la brusquerie est plus susceptible de la faire remarquer que le simple fait d'être un peu penchée vers sa camarade. Il s'avère que Strauss la fixe tout de même lorsqu'elle reporte son attention sur lui, mais ce n'est pas forcément parce qu'il a vu qu'elle discutait. En y repensant, elle ne l'a jamais vu relever la distraction de qui que ce soit dans cette classe. Les élèves sont plutôt sages, donc le professeur n'a jamais à se plaindre d'éléments perturbateurs, mais il est statistiquement impossible qu'il n'y ait pas déjà eu un lycéen inattentif à son cours depuis son arrivée. Or, l'adolescente ne se souvient pas de l'avoir déjà entendu avoir le même commentaire qu'il vient d'avoir pour elle à l'intention de quelqu'un d'autre. Vexée par cette idée, elle soutient le regard abyssal de l'enseignant jusqu'à ce que ce soit lui qui se détourne. Malheureusement, rien de ce qu'elle a vu sur son visage lors de cet échange silencieux ne lui a permis de comprendre pourquoi il semble lui accorder un traitement particulier. Et ce n'est pas pour arranger son humeur déjà bien mauvaise.
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Alors ? Ça vous a plu ?