1x08 - Désynchro (16/16) - Émotions fortes
Ellen et Mae sont confortablement installées sur une montagne de coussins multicolores dans la chambre de la marginale, comme en atteste l'impressionnante collection de mitaines, guêtres, et bonnets suspendue à un fil le long d'un mur, entre autres décorations pour le moins surprenantes ici et là dans la pièce. Les deux adolescentes partagent un énorme pot de crème glacée à l'aide de deux longues cuillères, tout en regardant distraitement le déroulement d'un film d'horreur de série B projeté sur le mur d'en face. L'héroïne caricaturalement blonde à forte poitrine est en train de courir bêtement dans la direction la moins logique qu'il soit pour échapper à ce qui la pourchasse, lorsqu'Ellen prend la parole :
— Tu veux en parler ? elle s'enquiert, ne replongeant pour une fois pas tout de suite son ustensile dans le pot de verre entre elle et sa camarade.
— D'à quel point ça doit être encombrant de faire du bonnet F ? Mae comprend qu'elle parle du film, qui ne l'horrifie visiblement pas pour les raisons voulues par les scénaristes.
— Non. De ce qui te dérange en ce moment, l'autre se montre pour une fois la plus sérieuse des deux.
La petite blonde a un mouvement de recul du menton, surprise du changement de sujet, mais s'en remet vite. Ses états d'âme sont après tout un peu pourquoi elles ont organisé cette soirée. Et si faire leurs devoirs ensemble puis se poser devant cette œuvre cinématographique plus drôle qu'effrayante s'est avéré une excellente distraction du nuage noir non identifié qu'elle n'arrive pas à se chasser de l'esprit, elle accueille la thérapie amateur sans rechigner.
— Je t'ai dit, je sais pas c'est quoi, elle revient sur sa déclaration du matin, haussant une épaule et baissant à son tour sa cuillère vide à côté du pot de glace.
— L'autre jour, je faisais des recherches pour un dossier pour le journal, et Bren a mis sa main sur mon bras, et j'ai pratiquement hurlé, lui raconte alors Ellen, certainement avec une idée en tête mais que Mae ne distingue pas.
— Pourquoi tu me racontes ça ? elle ne cache pas son incompréhension.
— Parce que ça me paraît impossible que ce soit simplement l'Incident qui te travaille, lui répond sa camarade, mettant enfin en évidence les raisons de sa réaction au geste anodin de l'adolescent, puisque c'est la façon dont le mercenaire s'est saisi d'elle ce jour-là.
— Non, pas du tout. J'ai surmonté ça, se défend immédiatement la blondinette, secouant vigoureusement la tête à la négative.
— Moi aussi. Je sursaute plus quand une porte s'ouvre brusquement, je suis à l'aise au bahut, j'y pense même plus à chaque fois que j'entre en cours de Maths. Mais il y a des moments où ça me revient. C'est juste l'espace d'une seconde, et je me sens stupide après, mais ça arrive. C'est normal, je pense, Ellen essaye de partager son propre vécu, pour s'assurer que son amie ne se sent pas simplement embarrassée d'être toujours affectée par ce qu'il leur est arrivé il y a maintenant presque un mois.
La petite blonde était après tout la plus réfractaire de leur trio à la thérapie, initialement, jugeant l'exercice inutile en ce qui la concernait. Et si elle a tempéré son propos par la suite, elle n'est jamais entièrement revenue sur ce verdict.
— Mouais. Mais tu vois, j'ai pas ça, moi. J'ai pas un moment singulier de traumatisme. C'était une journée stressante, mais c'est tout, Mae ne nie pas une seconde fois l'hypothèse, mais ne la valide pas pour autant non plus.
— C'est pas un moment, c'est plus un élément. Moi, clairement, c'est le mec, qui me reste ; je revois quand il est entré et a tiré dans le plafond, quand il m'a attrapée. Je sais qu'Everett, qui a quand même réussi à s'endormir à un moment donné, n'arrête pas de dessiner des mitraillettes, par exemple, c'est ça qui l'a marqué. Alors c'est quoi, ton leitmotiv, à toi ? Parce que tu vas pas me faire croire que t'y repenses absolument jamais, la marginale poursuit son analyse, désireuse de tirer son amie de son espèce de malaise permanent, en citant un autre de leurs collègues à témoin.
— Si, bien sûr que j'y repense de temps en temps, mais vite fait. Il y a quand le gars a frappé Strauss. Quand je l'ai attaché au pied du bureau, forcément. Et puis quand on a quitté la pièce. Je suis presque plus marquée par la salle d'arts plastiques, tu vois, maintenant que tu me le demandes, Mae s'efforce d'énumérer tous les flash-backs qu'elle subit encore de la journée fatidique, même si rien dans ce qu'elle dit ne lui semble avoir de lien avec son humeur maussade.
— Hum. Intéressant, commente cependant Ellen, plissant fortement les yeux et levant le menton, comme prise d'une inspiration soudaine.
— Pourquoi tu me regardes comme ça ? lui demande alors la petite blonde, inquiétée par cette expression démente.
Quand Ellen prend cet air-là, c'est qu'elle s'apprête à énoncer l'une de ses théories fantasques. Et si elles sont usuellement très distrayantes, ce n'est peut-être pas le bon moment pour l'une d'entre elles.
— Parce que je commence à me demander si tu n'avais pas raison en disant que c'était pas l'Incident ton problème, s'explique cependant l'adolescente, jusqu'ici restant sérieuse et sensée.
— Ce qui serait assez logique, parce qu'on est quand même à quatre semaines de ça ! Je vois pas trop pourquoi ça me prendrait d'un coup comme ça, Mae abonde dans ce sens, en partie soulagée.
— Ça pourrait avoir été l'histoire avec Nelson qui t'aurait fait plonger. Mais même si c'est pas ça, ça n'empêche que t'as quand même quelque chose qui te travaille, lui rappelle tout de même son amie, avec un mouvement de sourcils qui ne fait qu'accentuer ses airs de folie.
— Et je suppose que tu as une nouvelle théorie, Docteur Freud ? la blondinette mord sciemment à l'hameçon, au moins pour faire perdre cette expression de possédée à son amie.
— Ouais. Je crois que tu as un gros béguin pour Strauss, révèle alors Ellen sans plus de cérémonie, tapotant dans ses mains et ouvrant la bouche avec enthousiasme, comme quelqu'un à qui on viendrait d'annoncer une excellente nouvelle.
— Quoi ?! C'est complètement ridicule, Mae la tempère immédiatement, atterrée par le tournant que vient de prendre la conversation, initialement sérieuse, malgré la toile de fond des campeurs écervelés poursuivis dans un endroit improbable par un tueur aux méthodes moins qu'efficaces.
— Ah oui ? Parce que le dénominateur commun, entre tous les moments que tu as mentionnés, c'est lui. Quand IL s'est fait frapper, quand tu as attaché le mercenaire AVEC LUI, quand on a quitté la pièce SUR SON CONSEIL, et la pièce d'arts plastiques, où tu es restée en tête-à-tête AVEC LUI pendant genre une heure, la marginale soutient sa conclusion, finalement pas si absurde que ça, en considérant ses arguments ne serait-ce que d'un point de vue quantitatif.
Elle désigne d'ailleurs l'un des doigts de sa main droite à l'aide de son index gauche à chaque fois qu'elle utilise un pronom désignant leur enseignant, pour donner du volume à son propos.
— C'est notre prof de Maths. Je suis pas le cliché de la fille qui en pince pour son prof dès qu'il est un peu jeune et beau gosse ! proteste de plus belle la principale intéressée, posant sa cuillère et croisant les bras, vexée.
— De un, on ne contrôle pas trop ces choses-là. De deux, il y a pas mal de facteurs aggravants en plus de son physique avantageux, Ellen ne baisse pas les bras, encore plus motivée par cette théorie que sa précédente.
— Comme quoi ? s'enquiert Mae presque malgré elle, son visage tout aussi exaspéré que son ton.
— C'est lui qui nous a guidés vers une autre salle, lorsqu'on était tous paniqués. Il s'est même interposé entre l'autre cinglé et moi ; c'est largement suffisant pour en faire un protecteur dans ton subconscient. Et je l'ai déjà dit, mais tu es restée en tête-à-tête avec lui pendant une heure en période de tension, dans la salle d'arts plastiques, ce qui est, encore une fois, plus que suffisant pour créer un lien. Et pour ne rien gâcher, tu as appris qu'il habite pas loin de chez toi, répond l'autre adolescente, faisant une nouvelle fois preuve d'une étonnante construction dans son argumentaire, pour une idée qui vient seulement de l'effleurer.
— Huh ? Qu'est-ce que son adresse a à voir là-dedans ? relève la blonde.
Elle fait de son mieux pour prendre sa camarade au sérieux, mais là l'objection est trop facile.
— Quand tu m'as expliqué pour Nels et l'autre pouffiasse, tu m'as dit que tu étais allée te promener pour te passer les nerfs, et que tu avais perdu ta montre, et que quand tu avais voulu aller la rechercher le lendemain tu étais tombée sur Strauss et ses deux colocs, non ? lui rappelle Ellen, dans un seul souffle.
— Et ?
Mae est un peu perdue par ce résumé d'une traite des évènements du week-end en question.
— Et alors, c'est le b.a.-ba de l'humanisation d'un prof, de le voir hors du lycée ! s'exclame la marginale en écartant les bras, comme si c'était l'évidence la plus criante qui ait jamais été énoncée.
— Depuis quand tu es une experte dans le domaine, toi, d'abord ? se permet soudain de remettre en doute la petite blonde, jugeant l'analyse de sa camarade de plus en plus pompeuse.
— J'ai peut-être mes propres béguins à gérer, t'en sais rien, Ellen se veut mystérieuse, baissant les yeux et replongeant sa cuillère dans le pot de crème glacée.
— Tu veux dire Brennen ? comprend immédiatement Mae malgré tout, les bras toujours croisés, mais un sourire en coin étirant ses lèvres alors qu'elle reprend le dessus de la conversation.
— Comment est-ce que t'as deviné ? demande l'autre, après s'être consciencieusement appliquée à nettoyer sa cuillerée, sans chercher à garder le secret plus longtemps.
Elle n'accorde tout de même qu'un regard en biais à son amie, n'appréciant pas d'être aussi transparente.
— Je crois que le fait que tu étais déjà en admiration devant lui avant même de connaître son nom ou son visage a vendu la mèche, lui avoue la blondinette, récupérant son ustensile métallique pour venir à son tour le planter dans la glace entre elles.
En suivant le raisonnement invoqué par la marginale juste avant, il y a tous les ingrédients pour qu'elle en pince pour lui. Pour toute la méfiance que Mae entretient personnellement à son égard, elle ne peut pas nier que le jeune journaliste ait ses charmes, lui aussi. Et puisqu'il est rédacteur en chef, Ellen passe régulièrement du temps dans un petite pièce en sa compagnie. Elle est prise à son propre jeu.
— Bah justement, tu vois, c'est un cas un peu similaire au tien, Ellen reprend rapidement la main, brandissant son couvert vide comme pour souligner son illumination.
— J'ai pas admis ton hypothèse, tient à protester Mae, tout en amenant ce qu'elle a récolté à sa bouche.
— N'empêche que Bren était une sorte d'idéal, mais rien de romantique, et le rencontrer en personne a quand même conduit à ma perte. Il y a encore des fois où j'ai du mal, autour de lui, insiste la marginale, faisant voltiger sa baguette de chef d'orchestre improvisée au fil de son discours.
— Tu veux me faire croire que tu as fait passer ton attirance VOLONTAIREMENT ? se permet de remettre en doute la petite blonde, haussant un sourcil, dubitative.
Elle ne doute pas seulement qu'elle puisse commander ses émotions, mais surtout qu'en l'occurrence son appréciation pour la star du journal soit du passé.
— Je vais te coacher, ma petite Mae, tu n'as pas idée, annonce pourtant l'autre, un immense sourire presque effrayant fendant son visage.
Avant que l'intéressée ne puisse une nouvelle fois protester qu'elle n'a à aucun moment confirmé avoir le béguin pour leur professeur de Mathématiques remplaçant, un grand bruit surgit des enceintes qui diffusent la bande son du film d'horreur, faisant brusquement sursauter les deux adolescentes, encore plus surprises qu'un spectateur attentif aurait déjà dû l'être à leur place.
Le choc passé, elles éclatent de rire ensemble, et décident tout de même d'accorder leur attention à la fin de l'histoire, aussi prévisible soit-elle. Avec un peu de chance, son plan machiavélique de Cyrano inversé sera passé à Ellen d'ici le générique de fin. Mais la plus forte probabilité est quand même pour qu'elle ait au contraire mis ce temps au service de la consolidation de ses machinations fantasques.
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