1x07 - Mauvais esprit (8/15) - Perspicacité

C'est la première fois que Jena pénètre dans l'antre du patriarche Quanto. Elle savait que la pièce existait, mais elle n'a évidemment jamais eu l'idée de s'y rendre sans invitation, qu'elle savait qui plus est n'avoir aucune raison de recevoir, ni de seulement vouloir. Elle n'a même pas jeté un œil à travers la porte, que le quadragénaire laisse généralement ouverte lorsqu'il est à l'intérieur de la pièce. C'est donc un décor entièrement nouveau qu'elle caresse du regard en entrant.

L'endroit est nu et dénué de fenêtre. L'espace est occupé par une immense console intelligente, le long du mur de gauche et une partie du mur du fond, surmontée par de grands écrans. Sur la droite, des placards métalliques, au-delà desquels sont entassés des chutes de matériaux, au pied d'une machine servant sans doute à les sculpter, autant que la jeune femme peut en juger. À part ça, il y a la chaise de laquelle vient de se lever l'ingénieur, désormais appuyé en arrière sur son plan de travail, à jauger sa visiteuse.

— Bonjour, Mr. Quanto, elle le salue, bien plus polie avec lui qu'elle ne l'a été avec son fils un peu plus tôt, mais surtout comme elle l'a toujours été envers lui.

— Bonjour, Jena. Comment vas-tu ? il lui rend son cérémonial, avec un sourire bienveillant.

— Ça va, et vous ? elle répond, s'appliquant à garder un air dégagé.

— Très bien, merci. Markus me dit que tu as trouvé quelque chose qui pourrait avoir causé l'accident de ta sœur ? Alek décide ensuite d'entrer dans le vif du sujet, jamais à l'aise avec les banalités.

— Oui. Je crois. Peut-être, confirme la jeune femme avec précaution.

— Il a aussi dit que c'était "technologiquement pointu", au point où tu aurais besoin de mon aide, le père cite son fils, marquant les guillemets de la parole seulement, ses bras toujours tendus à ses côtés.

— Ça l'est. C'est pour ça que l'hôpital n'a rien trouvé, je pense, valide une nouvelle fois Jena, glissant ses mains dans ses poches arrières, sans quitter la proximité de la porte.

Elle ne ment pas vraiment. Les enquêteurs hospitaliers auraient pu remarquer par eux-mêmes que la bague n'était pas qu'un simple accessoire. Et ça n'a pas été le cas. Peut-être qu'ils auraient été en mesure de l'étudier convenablement si elle leur avait suggéré d'y regarder de plus près, oui, mais ça elle le garde pour elle.

— Ils ont quand même trouvé qu'ils avaient besoin d'un nanotechnologiste, non ? l'ingénieur s'enquiert innocemment.

— En fait, c'est plutôt moi qui ai pensé à vous, corrige doucement la brunette, ne voulant pas trop se mouiller d'un coup mais ne pouvant pas lui mentir plus longtemps.

Avec tout le respect qu'elle doit à Markus, son père est un interlocuteur bien plus intimidant que lui. On peut presque voir les engrenages de son cerveau tourner derrière ses iris marron, à chaque fois qu'on s'adresse à lui. Il parle peu mais toujours bien, et c'est souvent très déstabilisant, si pas toujours inconfortable. Elle comprend un peu mieux pourquoi son fils n'a rien osé lui dire de précis.

— Pourquoi ? demande alors le quadragénaire, d'un ton toujours aussi dégagé.

— C'est moi qui ai donné cet anneau à ma sœur, Jena avoue enfin, bien que sans entrer dans les détails.

— Tout en sachant qu'il avait un potentiel méconnu ? lui demande le barbu, fronçant légèrement les sourcils.

Il n'avait pas connaissance de cette information. Et il paraît légitime de se demander pourquoi on confierait à une adolescente un morceau de technologie qu'on sait capable de la blesser. Ce que la jeune femme ne pouvait pas ignorer, sans quoi elle ne s'en soucierait pas maintenant.

— Je ne pensais pas que ça pourrait lui faire du mal. On m'a dit que c'était inactif. Je l'ai porté pendant plusieurs mois avant de lui envoyer, et il ne m'est rien arrivé, la brunette répète ce qu'elle a déjà dit à Markus, rassurant quelque peu celui qui l'écoute à présent.

— Et malgré ça, tu penses quand même que ça pourrait être à l'origine de son électrisation ? Alek s'étonne maintenant, un peu perdu par sa logique.

— Suffisamment pour avoir besoin de vérifier, oui, elle confirme malgré tout, hochant la tête à la positive.

— Est-ce que je peux te demander comment tu t'es procuré un tel objet en premier lieu ? l'interroge ensuite l'ingénieur, arrêtant de tourner autour du pot.

Il n'y a pas beaucoup de choses qui relèvent spécifiquement de ses compétences, et elles ne sont pas exactement répandues sur le marché.

— Er… Pas exactement par des voies conventionnelles, Jena se contente d'esquiver maladroitement, le soulagement que la question ne plane plus au-dessus d'elle ne compensant malheureusement pas la déception qu'elle ait été posée.

Alek soupire lentement, ferme les yeux, et baisse la tête. Lorsqu'il relève le menton, il sourit à la jeune femme, d'un sourire qu'elle n'a jamais vu chez personne sans avoir envie de le frapper, mais qui curieusement de sa part semble légitime. C'est sans doute le sourire qu'a un père pour ses enfants, chose dont elle a très peu fait l'expérience ou n'a en tous cas pas fait attention à bon escient.

— Jena, je ne suis pas idiot. Il n'y a pas trente-six façons de se trouver en possession d'une technologie comme celle que tu me décris. Et en me basant sur ce que j'ai vu de toi, je parierais sur l'une de ces méthodes en ce qui te concerne plutôt qu'une autre, et ce avec un certain degré de certitude, lui confie le quadragénaire, lui faisant comprendre qu'il ne lui a demandé où elle avait eu l'objet que pour voir quelle réponse elle allait lui donner, et non pas parce qu'il voulait réellement savoir.

— Je ne veux pas vous causer plus d'ennuis que je ne vous en ai déjà apportés, elle répond sans s'engager par rapport à ce qu'il vient de dire, tout en se demandant s'il a réellement deviné ce qui l'a conduite à détenir la bague.

Elle ne se croyait pas si transparente. Mais cet air supérieur qu'il lui a accordé à l'instant lui laisse penser qu'elle a encore beaucoup à apprendre, ce qui n'est pas un sentiment qu'elle apprécie.

— Je comprends. C'est pourquoi je ne vais pas t'en demander plus sur ce sujet, la rassure Aleksander, ouvert.

— Je suis désolée, s'excuse Jena en baissant les yeux, embêtée de le mettre dans cette position, où il doit choisir d'ignorer la vérité.

— Tu n'as aucune raison de l'être ; je vais faire mon possible pour aider ta petite sœur, il lui annonce, voulant lui rendre le sourire.

— Vraiment ? elle s'étonne, ramenant à lui un regard incrédule.

Elle était déjà en train de s'imaginer qu'il allait lui dire qu'il ne pouvait rien faire pour elle, par principe de précaution, même s'il n'avait pas l'intention de la dénoncer à qui de droit. Elle aurait compris qu'il réagisse de cette manière, même si elle la redoutait en venant ici, et même avant de s'adresser à Markus, la veille. C'est un adulte et un père de famille, il a beaucoup plus de raisons que son fils de refuser de prendre des risques, même pour une bonne cause.

— Elle est innocente. Je m'en voudrais d'être en mesure de l'aider et de ne pas le faire. Si n'importe lequel de mes enfants étant dans un lit d'hôpital, je souhaiterais que quiconque qui peut peut-être leur venir en aide essaye, quel que soit le prix, il soutient sa décision, sage.

— Je ne sais pas quoi dire, elle souffle, réellement hébétée.

Elle n'est pas habituée à une telle générosité. Non pas qu'elle l'ait recherchée chez qui que ce soit depuis longtemps.

— Ne me remercie pas, notamment parce que je ne te garantis rien. Peut-être que tout ce que mon analyse va révéler, c'est que ce n'est pas ton cadeau qui a électrisé ta sœur, Alek la modère, avec une lucidité qui la laisse de plus en plus pantoise.

— Dans tous les cas, vous m'accordez une confiance que je n'ai pas l'impression de mériter ! elle ose lui faire remarquer, bien que ça aille à l'encontre de son intérêt.

S'il a bel et bien déduit quelle était sa situation, il devrait se méfier. Même en acceptant d'aider sa sœur, il devrait prendre des précautions, comme lui demander de ne plus venir chez lui, de laisser son fils, elle ne sait pas, mais quelque chose. Elle amène avec elle du danger. Et il lui paraît étonnamment stoïque face à elle, comme s'il ne la regardait pas différemment. Pourtant, elle jurerait qu'il a vu juste.

— Tu me fais bien tout autant confiance, non ? il lui rappelle la mutualité de l'arrangement qu'ils viennent d'établir.

— Je n'ai pas vraiment le choix. C'est moi qui ai besoin de vous, pas l'inverse, elle continue à desservir son cas.

— Qu'est-ce que tu voudrais que je fasse ? Que je crie ? Que je te mette à la porte, t'interdise de t'approcher de Markus ? Je t'ai hébergée pendant plus d'une semaine. Autant que je sache, tu n'es pas une menace, quoi qu'il te soit arrivé par le passé, il lui réplique, son sourire s'élargissant à la façon dont elle conforte sans s'en rendre compte son opinion d'elle.

Quelqu'un de manipulateur n'aurait pas hésité une seule seconde à le mettre dans cette situation. Le simple fait qu'elle tienne à s'assurer qu'il s'engage en toute connaissance de cause suffit à le convaincre qu'il a effectivement eu raison de s'en tenir à ses déductions sans demander de détails.

— Ce dont vous n'avez qu'une idée approximative, elle lui rappelle, décidément persistante.

— Que je juge suffisante. Est-ce que tu l'as sur toi ? enchaîne finalement l'ingénieur, las de tourner en rond autour de cette question qu'il juge résolue.

— Quoi ? ne comprend pas tout de suite Jena, perdue par la déviation de sujet.

— L'artefact que tu soupçonnes. Tu l'as sur toi ? reformule Alek, quant à lui imperturbable.

— Er… Oui. Mais vous êtes vraiment sûr de vous ? Parce qu'une fois que vous l'aurez examiné, vous allez probablement découvrir d'où ça vient exactement, et vous pourriez changer d'avis, elle tient à confirmer une dernière fois qu'elle ne fait pas une énorme erreur, tout en sortant les mains de ses poches arrières, la bague se trouvant dans l'une de celles de devant.

— J'ai déjà une idée suffisamment claire pour savoir que ce ne sera pas le cas. Tout va bien se passer, Jena, il apaise une ultime fois ses craintes.

Se résignant à ne plus négocier, la jeune femme glisse ses doigts dans sa poche droite et en retire l'anneau qu'elle a envoyé à sa sœur il y a de ça quelques mois. Formé d'un entrelacs de ce qui ressemble à du câblage très délicat, il ne laisse effectivement pas penser qu'il a potentiellement une autre utilité qu'être purement décoratif. Jena vient le déposer d'un geste solennel sur le bureau de l'ingénieur, partagée entre le soulagement et l'inquiétude.

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