1x07 - Mauvais esprit (4/15) - Sans avenir
Assis à son bureau dans sa chambre, un stylet à la main, Caesar est en plein exercice de remue-méninges, d'après les termes qu'il a gribouillés un peu partout sur la surface intelligente, dont certains sont entourés, soulignés, ou reliés par des flèches.
Le commentaire de Jack, hier, sur son projet universitaire, l'a vraiment secoué. Sans doute plus que le blond n'en avait l'intention. Surtout cette histoire de dissertation.
Où qu'on veuille aller à la fac, une lettre de motivation est nécessaire. Ce n'est qu'une formalité, puisque personne ne s'est jamais vu refuser l'entrée où que ce soit, quitte à être réorienté vers un programme adapté, mais c'est indispensable. Ça permet à la fois de confirmer le choix d'une haute école spécialisée — ou le corriger, d'ailleurs —, et aussi d'orienter les étudiants peut-être moins sûrs de leur avenir, qui en ce qui les concerne chercheront plutôt à intégrer une faculté qui propose tout un éventail un peu plus standard de cursus. Rien ne les empêche de rejoindre une université à domaines réduits par la suite, une fois leur projet construit, de toute façon.
Puisque Caesar fait partie de ces lycéens sortants qui n'ont pas d'ambition bien définie encore, il a l'intention de déposer sa candidature à l'UIC[1], par souci de simplicité. Pourquoi aller chercher plus loin ? Même si l'endroit accueille un bon programme de médecine, que suit Markus, il offre également un panel généraliste bien fourni. Caes aurait pu faire part de cette conclusion rapide à Jack hier, mais sa question l'a trop pris de court pour qu'il puisse tenir ce raisonnement à haute voix. Il se dit qu'il lui en parlera quand le sujet reviendra dans la conversation.
Malheureusement pour l'adolescent, la connaissance de sa destination ne diminue en rien la difficulté de l'exercice de rédaction qu'il est en train d'entreprendre. Ce type de texte est supposé résumer le candidat, faire le bilan de ses atouts et de ses points faibles, à travers le récit d'un ou plusieurs évènements relativement décisifs dans sa vie, autant que faire se peut. Et d'après Jack, et sans doute bon nombre d'autres personnes, Caesar devrait avoir son histoire déterminante pratiquement cousue de fil blanc. Pourtant, il n'arrive pas à se résoudre à parler de la prise d'otages.
Premièrement, ça lui semblerait trop facile, comme de prendre avantage d'un traumatisme, alors que ce qui s'est passé est dramatique à plus d'un point de vue. Deuxièmement, il n'a purement et simplement pas envie d'en parler. Il a la sensation d'avoir à la fois trop et pas assez à raconter. Ils sont restés pendant des heures à la merci de cet individu, assis par terre, poignets liés, à le regarder marcher de long en large à travers leur classe, son fusil d'assaut à la main. Et autant mille idées lui ont fatalement traversé l'esprit, autant Caesar a pourtant l'impression d'avoir eu la tête vide tout le long du siège.
Son autre problème, qui fait curieusement tout autant raccord à quelque chose qu'a dit Jack la veille, c'est qu'il ne se connaît pas d'autre fait-divers significatif à relater. S'il ne s'en était jamais fait l'observation auparavant, il ne peut pas nier qu'il ne lui est en fin de compte effectivement pas arrivé quoi que ce soit dans sa vie de plus palpitant qu'une fracture de l'avant-bras, il y a plus de cinq ans maintenant. Et c'était un accident bête en jouant avec son oncle, un Été. Rien de bien transcendant, même s'il a un souvenir très vif de la douleur.
À part cet encart dans son dossier médical, à bien y regarder, il est vraiment sans histoires, comme garçon. Ce qui, en toutes autres circonstances, serait une raison de se réjouir. Qui voudrait subir tout un tas de catastrophes formatrices ? Non pas que la majorité des gens que ça concerne ne vivent pas très bien avec, mais à choisir, je pense que n'importe qui préférerait éviter.
Il y a bien une autre épreuve que Caesar a traversée, mais encore une fois il n'a pas envie d'en parler. Ce n'est pas frais, mais ça l'embête tout de même d'utiliser la mort de sa mère pour se décrire. En plus de ça, il n'avait que sept ans, il a plus subi qu'agi.
Et puis, ce serait quand même navrant qu'il ne trouve que des tragédies pour cerner sa personnalité ! Sauf qu'il a beau se creuser les méninges, à chaque fois qu'il pense avoir une vague idée, il se rend compte qu'il n'est pas réellement un personnage du récit.
Il connaît beaucoup de gens qui sortent de l'ordinaire, à commencer par Jack, par son QI, son éducation, ses voyages, sa délinquance, et sans doute bien d'autres choses encore, mais aussi son père, ne serait-ce que pour avoir élevé ses trois enfants seul pour une bonne partie de leur vie, ou même son oncle, pour s'être fait blesser dans l'exercice de ses fonctions à plusieurs reprises. Le souci, c'est qu'être entouré de gens spéciaux ne rend pas spécial.
Et même en cherchant du côté d'éléments moins ponctuels de son existence, rien ne saute au visage de Caesar comme fascinant ou ne serait-ce qu'intéressant. Il sait jouer du piano, mais ce n'est pas une activité qu'il apprécie particulièrement pour autant, ni à laquelle il excelle. Il n'est pas très porté sur le sport, non plus. Quant à sa participation au journal du lycée, c'est plus une obligation qu'une vocation. Ce n'est pas un artiste, ni un fan résolu d'une chose ou d'une autre. C'est à se demander ce qu'il fait de son temps libre.
Ayant soudain la désagréable impression d'avoir passé sa vie à attendre bêtement quelque chose qui ne viendra pas, Caesar pousse ce qu'il a écrit de côté, et se lève de son bureau, frustré.
[1] UIC : University of Illinois, Chicago
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