1x07 - Mauvais esprit (13/15) - À la croisée des chemins

Après avoir retourné le salon tout autant sens dessus dessous que sa chambre, et avec tout aussi peu de succès dans sa recherche, Maena s'est vue contrainte de suivre le conseil offert par Jena et revenir sur ses pas de la veille. Elle a commencé par se rendre jusque chez Nelson, en faisant bien attention qu'il ne soit pas dans la cour extérieure avant d'aller furtivement y jeter un œil. N'y ayant pas trouvé son bonheur, et ronchonnant donc d'avoir dû faire cet effort de furtivité pour rien, la petite blonde s'est ensuite dirigée dans la même direction par laquelle elle était partie faire sa promenade furibonde, suite à son altercation avec son ami et sa nouvelle copine. À un moment donné, elle est cependant prise d'un doute quant à la rue empruntée. Il faut dire qu'elle était si en colère qu'elle n'a pas tellement fait attention au décor.

Puisqu'elle a son carnet intelligent sur elle, afin de pouvoir être contactée en cas d'urgence, elle peut cependant retrouver son itinéraire sans peine. Les RFSD ont ceci de pratique (entre autres fonctionnalités) qu'elles enregistrent très exactement le chemin qu'elles, et par extension leur propriétaire en admettant qu'il ne s'en sépare pas, ont suivi. C'est l'une des raisons pour lesquelles les Alternatifs les rejettent, d'ailleurs, voyant cet enregistrement comme une violation de leur vie privée, même si les données en question ne sont pourtant accessibles qu'à l'individu à qui la carte appartient, par le même verrou biométrique qui protège la plupart des informations qu'elles contiennent, ainsi qu'aux forces de l'ordre.

L'adolescente suit son guide numérique, tout en gardant un œil ouvert en direction du sol, à l'affût de son accessoire de poignet. Cependant, plus elle avance, moins elle croit qu'elle va le retrouver. Même s'il est effectivement tombé pendant qu'elle marchait, soit quelqu'un l'a déjà trouvé, soit il est suffisamment bien caché pour qu'elle ne le retrouve pas sans chercher avec plus de minutie, ce qu'elle n'a pas le courage de faire, étant donné la distance qu'elle a couverte la veille.

Alors qu'elle arrive au terme de la boucle qui l'a ramenée chez elle depuis la maison d'accueil de Nelson, elle fronce les sourcils sur la carte qu'elle a sous les yeux. Apparemment, son RFSD serait repartie dans la direction opposée de celle par laquelle elle est en train d'arriver, tard dans la nuit dernière. Direction que l'adolescente prend usuellement lorsqu'elle va courir. Sauf qu'elle n'est pas retournée courir, hier soir… si ?

Intriguée d'avoir été suffisamment fatiguée pour ne pas se souvenir d'être rentrée d'une telle séance de course, si elle peut à peu près se voir y aller, elle décide donc de suivre cette route, pour savoir où elle mène. Après tout, si elle était vraiment au bord du blackout à ce point, c'était une situation tout à fait propice à ce qu'elle perde sa montre. Ce qui rend malheureusement encore plus incroyable qu'elle ait réussi à rentrer chez elle, se changer, vraisemblablement prendre une douche, puis se coucher, mais ce n'est après tout pas ce mystère qu'elle cherche à résoudre pour le moment. Chaque chose en son temps.

Lorsqu'elle arrive à l'endroit où elle a selon sa carte fait demi-tour, elle n'a qu'à moitié l'impression de reconnaître le décor. Mais elle met ça sur le compte de la lumière du jour, la nuit ayant tendance à transformer les paysages. Il lui semble en revanche se remémorer avoir eu un point de côté, même si ce qui s'est passé ensuite est bien plus flou dans son esprit, pour ne pas dire totalement absent de sa mémoire. En se réveillant ce matin, elle était entièrement persuadée qu'elle avait rêvé cette excursion nocturne, il lui est donc difficile d'accepter qu'elle en a simplement oublié une partie.

— Maena ? l'interpelle soudain une voix masculine derrière elle, la faisant violemment sursauter.

Elle l'aurait reconnue sans peine même s'il n'y avait pas qu'une seule personne au monde à qui elle n'ait jamais eu le cœur de demander de ne pas utiliser son prénom complet. Une décharge électrique inexpliquée se propageant dans sa colonne vertébrale à cet appel, de ses lombaires à ses cervicales, la petite blonde fait volte-face vers son professeur de Mathématiques. Il la toise de ses quinze centimètres de plus, son regard sombre plissé d'incompréhension, mais à part ça plutôt souriant, autant qu'il peut l'être, généralement discret dans ses expressions faciales quoi qu'il arrive.

— Strauss ? elle ne peut que répondre, tout aussi surprise que lui de le rencontrer.

— Bonjour, il la salue, retrouvant ses manières, et esquissant un sourire un peu plus franc.

Elle continue pour sa part à le dévisager encore un instant, plus longue que lui à se remettre de sa surprise. En plus du fait qu'elle ne s'attendait absolument pas à le croiser, ni aujourd'hui ni aussi près de chez elle, c'est la première fois qu'elle le voit porter un pull et des jeans au lieu d'une chemise et d'un pantalon. Et ça fait beaucoup de choses à assimiler.

— Bonjour, elle finit par réussir à lui retourner, souriant à son tour, quoique moins à l'aise que lui.

— Qu'est-ce que tu fais ici ? il s'enquiert, penchant légèrement sa tête sur le côté, intrigué.

— Er… J'ai perdu ma montre, alors je retrace mes pas en espérant la trouver, elle répond sans réfléchir, soulignant son explication par le geste, commençant par désigner son poignet nu, puis le carnet électronique dans sa main.

— Tu es venue ici ? s'étonne l'enseignant, comme si c'était impensable de la part de l'adolescente, alors qu'autant qu'elle sache le quartier n'a rien de particulier.

— D'après mon traqueur, oui. Je suis pas mal allée courir, ces derniers jours, et je regarde pas toujours où je vais, elle confirme, tout en justifiant son utilisation de son RFSD pour retrouver un chemin qu'elle a emprunté la veille seulement.

— Je croyais qu'on avait établi que ce n'était pas une bonne tactique ? il se permet de relever.

— Ha ! Oui, c'est vrai. Je suppose que je suis incorrigible ! elle rit après une seconde de battement, le temps de comprendre qu'il fait référence à la fois où elle lui est littéralement tombée dans les bras dans le couloir du lycée.

Son air sérieux n'aide décidément pas du tout à déterminer lorsqu'il plaisante.

— Strauss ! Qu'est-ce qui se passe ? intervient tout à coup une voix de femme, celle à qui elle appartient en train de traverser la rue pour venir se placer à l'épaule du mathématicien qu'elle vient d'interpeller.

La jeune femme n'est autre que la belle blonde repérée par Jack et croisée à plusieurs reprises par Caesar un peu partout dans Walter Payton. Elle se plante à côté de l'enseignant, bras croisés, et toise Mae avec une certaine méfiance.

— Andy ! Voici Maena, une de mes élèves, Strauss s'empresse de faire les présentations.

— Ah oui ? semble s'étonner la dénommée Andy, se radoucissant, bien qu'à peine.

Qui est-ce qu'elle a bien pu s'imaginer qu'était la jeune fille ? Surtout que, de toute évidence, elle sait que son ami enseigne à des adolescents, puisqu'elle lui rend fréquemment visite sur son lieu de travail. Qu'est-ce qui aurait pu lui faire penser à autre chose qu'au scénario présent, le plus évident ?

— Vous l'appelez Strauss ? relève Mae tout bas, trouvant étrange d'apostropher une connaissance par son nom de famille.

— Pas toi ? lui retourne Andy du tac au tac, sans même sourciller.

— Er… Si, mais…. Il est mon professeur, répond maladroitement l'adolescente en rougissant, puisqu'elle ne pensait pas qu'on l'aurait entendue.

— Et alors ? la jeune femme ne semble pas percevoir la pertinence de cette information dans le choix d'appellation.

— Est-ce que vous ne devriez pas l'appeler par son prénom ? ose répondre Mae, de plus en plus déroutée par cet échange.

— Est-ce que tout va bien ? intervient tout à coup une voix grave, en provenance de la même direction par laquelle est arrivée Andy un instant plus tôt.

Lorsqu'elle tourne la tête, comme ses deux interlocuteurs d'ailleurs, l'adolescente ne découvre nul autre que le motard mécanicien, ce qui ne devrait pas la surprendre. Par-dessus l'un de ses habituels débardeurs blancs tachés de cambouis, le grand inconnu porte pour une fois une veste de cuir, plus en harmonie avec la température. S'il ne sourit pas vraiment, il a une attitude beaucoup moins hostile qu'Andy en arrivant au niveau de cette dernière, le visage simplement ouvert, curieux.

— Bonjour, la jeune fille le salue, polie.

— Ben, voici Maena. C'est une de mes élèves, la présente une seconde fois Strauss.

À nouveau, la jeune fille se demande bien pourquoi l'homme a jugé qu'il était nécessaire d'accourir, simplement en voyant ses deux acolytes en conversation avec une ado. Surtout en demandant si tout va bien, par-dessus le marché. Il a beau sembler moins méfiant que sa voisine, sa simple présence semble néanmoins tout autant injustifiée.

— Bonjour, Maena. Qu'est-ce qui t'amène ? le dénommé Ben interroge d'ailleurs la lycéenne.

Malgré l'attitude avenante du dernier arrivé, Mae est curieusement angoissée par le trio ainsi rassemblé, plus près d'elle qu'elle n'en a l'habitude. C'est comme une impression de déjà-vu. Cette sensation est sans doute à mettre sur le compte des nombreuses fois où elle s'est étonnée de leur présence dans son établissement scolaire, et ne doit pas être diminuée par son rêve de la nuit dernière, où ils se sont bizarrement tous les trois retrouvés mélangés à d'autres éléments qui la tracassent en ce moment. Et des bribes de réalité, apparemment, puisqu'il semblerait qu'elle soit effectivement sortie courir la veille au soir, bien qu'elle en ait douté à son réveil.

— Je suis venue courir ici hier. J'ai pensé que peut-être c'était là que j'avais perdu ma montre, elle réitère l'explication qu'elle a déjà offerte à son enseignant.

— Pourquoi ? lui demande alors Ben, sans préciser ce sur quoi il raccroche dans sa déclaration, exactement.

— Parce que… j'ai regardé partout ailleurs, décide de répondre Mae, jugeant que c'est encore la réponse à la question la moins saugrenue qu'il aurait pu vouloir signifier par ce simple adverbe interrogatif.

— Je suis désolé, je ne l'ai pas vue, lui annonce alors Strauss, serviable, mettant mine de rien un terme aux questions saugrenues de son ami.

— Vous savez à quoi elle ressemble, au moins ? s'étonne Mae, l'étrangeté de la situation dans laquelle elle se trouve la rendant presque effrontée malgré elle.

— Je n'ai vu aucune montre aux alentours, mais quoi qu'il en soit je suppose qu'il est question de celle que tu portes en cours, non ? il s'assure de ne pas se fourvoyer, sans prendre ombrage de sa réflexion.

— Er… Oui. Mais vous sauriez la reconnaître ? elle s'exclame alors, impressionnée qu'il ait pu noter un détail aussi insignifiant.

— On m'a déjà dit que j'avais bonne mémoire, il confirme, d'un ton humble malgré son propos.

— Est-ce que… vous habitez dans le quartier ? ose alors demander Mae, curieuse de sa présence et cherchant aussi quelque part à confirmer que le fait qu'il n'ait pas vu sa montre est significatif.

— Qu'est-ce que ça change ? Andy passe instantanément à la défensive, décidément peu avenante.

— Oui, on habite là. Excuse-la, Strauss prend le relais, plus diplomate que sa comparse, désignant vaguement du menton la maison depuis laquelle elle et leur troisième compagnon sont arrivés un peu plus tôt, de l'autre côté de la rue.

L'adolescente retient de justesse un hoquet de surprise à l'annonce qu'ils habitent tous ensemble. Elle aurait été moins interloquée s'ils avaient été voisins, la cohabitation assez rare. Et à leurs interactions, elle n'aurait pas supposé qu'il y avait une composante romantique à quelque relation que ce soit entre les trois. Peut-être qu'ils sont de la même famille ? Une étrange famille recomposée où aucun des enfants n'aurait de parent en commun ?

— Je devrais rentrer, déclare alors l'adolescente, ne se sentant pas à sa place, en indiquant de son pouce par-dessus son épaule la direction d'où elle est venue.

— Bien sûr. À Lundi ? son enseignant la laisse partir sans lui en vouloir, sans doute conscient des maladresses de ses comparses.

— Sans faute. Ravie de vous avoir rencontrés, elle confirme et salue à la ronde, commençant déjà à reculer.

Andy reste absolument immobile, tandis que Ben lui dit au revoir du chef, plus sympathique. S'ils sont de la même famille recomposée, ils n'ont pas non plus été élevés par les mêmes personnes, apparemment.

Et s'ils ne sont pas liés par le sang, comment ces trois individus se sont-ils retrouvés à non seulement habiter mais aussi passer le plus clair de leur temps ensemble ? C'est un mystère aux yeux de l'adolescente. Rien qu'à les voir, leur association est tout à fait inattendue. Même en jeans, Strauss émane une certaine distinction, une sorte d'élégance nonchalante, bien que sans en devenir distant. La façon dont ses cheveux retombent sur les côtés de son visage ne fait d'ailleurs que souligner la chaleur de son regard pourtant sombre. Andy, bien que d'un style un peu plus décontracté, ne donne pas du tout envie de l'approcher. Que sa chevelure et ses iris soient plus clairs ne la rend pas moins menaçante mais au contraire amplifie sa froideur. Quant à Ben, ses vêtements déchirés et tâchés sont tout autant à l'opposé de ceux de Strauss que son attitude est inverse à celle d'Andy. Il a l'air curieux, intéressé par ce qui l'entoure, totalement confiant, malgré lui aussi des yeux aussi noirs que ses cheveux. Et après leur avoir parlé, tout ce qui les sépare ne paraît que plus prononcé. Quelle drôle de brochette !

Le point le plus positif de cette rencontre, si ce n'est le seul, c'est qu'au moins Mae aura quelque chose de sympa à raconter à Ellen demain, pour compenser ce qu'elle a découvert sur Nelson. Sans doute la marginale aura-t-elle plus de conclusions qu'elle à tirer de ce qui vient de se passer.

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