1x07 - Mauvais esprit (12/15) - Perspectives

Un peu plus tard encore, c'est au tour d'Aleksander de quitter son laboratoire à domicile. Il a commencé à inspecter l'anneau sous le regard attentif de Jena, s'assurant qu'il était inactif et non-dangereux à manipuler à mains nues, même si elle le lui a amené sans précaution de transport. Après cette première étape, il a proposé à la jeune femme de le laisser, la suite des évènements pas très captivante, quand bien même elle serait initiée à la matière, ce qui n'est qui plus est pas le cas.

Une fois seul, l'ingénieur a poursuivi son étude préliminaire, déterminant la nature des matériaux qui composent l'objet, leurs proportions, listant leurs propriétés et leurs usages usuels, et autant de menus détails et informations la plupart du temps inutiles mais qu'il faut néanmoins systématiquement mettre un point d'honneur à connaître à propos d'un artefact qu'on examine, au cas où.

Après avoir obtenu quelques-uns de ces résultats introductifs et lancé celles de ces analyses basiques qui prennent un peu plus de temps que les autres, Alek est sorti de son bureau, n'ayant plus rien à y faire pour le moment.

Ce petit projet, il ne va évidemment pas l'amener au travail, ce qui signifie qu'il ne va pouvoir s'y pencher sérieusement que dans son temps libre, à la maison. Cette restriction ne gêne le quadragénaire qu'en ce qu'il va sans doute avoir des idées dans la journée et devra alors attendre le soir pour les tester. À part ça, il est plutôt satisfait d'avoir un peu de nouveauté à se mettre sous la dent. Ce n'est pas qu'il ne trouve pas toujours à s'occuper, mais certaines de ses entreprises personnelles datent tout de même de ses années universitaires.

Comme souvent lorsqu'il réfléchit de manière théorique, sans rien avoir à manipuler de concret, que ce soit des données ou des objets, le père de famille se place au piano de la maison, justement dans la salle de jeu, directement à côté de la porte de son laboratoire.

En tant que matheux, il a toujours apprécié les harmonies et les codes de la musique classique. L'instrument à clavier, il a cependant appris à en jouer sur un défi d'Angie, lors de l'un de leurs premiers rendez-vous. Elle était si impressionnée par sa vitesse de frappe, capacité peu répandue car la plupart des gens préférant l'écriture manuscrite, qu'elle s'était demandé tout haut s'il pourrait transférer cette aptitude à d'autres types de touches. Bien sûr, cette équivalence n'a pas lieu d'être, et malgré sa dextérité et son esprit discipliné, Alek avait dû beaucoup travailler pour réussir à jouer de manière convenable. Il avait néanmoins relevé le challenge avec panache. Et depuis, il a gardé cette activité pour se distraire.

— Hey, Papa, s'élève la voix de son plus jeune fils derrière lui, redescendu de sa chambre car attiré par le son pourtant feutré du morceau qu'il est en train de jouer doucement.

— Hey, Caesar, l'accueille son père, lui souriant par-dessus son épaule, sans interrompre la mélodie qui rappelle une berceuse.

— Tu ne joues pas souvent, remarque l'adolescent, adossé à l'encadrement de la pièce, les mains dans les poches.

— Toi non plus, lui retourne l'adulte, d'un ton calme et sans reproche.

— Hey ! Au moins je t'ai laissé m'apprendre, moi ! rétorque tout de même Caesar, faisant référence à son frère et sa sœur, qui n'ont jamais vraiment eu la patience pour les instruments de musique, tout comme il n'a de son côté jamais vraiment eu la motivation pour quelque sport que ce soit.

— Tu étais le seul trop gentil pour dire non, le père diminue la valeur de cette défense en riant doucement, sachant que, bien qu'il en soit capable, son fils n'aime pas spécialement jouer du piano.

L'adolescent se détache enfin du mur à côté de lui pour s'approcher de son père et vient le rejoindre sur le banc. Il ne passe qu'une jambe par-dessus, s'installant à califourchon sur le siège, puisqu'il n'a pas vraiment l'intention de jouer.

— À quoi tu réfléchis ? il interroge son géniteur, sachant que ce dernier ne se met jamais au clavier que pour se distraire, à peine plus mélomane que lui.

— Aux différentes approches possibles pour un nouveau projet, Alek reste vague sans mentir.

— Un Dimanche ? s'étonne Caesar.

Il sait bien que son père ne s'arrête jamais réellement de cogiter. La robotique est sa passion au-delà de sa vocation. C'était son loisir avant de devenir son métier. Il construisait déjà des machines avant même d'avoir fini le lycée. Mais il sait aussi qu'il se force généralement à prendre ses week-ends pour se reposer les neurones. D'autant plus celui qui suit la date de la veille, fatidique chaque année depuis maintenant dix ans.

— C'est un service, explique le père, toujours sans entrer dans les détails, comme souvent lorsqu'il est question de ses travaux, autant parce que peu peuvent comprendre de quoi il est question que parce que la plupart du temps c'est classé confidentiel.

— Pour Jen ? se permet tout de même d'insister Caesar, perspicace.

— Tu as suivi ça, huh ? le félicite indirectement Aleksander, son sourire s'élargissant.

— Pas vraiment, l'adolescent tempère ses talents d'observation, avec un haussement d'épaules indifférent.

Même si la jeune femme est plus proche de son frère et de sa sœur que de lui, il aime bien Jena. Elle était là lorsqu'il est rentré, mutique et taché de sang, après la prise d'otages, et elle n'a pas bronché. C'est ce qui a achevé d'entériner son opinion favorable d'elle, en fait. Alors, il lui semble tout naturel de lui rendre la même courtoisie de ne pas fourrer son nez dans ses affaires personnelles sans qu'elle ne lui en parle d'elle-même. Elle lui a toujours semblé très énigmatique, de toute façon, même lorsqu'elle laissait filtrer des anecdotes de son passé, donc il ne voit pas pourquoi il se montrerait soudainement curieux, juste parce qu'elle implique son père dans ses mystères.

— Qu'est-ce qui te tracasse, toi ? Alek retourne sa question initiale à son fils, puisqu'il n'est de toute évidence pas réellement venu pour le questionner lui.

Il s'arrête de jouer et repose ses mains sur ses jambes, lui accordant toute son attention.

— J'ai essayé d'écrire ma dissertation pour la fac, aujourd'hui, lui annonce son cadet, avec un soupir abattu.

— Une raison particulière ? lui demande gentiment l'ingénieur, cherchant à comprendre ce qui l'a poussé à entreprendre une telle tâche, visiblement rébarbative pour lui, alors que c'est la première fois qu'ils abordent le sujet de ses études supérieures ensemble.

Certes, la fin de l'année scolaire approche, c'est inévitable, mais il a encore du temps.

— Un truc qu'a dit Jack, hier, l'adolescent reste vague.

— Il a écrit la sienne ? s'enquiert Aleksander, sans animosité mais n'appréciant pas l'idée de la pression des paires.

Aucun de ses enfants n'a jamais été suiveur, mais il est vrai qu'avant Septembre dernier Caesar n'avait jamais vraiment eu qui que ce soit à suivre. Ceci étant dit, jusqu'ici, c'est plutôt lui qui montre le droit chemin à son camarade blond que le jeune prodige qui l'entraîne dans ses excentricités.

— Il en a probablement plusieurs, répond Caesar, validant l'hypothèse de son géniteur.

— Et où est-ce qu'il veut aller ? reprend Alek, conscient des capacités cognitives du meilleur ami de son fils, et se demandant à présent si ce ne sont pas ses ambitions qui intimident son fils.

— Là où je vais, ne peut cependant que répondre Caesar, avec une grimace insatisfaite.

— Et tu as peur de le limiter, c'est ça ? suppose l'ingénieur, comprenant le malaise de son fils tout en trouvant la décision de son camarade pour le moins incongrue.

— Personne ne pourrait limiter Jack Nimbleton. Jamais. Mais qu'il en parle ça m'a rappelé que j'y avais pas encore vraiment pensé, et que… bref, le lycéen n'est pas très désireux de s'étendre sur le sujet, malgré son besoin de conseil.

— Non, pas "bref". Caesar, l'université est une étape importante. Si tu n'es pas prêt à t'y présenter, il ne faut pas te forcer, lui offre le quadragénaire, espérant soulager une partie du poids qu'il semble avoir sur ses épaules.

— Papa, je finis le lycée dans moins de six mois, proteste l'adolescent, se bornant à s'inquiéter.

— Et ? Rien ne t'oblige à entrer à la fac à la rentrée prochaine, insiste son père, voyant qu'il n'avait pas envisagé cette possibilité.

— Qu'est-ce que je pourrais faire d'autre ? lui demande alors son fils, ses sourcils s'arquant, tout à coup encore plus perdu.

— Qu'est-ce que tu veux faire ? lui retourne Aleksander, pédagogue.

— C'est un peu ce que je me demande pour écrire ma dissert', et ce sur quoi je sèche, Caesar lui fait part de son incapacité à résoudre ce problème, justement.

— La réponse ne va pas te venir si tu obsèdes sur la question, l'ingénieur énonce comme un proverbe asiatique.

— Je peux pas passer ma vie à me demander où je vais ! angoisse déjà l'adolescent, se passant les mains sur le visages avant de venir les laisser reposer sur sa nuque.

— Tu as 18 ans, et tu as commencé à y réfléchir sérieusement hier. Tu es loin d'y avoir passé ta vie, le père tempère cette exclamation.

Il sait bien que tout paraît insurmontable à cet âge-là. Même en sachant très précisément où il voulait aller et pourquoi, il avait lui-même eu à faire face à d'autres appréhensions du même type. Celui qui prétend n'avoir eu aucune difficulté à traverser l'adolescence est un menteur, même s'il est sans doute vrai que c'est un peu plus épineux pour certains que pour d'autres.

— Mais… Maman, toi, Markus, vous saviez tous ce que vous alliez faire en sortant du lycée. Même Mae sait qu'elle veut être décoratrice d'intérieur, mentionne justement Caesar, se sentant seul face à son problème.

— Sam n'avait aucune idée, lui apprend alors Alek, intérieurement soulagé de connaître quelqu'un dans le bon cas de figure, si proche de lui qui plus est.

— Ah ouais ? s'étonne Caes, dubitatif, son oncle la personne la plus assurée qu'il connaisse, même par rapport à Jack, sous certains angles.

— Il est allé à la fac parce que nos parents l'y ont incité, et pour suivre mon exemple. Mais jusqu'à ce qu'il soit accepté à l'Académie de Police trois ans plus tard, il était plutôt perdu. Tu aurais dû voir les cours qu'il a suivis ! insiste le grand frère de l'inspecteur, souriant au souvenir de son cadet avant qu'il ne rentre dans les forces de l'ordre, pas le jeune homme le plus facile à gérer du monde.

Non pas que ça ait complètement changé, aujourd'hui encore. Mais ça fait plaisir de le voir utiliser son esprit revêche pour une bonne cause. Lorsqu'il a annoncé qu'il passait l'examen, à un dîner en famille, leurs parents avaient failli s'étouffer de surprise, et finalement tout avait tourné pour le mieux, nonobstant quelques blessures dans l'exercice de ses fonctions.

— J'ai du mal à imaginer ça, Caesar reste incrédule, autant du fait que son oncle ait pu un jour être indécis que du fait qu'il n'ait jamais entendu parler de cette histoire.

— Tu lui demanderas. En attendant, sache que tu n'es obligé à rien. Et aussi que tu peux entrer à l'université sans projet particulier, justement pour explorer de nouvelles choses et voir ce qui t'intéresse, Alek résume calmement les alternatives qui s'offrent à son fils.

— C'est ce que m'a dit Markus, note l'adolescent, recoupant les divers conseils qu'il a déjà obtenus aujourd'hui.

— Je l'ai bien élevé, ce petit, se félicite doucement le père, sur le ton de la plaisanterie, en vérité simplement content de ne pas contredire ce qui a déjà été dit.

Alors que Caesar éclate de rire, l'ingénieur ramène ses mains et ses yeux sur le clavier devant lui, la conversation terminée. L'adolescent, en appui sur ses bras tendus entre ses jambes, reste encore assis là un moment, à l'écouter jouer, regardant ses doigts danser sur les touches noires et blanches.

En dépit de toutes ces paroles rassurantes, il continue à admirer les accomplissements de son père. Il se demande s'il sera un jour aussi équilibré et serein que lui. Rien ne semble jamais le perturber, ni son travail, ni ses trois enfants, aux emplois du temps et aux problèmes, aussi bien personnels que scolaires, pourtant variés. Et ce n'est pas comme s'il avait les meilleures cartes en mains non plus, avec la cruelle absence de sa partenaire de vie ces dix dernières années. Caesar s'est souvent vu dire que, de la fratrie, il était celui qui ressemblait le plus à leur père, tant au niveau physique que caractériel. Néanmoins, puisqu'il a justement l'impression de ne rien contrôler du tout dans sa vie pourtant simple à ce stade, il a à cet instant précis du mal à y croire.

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