1x06 - Jolis Cœurs (8/16) - Belle famille
Au Graceland Cemetery, Sam rejoint enfin son frère aîné. Il interrompt son trottinement à travers les petits chemins de terre battue par la circulation pédestre lorsqu'il l'aperçoit, assis devant la tombe de Jude, coudes sur ses genoux, mains pendantes entre ses jambes. Soupirant à son propre retard au rendez-vous annuel, l'inspecteur reprend rapidement son souffle, puis vient s'asseoir dans l'herbe à côté de l'ingénieur, sans rien dire d'abord. Alek remarque évidemment l'arrivée de son cadet, et un sourire étire ses lèvres sans qu'il n'ait à tourner la tête ou même les yeux.
— Hey, frangin, le salue finalement le nouveau venu, sans le regarder non plus, les yeux rivés sur la pierre rectangulaire devant eux.
— Hey, Aleksander lui renvoie, placide.
— Désolé d'être en retard. Encore, s'excuse le benjamin.
La ponctualité est rarement son fort, en quelque occasion que ce soit. C'est pourquoi il évite généralement de s'imposer des horaires, quand c'est possible. Là, il n'y a pas réellement d'heure convenue, mais Alek arrive toujours assez tôt dans la matinée.
— Tu sais bien que ce n'est pas grave. Et aussi que tu n'es pas obligé de venir, lui rappelle le veuf, glissant enfin un regard vers le célibataire.
— J'en ai envie. Et puis, si je ne passais pas la voir avec toi, je n'irais jamais, et elle viendrait me hanter, se justifie Sam.
Il avait 15 ans lorsque son frère s'est marié, mais la différence d'âge ne l'a pas empêché d'être assez proche de sa belle-sœur. Elle avait toujours voulu un frère, plutôt petit que grand d'ailleurs, et n'avait qu'une grande sœur, alors elle avait très vite adopté l'adolescent. Déjà à l'époque, il était tout l'opposé de son frère, aussi bruyant et brutal qu'Alek était calme et doux, et la jeune femme était sans cesse émerveillée par l'antithèse qu'ils formaient tous les deux, tout en étant toujours là l'un pour l'autre.
— Elle en serait capable, Aleksander confirme la validité de la crainte émise par son frère sans sourciller, malgré son incongruité.
— Je sais bien ! renchérit ce dernier.
Tout en appréciant les disparités entre les deux frères, Jude présentait ses propres contrastes avec son mari. Elle était notamment aussi ésotérique qu'il est cartésien. Anthropologue de formation, elle était experte en cultures anciennes, et connaissait tous leurs rites les plus abscons, y accordant souvent plus de crédit que la majorité de ses collègues. Elle n'aurait ainsi sans doute pas été fermée à l'idée de hanter les vivants après son décès, si elle avait atteint l'âge de sérieusement s'interroger sur sa mort. Mais peut-être faut-il quelque part se réjouir qu'elle n'ait jamais été mise dans une situation qui l'amène à se poser ce type de questions.
— Tu les amènes, des fois ? interroge tout à coup Sam, sachant que son frère comprendra qu'il veut parler de ses enfants.
À chaque fois qu'il est confronté au départ prématuré de sa belle-sœur, il ne peut pas s'empêcher de penser à ses neveux et sa nièce. En plus du lien évident entre la mère et ses enfants, il ne peut pas nier que la ressemblance est frappante entre Maena et sa génitrice, et il lui serait donc d'autant plus difficile de ne pas dévier vers la fille et par extensions les fils lorsqu'il se remémore la mère. Caesar ressemble plus à son père, avec sa tignasse brune et ses grands yeux marrons. Markus, quant à lui, a hérité une partie des gènes récessifs que Sam exprime lui-même, le seul de la fratrie à avoir les yeux bleus.
— Ils viennent en Novembre. Mae pour son anniversaire, Markus pour la Toussaint, et Caesar pour Thanksgiving, répond machinalement le père de famille, sans respecter la chronologie.
— Ils sont organisés, commente l'oncle, qui n'avait pas connaissance de ce calendrier.
Il n'est pas étonné que son frère soit routinier, mais de la part des deux adolescents et du jeune adulte, ça l'impressionne. Ils n'arrêtent décidément jamais de le surprendre.
— Je ne leur ai pas demandé de l'être ! se défend immédiatement l'ingénieur, devinant la pensée de son cadet.
— Tout ce que je dis, c'est que ce sont de bons gosses, l'inspecteur retourne habilement sa surprise en compliment.
Après, Alek ne leur a peut-être rien conseillé de manière explicite, mais ça ne les a sans doute pas empêchés de calquer leur comportement sur le sien. Donc, quelque part, il n'est pas étranger à leur petit arrangement.
— C'est vrai, le père accepte et valide l'éloge.
— Elle serait fière, ajoute encore Sam, sachant pertinemment que son frère s'en inquiète sans cesse.
Il est conscient de cet état de fait autant parce qu'il connaît bien son aîné que parce qu'il est également soumis à cette inquiétude permanente pour eux, alors qu'ils ne sont que ses neveux et sa nièce, pas ses enfants.
— J'espère qu'elle l'est, lui répond Alek, en hochant la tête.
— Je sais que tu t'en veux à propos de cette histoire de prise d'otages. Et il faut que tu arrêtes, reprend le plus jeune, plus direct dans son approche.
— J'essaye, lui promet l'autre.
Les deux frères restent assis dans l'herbe en silence, à contempler le vide aussi bien que le décor champêtre du cimetière. Cette année, Sam aura l'âge qu'avaient Alek et Jude lorsqu'ils ont été cruellement séparés. Et lorsqu'elle est morte, l'inspecteur avait tout juste un an de plus que le couple au moment de leur mariage. Ces parallèles ne sont pas sans le travailler, de temps en temps.
Il a beau être entouré de tragédie à longueur de journées dans son métier, il n'a jamais réussi à faire preuve de cette même compartimentation professionnelle pour ce qui est arrivé à sa belle-sœur qu'il en est capable pour toutes ses autres affaires, antérieures comme ultérieures. Il a tenu à être celui qui annoncerait la nouvelle à son frère, lorsqu'elle est parvenue à son commissariat, mais même sans qu'il le regrette une seule seconde, ça reste encore aujourd'hui l'une des choses les plus douloureuses qu'il ait jamais eues à faire.
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