1x06 - Jolis Cœurs (7/16) - Culpabilité
Lorsque la sonnette de la maison retentit, Markus sort de sa chambre par réflexe pratiquement pavlovien. En chemin vers les escaliers, il remarque qu'il a bien fait, car sa sœur n'a rien entendu, des écouteurs sur les oreilles et concentrée sur un devoir, à son bureau. Avec un sourire pour l'imperturbabilité de la petite blonde, qui fait virevolter son stylet entre ses doigts dans sa réflexion, le jeune homme descend les marches et va ouvrir la porte, sans prendre le temps d'enfiler des chaussures.
— Hey, Marko, le salue Jena, sur le seuil.
Elle lui sourit doucement, en dégageant ses longues mèches brunes ondulées de son visage d'un mouvement de tête machinal. Elle porte encore le T-shirt du bar où elle travaille sous sa veste, dans les poches de laquelle elle a fourré ses mains.
— Jena ! Quelle bonne surprise ! On parlait justement de toi ce matin. Mae va être contente de te voir, l'accueille Markus, son expression joviale s'élargissant.
— Er… En fait, je viens plutôt voir ton père. Est-ce qu'il est là ? la jeune femme tempère cependant immédiatement son enthousiasme.
— Mon père ? Non, pourquoi ? il s'étonne, en oubliant de terminer son geste d'invitation à entrer.
— Ça fait rien. Maintenant que j'y pense, c'est peut-être aussi bien que je te parle d'abord à toi, en fait, elle reconnaît.
Il commence alors à remarquer qu'elle semble agitée, à son sourire un peu crispé et la façon dont elle passe nerveusement et excessivement sa main autour de son oreille, avec un succès mitigé pour y coincer sa chevelure.
— Jen, est-ce qu'il y a un problème ? il lui demande, soudain inquiet.
— Non. Enfin, pas vraiment. C'est à propos Caroline, elle tente de commencer, voulant le rassurer mais échouant.
— Oh ! Est-ce que…? Markus n'ose même pas émettre une hypothèse, ne connaissant que trop bien toutes les façons dont un coma peut mal tourner.
— Elle est au beau fixe. Mais… Est-ce que je peux rentrer ? Jena demande alors, se tenir sur le pas de la porte ne l'aidant pas à mettre ses idées au clair.
— Bien sûr ! il reprend ses esprits et termine le geste qu'il a failli commencer plus tôt et a interrompu dans sa surprise à la mention de son père.
Il cède le passage à la jeune femme dans le couloir, referme la porte derrière elle, puis la rejoint au salon, où elle ne semble cependant pas vouloir s'asseoir, paraissant déjà faire des efforts pour tenir en place debout.
— Tu connais ces boîtes, dans la chambre des patients, avec leurs effets personnels ? elle l'interroge, dessinant un cube dans le vide avec ses mains.
— Oui. Pourquoi ? il répond, restant debout avec elle, ne voyant pas encore où elle veut en venir mais la laissant y arriver à son rythme.
— J'ai trouvé quelque chose dans celle de ma sœur que je pense pouvoir avoir causé son accident, révèle alors Jena, un pli d'anxiété sur le front.
— Oh Mon Dieu ! Tu l'as dit aux médecins ? s'exclame Mark.
Le protocole dicte que tout ce qu'un patient avait sur lui au moment de son accident doit être conservé pour enquête, afin d'éventuellement en déterminer les causes, et ainsi pouvoir traiter la personne au mieux. Une fois l'examen de ces éléments terminé, ils sont placés dans un réceptacle de plastique transparent, scellé, et généralement au chevet du malade, à défaut d'un meilleur endroit.
Dans le cas de Caroline Miller, les causes de son électrisation n'ont pas pu être déterminées, que ce soit à l'aide de ce qu'elle portait sur elle ou bien de là où elle se trouvait lorsque c'est arrivé. Il est cependant tout à fait possible que les enquêteurs de l'hôpital aient manqué quelque chose, auquel cas il faudrait le leur signaler, si on en a la preuve. Une telle découverte pourrait radicalement changer le traitement de la jeune fille.
— Non, répond cependant Jena, avec un air coupable.
— Pourquoi pas ? ne comprend pas Markus, fronçant légèrement les sourcils.
Cela fait des semaines qu'elle se fait un sang d'encre pour sa petite sœur, et lorsqu'elle pense avoir trouvé quelque chose qui pourrait peut-être l'aider, elle ne l'exploite pas ? Il pensait qu'elle était dépitée que sa découverte de l'objet n'apporte rien de plus à l'équipe médicale.
— Parce que c'est moi qui lui ai donné cette bague, elle se justifie, son expression toujours aussi tendue.
Mark a du mal à voir comment un anneau pourrait avoir causé l'électrisation de l'adolescente, mais soit. La grande sœur est clairement agitée, et questionner ses soupçons de manière directe ne va pas l'aider à se calmer. Elle a sans doute ses raisons qu'il ignore, voilà tout.
— Ce n'est pas une enquête criminelle, tu sais. Et même si c'était le cas, je ne pense pas que tu lui as donné un bijou avec l'intention qu'elle s'électrise avec, donc tu es hors de cause, l'étudiant tente de raisonner son amie avec diplomatie, un sourire rassurant aux lèvres.
— Le souci, c'est surtout que j'ai volé la bague, insiste Jena, passant ses mains sur son visage et les gardant jointes sous son menton ensuite.
Elle surveille son interlocuteur de ses grands yeux verdoyants, comme anxieuse de connaître sa réaction à ses révélations. Il est cependant de plus en plus perdu, trop pour pouvoir s'arrêter sur une opinion encore.
— Tu veux dire de la boîte d'effets persos ? il demande, haussant un sourcil, comme dubitatif de sa propre déduction.
Certes, ces boîtes sont scellées, puisqu'elles contiennent des preuves, d'une certaine manière, mais c'est plus pour la forme qu'autre chose. Les ouvrir ne relève pas de l'impossible, ne serait-ce qu'à la demande du patient, lorsqu'il est conscient. Même si Jena a effectivement ôté la bague du réceptacle, il ne pense pas qu'on puisse le lui reprocher. Personne ne pourrait lui tenir rigueur d'avoir voulu un memento de sa petite sœur comateuse. Par conséquent, il ne voit toujours pas de quoi elle a si peur.
— Non. Je l'ai volée avant de la donner à Caro, le corrige la jolie brune, se rendant seulement compte d'à quel point son discours est peu clair pour celui qui l'écoute.
— Comment ça volée ? il décide de relever, ayant décidément du mal à la comprendre.
— Je l'ai prise à quelqu'un à qui je n'aurais pas dû, explique Jena simplement, acceptant que le concept de vol, dans une société majoritairement dénuée de système monétaire, puisse être difficile à saisir.
— Er… Si ça avait manqué à quelqu'un, son absence aurait été signalée, et l'hôpital l'aurait rendu à qui de droit durant son enquête. Ça a sans doute été remplacé, tout simplement. Tu n'as pas de souci à te faire, la rassure Markus une nouvelle fois, illustrant sans le savoir parfaitement le décalage entre leurs deux mondes.
En l'absence de valeur marchande pour presque tout, le vol ne présente strictement aucun intérêt, et ce même pour quelqu'un qui n'adhérerait pas au système Solidaritaire. La plupart des boutiques refusent carrément les paiements même lorsqu'ils sont offerts ; on ne peut pas dérober quelque chose qui est donné, comme c'est le cas de tout ce qui est exposé dans les magasins, et ce sans identification. (Il n'y a que les logements citoyens qui exigent une RFSD, et c'est autant pour des questions de gestion que parce que c'est le seul support possible pour une clé de domicile de ce type.) Quant à prendre quelque chose à un particulier, à moins de vouloir lui faire de la peine, ce n'est pas intéressant non plus, puisque la plupart des biens matériaux sont facilement interchangeables, comme vient de le dire Markus.
Il existe bien des pièces uniques, à valeur historique, mais elles appartiennent pour la plupart aux musées du monde. Le reste est trafiqué dans le bas-monde Alternatif, par des individus aussi égoïstes que sans scrupules, certes, mais l'étudiant doute que la bague dont Jena est en train de parler fasse partie de ces objets-là. Sinon, l'offrir à sa petite sœur semble être une étrange décision. D'où les difficultés du jeune homme, toujours, à saisir l'alarme de la jeune femme, qui n'a à son sens commis aucun crime et ne devrait donc pas s'inquiéter de pointer la babiole du doigt à l'équipe de soignants qui s'occupent de Caroline.
Jena soupire et continue à ne pas tenir en place. Elle n'arrive pas à se faire comprendre. Ou plutôt, elle n'arrive pas à trouver les mots pour expliquer l'ampleur de son problème. Pourtant, ce n'est pas le jugement qui étouffe le regard que Markus pose sur elle. Et elle aurait pu s'y attendre, puisqu'elle ne pense pas avoir jamais rencontré quelqu'un de plus tolérant que lui. Mais ça ne lui rend cependant pas ses aveux plus aisés.
— D'accord. Comment je t'explique ça ? Ça vient d'un labo. C'est un genre de technologie expérimentale. C'est pour ça que je pense que ça a pu électrocuter Caro, elle étoffe un peu son récit, ne désespérant pas de faire passer à son interlocuteur à quel point la situation est critique.
Sans succès pour le moment, malheureusement, puisque voler leurs prototypes est également superflu aux yeux du jeune homme. Tout invention est open source, une fois la phase de test terminée. Le seul avantage que pourrait présenter une telle démarche serait de s'accaparer le prestige d'une découverte, mais avec la quantité de sauvegardes effectuées en permanence, s'approprier l'idée d'un autre relève de l'impossible. Et lui retirer son prototype le retarderait à peine dans ses recherches. Si on veut faire avancer ses propres travaux, il est bien plus facile de tout simplement entrer en contact avec son collègue, la coopération entre scientifiques tout ce qu'il y a de plus courante. Non pas que Markus puisse s'imaginer en quoi ces situations pourraient correspondre à Jena, dans quelques circonstances que ce soit.
— Oh. Et c'était censé faire quoi, à la base, pour que tu le donnes à ta sœur ? il demande alors, une autre hypothèse se formant dans son esprit.
Jusqu'ici, il n'est donc toujours pas fixé sur la raison pour laquelle la jeune femme ne veut pas que l'hôpital étudie l'anneau en sachant qu'il ne s'agit pas d'un simple bijou. Peut-être ne veut-elle tout simplement pas qu'on découvre que son cadeau à sa sœur était plus que ce qu'il n'y paraissait. Même si on pourrait penser que ça aurait peu d'importance, maintenant qu'il est question de la réveiller d'un coma.
— Je sais pas ce que c'était censé faire. C'était dans une caisse marquée hors d'usage, donc je pensais pas que ça ferait quoi que ce soit. D'ailleurs, je l'ai porté pendant plusieurs mois avant de le donner à Caro, et il ne m'est rien arrivé, Jena descend la théorie en flèche.
Ce qui n'est pas surprenant, puisque sinon elle aurait commencé par mentionner le caractère technologique de l'anneau, et non pas son statut d'objet volé. Mais Mark est trop déboussolé par cette conversation pour avoir pensé à ça avant de poser sa question précédente.
— Je peux savoir comment tu t'es retrouvée à te servir dans les poubelles d'un labo, au juste ? Et pourquoi ? est tout ce que l'étudiant trouve à demander ensuite, à court d'éléments pour mieux comprendre ce qui panique tant la jeune femme en face de lui.
Elle soupire à nouveau et baisse les yeux, comme de plus en plus honteuse. Les questions qui lui sont posées la poussent à révéler des choses qu'elle aurait sans doute préféré garder cachées. Passant une main dans sa chevelure brune, elle se détourne vers une fenêtre.
— J'ai pas exactement eu que de bonnes fréquentations, dans l'Est, d'accord ? Il y a des gens avec qui j'ai traîné qui n'étaient même carrément pas recommandables du tout, même si je m'en suis pas rendu compte tout de suite. C'était chez eux. J'ai vu une bague dans ce qui était supposé être une poubelle, je l'ai trouvée jolie, alors je l'ai prise, c'est tout, elle confesse, osant à peine croiser le regard du jeune homme.
— Et tu ne peux pas les recontacter pour leur demander de l'aide ? propose alors naïvement Markus, n'ayant pas vraiment connaissance des pratiques des laboratoires clandestins, et n'appréciant par conséquent pas encore l'ampleur du problème.
Autant qu'il sache, elle ne veut simplement pas exposer leur opération en fournissant l'un de leurs prototypes à l'examen d'une institution officielle. Et il pourrait comprendre une telle loyauté.
— Non. C'est bien ça le problème. Ça a pas été facile de me défaire de ce groupe, j'ai pas envie qu'ils me retrouvent. Et si l'anneau est entré dans le système en tant que plus qu'un bijou, c'est cuit, Jena met l'accent sur la dangerosité des personnes à qui elle a pris la bague, que Mark ne semblait pas avoir saisie lors de sa précédente prise de parole.
Le jeune homme prend une respiration volontairement lente. Il ignore peut-être encore beaucoup de choses à propos de Jena, comme le prouve ce dialogue de sourds qu'ils viennent d'avoir, mais il a tout de même parallèlement la conviction d'avoir appris à la connaître, ce dernier mois et demi. Et ça ne lui semble pas son genre de rechigner à prendre des risques pour venir en aide à quelqu'un qui lui est cher. La menace doit donc être particulièrement sérieuse. Il la rattrape enfin dans son inquiétude.
— C'est comme ça que tu t'es faite ta cicatrice au coude ? il l'interroge, essayant d'imaginer ce qui a bien pu se passer pour qu'elle soit si effrayée par ces gens.
— Er… Oui, en fait. En quelque sorte, elle semble surprise qu'il ait fait cette déduction, mais confirme, hochant la tête et portant machinalement sa main à l'endroit où elle a un jour été blessée.
Intégrant encore la gravité de la situation, Mark s'assoit sur le canapé. Il ne s'attendait pas à ça. Même dans toutes les théories les plus farfelues qu'il avait pu élaborer au sujet du passé de la jeune femme, naturellement curieux, il était loin d'imaginer une chose pareille. Probablement parce que son monde à lui est si stable. Il devrait peut-être être déçu qu'elle n'ait pas su choisir ses fréquentations, mais tout ce qu'il ressent est de la compassion pour elle. Sans compter que, la priorité dans cette histoire, c'est l'adolescente de 16 ans qui est dans le coma, donc ce ne serait pas le moment de juger de toute manière.
— De quoi tu as besoin ? il finit par lui demander, bon samaritain, fidèle à lui-même.
Il voit une vague de soulagement s'abattre sur la jeune femme lorsqu'elle se rend compte qu'il accepte de l'aider, sans aucune objection à tout ce qu'elle vient de lui raconter. Clairement, c'était la crainte d'être rejetée qui lui a rendu ces aveux si difficiles. Elle arrête enfin de bouger sur place et les larmes lui montent aux yeux.
— J'ai besoin d'une expertise scientifique pour me dire si oui ou non mon stupide cadeau a pu causer l'accident de ma sœur, elle répond, une fois sa gorge un peu desserrée.
— Sans passer par les voies officielles. Donc tu as pensé à Papa, il ajoute avec un geste déductif, comprenant tout à coup beaucoup mieux pourquoi elle a demandé après Alek en arrivant.
— Oui. Je sais que c'est peut-être trop en demander, mais je peux pas ne pas au moins essayer. C'est ma petite sœur. Elle aime les échecs et les fringues. Quel genre d'ado aime les échecs ET les fringues ? Je peux pas être la raison qu'elle soit dans cet état-là. J'ai déjà balancé ma vie en l'air, je peux pas l'avoir entraînée vers le fond avec moi, elle confirme, continuant à plaider son cas malgré tout.
Sans compter que ce serait donner raison à ses parents, dont les accusations semblaient initialement si injustifiées.
— Tu n'es même pas sûre que ça seulement pourrait avoir été ça. Peut-être que l'anneau est effectivement inerte. Ou il ne l'est pas mais n'a rien à voir avec l'accident, il rebondit, indécrottable optimiste, voulant lui remonter le moral.
— Peut-être. Mais je dois être fixée. Quand j'ai vu cette bague dans la boîte j'ai… Le temps s'est arrêté, Jena continue à relater son état émotionnel, tout en venant enfin s'asseoir à côté de Mark dans le canapé, comme soudain fatiguée.
— Et si c'est effectivement ça la cause, qu'est-ce que tu vas faire ? L'hôpital devra forcément savoir, pour pouvoir adapter le traitement, envisage l'étudiant, avec une grimace désolée d'aborder un sujet qui fâche.
— J'aviserai le moment venu, la brunette met l'éventualité de côté pour le moment, sans ménagement, secouant la tête.
Il la trouve tout à coup bien désinvolte, mais se rend bien compte qu'elle décompense simplement de tout le souci qu'elle a accumulé entre le moment où elle a aperçu la bague dans les affaires de sa sœur et celui où elle a compris qu'il allait l'aider.
— Je vais parler à mon père. Mais il est possible qu'il te pose des questions un peu plus précises sur ce labo, sur ces gens avec qui tu traînais. Est-ce que tu seras prête à y répondre ? il pose une nouvelle fois une question aussi délicate que nécessaire.
Si elle a eu du mal à ne serait-ce qu'aborder le sujet avec lui, il est légitime de penser qu'il en sera de même voire pire avec son paternel.
— Je lui en dirai autant que j'en suis capable. Le plus important c'est que l'étude de l'anneau reste strictement privée. Même une enquête confidentielle de l'hôpital n'échapperait pas à ces types, Jena entérine une dernière fois l'importante de la discrétion dans cette affaire.
Il est très douloureux pour Markus de voir la jeune femme dans cet état, surtout maintenant qu'il en connaît les raisons et ne peut rien y faire dans l'immédiat. Il lui propose du thé, pour se calmer les nerfs, mais elle refuse poliment, lui annonçant qu'elle n'avait pas longtemps pour venir le voir de toute façon et doit retourner travailler. Pourquoi elle s'astreint à de tels horaires le dépasse, mais il respecte ses choix de vies, et la laisse partir.
Sur le seuil de sa maison, il regarde sa silhouette en amphore disparaître au coin de la rue, avec un soupir inquiet.
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