1x06 - Jolis Cœurs (14/16) - Amis

Dans l'immense cuisine des Nimbleton, Jack et Caesar sont accoudés de part et d'autre d'un long plan de travail rectangulaire en marbre noir, un grand bol de céréales entre eux. Chacun des adolescents sélectionne les éléments qui lui plaisent dans le mélange, curieusement sans se télescoper. Puisqu'ils sont en train de manger, la conversation n'est pas continue, et ils échangent des bribes de temps à autres seulement.

Les ambassadeurs sont évidemment rentrés de Corée depuis l'Incident au lycée de leur fils, mais ils sont présentement repartis pour le week-end. Pour une fois, ce n'est pas un voyage d'affaire, bien que la dernière trouvaille de Jack pour leur taper sur les nerfs soit de sans cesse les accuser de lui mentir. En ce qui concerne les domestiques qui hantent usuellement les lieux, le petit blond s'est permis de leur donner congé, encore une fois spécifiquement pour agacer ses parents lorsqu'ils rentreront. Ainsi, les deux adolescents ont été seuls toute la journée, si on oublie évidemment les gardes à l'extérieur, sur lesquels le blondinet n'a aucune autorité, à son plus grand désarroi. Mais il planche sur le problème.

— Tu sais que t'es mon meilleur pote, pas vrai ? annonce tout à coup Jack, après un silence un peu plus long que les précédents.

— Parce que je prends les raisins secs dans tes céréales, ou parce que je ne te juge pas pour avoir des céréales pour le dîner ? lui répond Caesar, amusé par la soudaineté de sa remarque, sortie de nulle part, autant qu'il puisse en juger.

À moins qu'essayer de se faire pardonner, démarche qu'il n'avait jamais entreprise de toute sa vie, l'ait encore plus travaillé qu'il ne le croyait. Pourtant la tension a été résolue depuis plusieurs heures déjà.

— Je suis sérieux. Avant cette année, j'avais soit des cours par correspondance, soit je me faisais virer de mon lycée avant d'avoir pu dire ouf, lui explique le petit génie.

Ce dont il ne se rend pas compte c'est que ça fait de Caes son seul ami, c'est-à-dire le meilleur uniquement pas défaut. Mais c'est déjà ça.

— Tu dis ça, mais je te vois pas te faire virer de Walter Payton, lui fait remarquer le grand brun à la place.

Il n'a aucun doute sur ses tendances délinquantes, et a été choqué à plusieurs reprises de ce dont il était capable, mais jusqu'ici ce qui est arrivé de plus grave à cause de lui était hors de son contrôle. Il ne dit pas qu'il exagère ses péripéties passées, mais elles semblent justement derrière lui.

— Parce que je crois que tu as une bonne influence sur moi, justifie Jack tout simplement.

— Fais pas comme si t'avais eu de mal à me trouver ; tu es venu droit vers moi ton premier jour, se permet de lui rappeler Caesar, quelque part encore un peu dubitatif de cette première rencontre, à chaque fois qu'il y repense.

C'était assez irréel. Jack a été transféré à Walter Payton une semaine après la rentrée des classes, ce qui est déjà inhabituel en soi sans y ajouter la présence d'un garde du corps sur ses talons, ou les tatouages colorés qu'on peut facilement apercevoir dès qu'il retrousse à peine ses manches. Et lors de sa première entrée dans le self, le jeune rebelle s'est directement assis en face de Caes, comme s'il avait fait ça toute sa vie. Et il a engagé la conversation. Juste comme ça. Alors que l'adolescent n'était pas le plus près de la porte ou quoi que ce soit. Les raisons derrière ce choix restent encore aujourd'hui un mystère à ses yeux.

— À ta plus grande insatisfaction, d'ailleurs, se remémore Jack avec lui, un large sourire étirant ses lèvres.

— J'étais pas insatisfait, j'étais surpris, se défend l'autre.

— La surprise c'est "oh, quel bon vent vous amène, jeune inconnu ?", pas "Tu as besoin d'aide pour un truc ?", met en évidence le blondinet, imitant la voix de son ami, un peu plus grave que la sienne, avec un certain talent.

— Je n'ai pas l'habitude de me faire accoster, c'est tout, se justifie une nouvelle fois Caes.

— Avec qui tu traînais, avant de me rencontrer ? lui demande alors Jack, comme si c'était la première fois qu'il se posait la question, ce qui est entièrement possible.

Il est venu vers lui son premier jour parce qu'il l'a vu tout seul à une table, mais ce n'était pas le seul lycéen à ne pas encore avoir de compagnie au moment où il a fait son entrée dans le réfectoire. Il s'avère que, contrairement à la plupart des autres candidats, il n'a effectivement été rejoint par personne d'autre par la suite. Jack avait initialement mis ça sur le compte de sa présence, mais depuis le temps il aurait sans doute entendu parler de ces gens dont il aurait usurpé la place, non ?

— Personne en particulier, répond Caesar, avec un haussement d'épaules, confirmant la déduction du petit blond.

— J'ai du mal à y croire, insiste ce dernier.

Il est peut-être d'une intelligence théoriquement supérieure, il ne peut pas être le seul à apprécier la compagnie de son camarade. Caes est débonnaire et placide, honnête et loyal, un peu timide mais volontaire quand c'est important. À moins de se restreindre à un entourage de boutentrains exclusivement, qui ne voudrait pas d'un ami comme lui ? Et est-il vraiment possible que personne d'autre n'ait jamais remarqué ces qualités chez lui ?

— Pourquoi est-ce que tout le monde devrait avoir un groupe de fréquentations attitré ? Je parle aux gens, je suis juste pas 24 heures sur 24 avec la même personne, objecte le grand brun à son collègue en face de lui, presque vexé.

— Maintenant, si, lui fait remarque l'autre, joueur et voulant lui remonter le moral, bien que ce soit lui qui lui ait plombé en premier lieu.

— C'est toi qui es avec moi H24 ! proteste encore Caesar, à deux doigts de lui lancer un fruit sec.

— Comme un coquillage sur un rocher ! confirme cependant le surdoué, n'hésitant pour sa part pas du tout à lui envoyer un grain de riz soufflé.

— Je sais pas comment tu supportes, si tu n'as jamais traîné comme ça avec personne, Caesar retourne le commentaire contre lui, tout en essuyant le projectile de son T-shirt.

— Je suis extrêmement adaptable, Jack ne se laisse pas prendre au piège.

Le grand brun lève les yeux au ciel et abandonne l'idée de mettre son ami en défaut. Il a de commun avec les félins qu'il retombe toujours sur ses pattes, d'autant plus lorsqu'il a lui-même abordé le sujet dont il est question. Ou peut-être est-il plutôt comparable à un bulldozer, en ce qu'il ne se laisse même pas déstabiliser en premier lieu. Caes se demande parfois ce que ça doit faire d'avoir autant le contrôle.

— D'ailleurs, au fait, tu vas où à la fac ? interroge soudain Jack, suivant comme d'habitude un cheminement mental qui lui est propre.

— Pardon ? est surpris son camarade, à tel point qu'il laisse sa main en suspens au-dessus du bol entre eux.

— La rentrée prochaine, tu vas où à la fac ? reformule le blondinet, ne voyant pas ce qui pourrait prêter à confusion dans sa question.

— Comment tu veux que je saches ça ? s'exclame Caesar, qui ne s'est visiblement jamais sérieusement penché sur le problème.

— Tu as bien une idée. On finit le lycée dans moins de six mois, lui rappelle l'autre, pour une fois usant d'un raisonnement acceptable par le commun des mortels.

— J'ai été un peu distrait, ces derniers temps, Caes justifie son absence d'esprit, tout en s'assombrissant.

— Vrai. Au moins, quoi que tu décides, tu auras une histoire qui tue pour ta dissert' ! lui suggère cependant Jack avec entrain, ne se rendant pas compte de ce qu'il a ramené à la surface pour son camarade.

— En quoi ça t'intéresse, mes projets d'avenir ? s'enquiert ensuite Caesar, pour détourner la conversation de lui.

— Comme un coquillage sur un rocher, je te dis. Tu ne vas pas te débarrasser de moi si facilement, explique indirectement le petit blond, toujours aussi enthousiasmé.

Le grand brun se force à sourire pour cacher son soudain malaise. Il n'est pas mécontent que son ami n'ait pas l'intention de le quitter, bien au contraire. Aussi agaçant puisse-t-il être parfois, il a appris à apprécier la présence du génie, et sait qu'il lui manquerait s'il devait être séparés pour une raison ou une autre. Comme il vient de le lui expliquer, il n'a jamais eu l'habitude de toujours traîner avec la même personne, mais depuis leur rencontre ça ne l'a pas gêné, et il comprend même mieux pourquoi ce schéma est si répandu.

Non, ce qui l'inquiète à présent, c'est cette histoire d'université, à laquelle il n'avait sincèrement pas songé du tout, pour ne pas dire qu'il l'avait purement et simplement oubliée. Si la prise d'otage est en effet une excellente excuse pour ne pas y avoir réfléchi ces dernières semaines, il doit admettre qu'il n'y pensait pas avant non plus. Peut-être attendait-il inconsciemment une sorte de déclic, comme une révélation toute auréolée de lumière qui lui aurait dicté la voie à suivre ? Sauf que jusqu'ici, rien de tel ne s'est produit, et comme on vient de le lui rappeler, l'échéance approche.

Il devrait retourner sa question à Jack, mais il semble assez clair que le petit blond a décidé que ce serait lui qui suivrait son pote, et pas l'inverse. Ce qui n'est pas idiot, sachant que le prodige n'a pas exactement besoin de cours magistraux pour maîtriser un domaine, contrairement à Caesar. Il peut donc se permettre d'aller dans une fac qui ne propose pas les cours qui l'intéressent, contrairement au grand brun. Reste maintenant à savoir quels cours ce dernier a envie de suivre, ce qui est loin d'être une évidence pour lui, comme ça semble l'avoir été pour tous les membres de sa famille à être passés par là.

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