1x05 - Maîtrise des dégâts (7/17) - Jack
Ne disposant pas d'une pièce attitrée, comme Holden son infirmerie, Iz a dû se contenter d'une banale salle de classe pour conduire ses évaluations. Elle a réaménagé l'espace du mieux qu'elle a pu pour accommoder ses besoins, en repoussant les tables au fond de la pièce, et ne conservant que deux chaises, devant la bureau du professeur et parallèles à lui. L'endroit accueillant usuellement des cours d'Allemand, elle a aussi pris soin de temporairement dépolariser les surfaces accrochées aux murs, affichant des cartes de l'Europe, le drapeau du pays, et des figures notables de nationalité germanique, les jugeant inadaptées.
Assis en face d'elle en cette fin de matinée se trouve l'un des élèves avec lesquels elle avait le plus hâte de discuter, à savoir Jack, la cible des envahisseurs du lycée. Sa cheville droite posée sur son genou gauche, et ses mains entrelacées, le petit blond ne semble pas stressé du tout à la perspective d'être légèrement psychanalysé par une parfaite inconnue.
— Bonjour, Jack, Iz salue son jeune patient, de la même manière que tous les autres avant lui.
— Bonjour, Madame, répond poliment l'adolescent.
— Tu peux m'appeler Liz, elle lui propose, même si ce n'est pas le surnom qu'elle préfère usuellement.
— D'accord. Je vous donnerais bien un diminutif pour moi, mais… il rebondit avec humour.
Holden n'avait pas menti : l'adolescent est vif d'esprit. Elle l'a bien pressenti, non seulement à sa posture dans sa chaise, mais aussi au motif sur le T-shirt qu'il arbore sous sa chemise noire. Il ne porte que du noir, à dire vrai, comme beaucoup des élèves qu'elle a vus en sessions ou même croisés dans les couloirs. L'établissement est un peu en deuil, quelque part, donc rien de surprenant. Il faut cependant un type d'aplomb bien particulier pour afficher le slogan 'TERRORISTS WIN', même en fines lettres blanches, trois jours après un tel évènement. Apparaître décontracté est parfois une façade, surtout à cet âge-là, mais la jeune femme ne croit pas que ce soit le cas en l'occurrence.
— Tu étais la cible, n'est-ce pas ? elle décide donc d'entrer directement dans le vif du sujet, pour le déstabiliser.
— Oui, il confirme avec concision, nullement affecté.
— Comment est-ce que tu te sens par rapport à ça ? elle l'interroge, très scolaire.
— En colère, il déclare tout simplement, hochant la tête plus calmement que sa description de son état ne l'aurait suggéré.
— En colère après qui ? Iz ne se laisse pas déconcentrer.
— Mes parents. Parce que c'est leur faute, élabore enfin un peu plus Jack.
— Tu m'expliques ? lui demande tout de même sa thérapeute d'un jour.
— Ils ont fait un truc dans un pays étranger que certaines personnes pensent visiblement qu'ils n'auraient pas dû faire. Et ça leur est revenu dans les dents. Ou plutôt dans les miennes. Et celles de mes amis, il expose, d'un ton toujours aussi détaché.
Il est intéressant qu'il inclue ses amis dans l'explication de sa colère. La jeune femme en prend discrètement note sur sa tablette, mais poursuit dans une autre direction pour le moment, qui lui semble plus pressante.
— Jack. Est-ce que tu crois que tes parents feraient quoi que ce soit qui te mettrait en danger ? elle s'enquiert, essayant toujours de cerner son interlocuteur, et en l'occurrence plus précisément sa relation à sa famille.
— Ce que je pense n'a pas d'importance. Ils ont fait quelque chose qui a effectivement conduit à me mettre en danger, raisonne l'adolescent, cartésien.
— Si, ça a de l'importance. Est-ce que tu penses que tes parents te mettraient volontairement en danger ? Iz réitère sa question, persévérante.
L'absence de Mr. et Mrs. Nimbleton est déjà un indicateur fort de la situation familiale bancale du jeune homme, sachant que se trouver en Asie n'est pas une excuse, les ambassadeurs disposant de lignes de communication dans toutes les contrées du monde, qu'elles soient alliées à leur pays d'origine ou non. Et la façon dont le jeune homme se repose sur la logique pure pour blâmer ses géniteurs, au point de négliger son propre ressenti, en dit tout aussi long sur le piètre état de sa relation avec eux.
— Non, répond néanmoins le blondinet, sans hésitation malgré son évitement initial de la question.
— Pourquoi leur en vouloir, alors, si c'était indépendant de leur volonté ? Iz essaye de rentrer dans son raisonnement.
Il a un sourire amer, soupire, et se redresse dans son siège, se rapprochant ainsi de son interlocutrice, un peu comme pour lui faire des confidences.
— Ce n'était pas hors de leur contrôle, il la corrige.
— Il faut que tu m'aides, Jack, elle lui dit, voulant lui faire comprendre qu'elle ne devrait pas avoir à lui tirer les vers du nez.
Si elle est tout à fait prête à faire un peu l'idiote pour donner l'impression à son patient qu'il maîtrise la situation (ce qui ne semble pas être nécessaire en le cas présent), elle ne peut pas se permettre pour autant d'entrer trop profondément dans un jeu qu'on essaierait de lui imposer. Aussi, bien que peut-être pas illégitime, l'arrogance du jeune homme commence à l'agacer un peu, elle doit bien l'admettre.
— Quoi qu'ils aient fait, sur le coup, je ne doute pas qu'ils n'avaient pas idée qu'un jour quelqu'un prendrait mon bahut en otage pour ça. Mais ce jour-là, ils savaient qu'il allait se passer quelque chose, élabore le petit génie.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? Iz lui demande, la thérapie prenant malgré elle une tournure d'interrogatoire.
— Le comportement de mes gardes du corps, il déclare simplement, lésinant à nouveau volontairement sur les détails.
— Tu as des gardes du corps ? elle se contente de relever.
S'il ne veut pas élaborer, il ne veut pas. Elle ne va pas passer le temps qu'ils ont ensemble à lui soutirer des détails qu'il n'a pas envie de donner. Son objectif premier est de déterminer si les évènements récents ont perturbé sa stabilité psychologique. Et simplement savoir qu'il y a des informations qu'il choisit de taire est une donnée suffisante, sans avoir besoin de savoir ce qu'elles sont dans les détails. À la place, Iz préfère essayer de déterminer ce sur quoi il est effectivement ouvert à discuter, qui devrait lui en révéler tout aussi long sur son état mental.
— Ce n'est pas dans mon dossier ? lui renvoie l'adolescent, malicieux.
— Tu as parlé à la police à propos de ça ? À propos du fait que tes parents avaient connaissance d'une menace sur ta personne ? elle essaye de diriger la conversation encore ailleurs.
— Est-ce que c'est une évaluation psychologique ou une enquête ? il demande cependant, lui prouvant que ce n'était pas dans cette direction qu'il voulait partir.
— Un peu des deux, elle lui accorde, retenant la frustration dans son ton.
Elle baisse la tête, pour prendre notes sur son carnet électronique de ce qui vient d'être dit et de ses conclusions à ce propos. Jack est réfractaire, et clairement suffisamment intelligent pour arriver à ses fins et sortir de cet entretien sans qu'elle ait pu l'évaluer comme il se doit, si elle ne parvient pas à le faire parler un peu plus ouvertement. Elle décide donc de revenir sur sa mention de ses amis, un peu plus tôt.
— Je sais que personne, ni ta professeur ni tes camarades, ne t'a pointé du doigt, lorsqu'ils ont été interrogés et menacés. Comment est-ce que tu te sens par rapport à ça ? elle lui lance, presque provocatrice.
— Agréablement surpris, il répond.
Si ça reste concis, ce n'est pas une question, et ça sonne un peu moins fermé que certaines de ses réponses précédentes. Iz prend donc le changement de ton comme un encouragement.
— Comment ça ? elle cède à l'envie de lui demander des précisions.
— Je ne pensais pas qu'ils étaient si malins. Ou si solidaires, il explique, hautain.
Qu'il soit si dédaigneux de l'altruisme des autres envers lui ne correspond pas à la façon dont il en veut clairement ses parents d'être à l'origine des ennuis causés à ses amis. Intuitivement, Iz tente donc une approche plus pointue.
— Et ton ami Caesar, on en parle ? elle ose.
— Est-ce qu'on est obligés ? essaye d'esquiver le surdoué, se renfonçant à nouveau dans son siège, tel qu'il l'était au début de l'entretien.
Elle peut voir et sentir qu'elle a touché un point sensible, et dissimule son sourire victorieux du mieux qu'elle peut.
— Pourquoi pas ? elle reprend le dessus de la conversation.
— Parce que j'en ai déjà parlé avec lui, il lui apprend, sans perdre son phlegme exemplaire.
— Et qu'est-ce que tu lui as dit ? elle insiste.
— Il s'est fait passer pour moi. Pour me protéger. Je lui ai dit qu'il était complètement cinglé ! il relate, étouffant un éclat de rire.
— Tu lui en veux, conclut la jeune femme, de manière volontairement exagérée.
Dans les cas de sacrifice d'un proche, les émotions sont souvent très conflictuelles. On est à la fois reconnaissant, et en même temps coupable, ce qui conduit souvent à la colère, envers l'autre autant qu'envers soi-même. Mais elle ne pense pas qu'accuser Jack de culpabilité de but en blanc serait une bonne stratégie.
— Non. J'ai juste eu super peur pour lui, la corrige immédiatement l'adolescent, visiblement agacé qu'elle puisse penser une chose pareille.
— Plus que pour les autres ? elle lui fait remarquer, sentant qu'elle tient un bon filon pour percer la carapace du petite génie.
Il ne semble pas avoir été affecté outre mesure par la prise d'otage en elle-même, sinon il ne porterait pas ce T-shirt, ni par le fait qu'elle ait indirectement découlé de ses parents, sans quoi son ressentiment à leur égard serait bien plus explosif que le stoïcisme qu'il a démontré à l'approche du sujet. Que personne ne l'ait vendu aux kidnappeurs ne paraît pas le toucher plus que ça non plus. Que Caesar se soit fait passer pour lui, en revanche, semble enfin le faire réagir.
— Oui. En partie parce que c'est mon meilleur pote, et en partie parce que c'est le seul idiot à s'être levé et avoir parlé au type masqué qui nous tenait en otages à l'aide d'un fusil d'assaut, il lui explique, se cramponnant une nouvelle fois à sa chère logique.
Il est passé à un raisonnement exagérément cartésien à la mention de ses parents, un peu plus tôt, parce qu'il est en rupture avec eux. C'est un fait qui est hélas bien antérieur au début de la semaine. Mais s'il utilise la même tactique maintenant, c'est sans doute qu'il cache autre chose, cette fois potentiellement liée à l'incident.
— Est-ce que tu ne ferais pas pareil pour lui ? Iz s'enquiert alors, étonnée de ne pas percevoir plus de reconnaissance dans les paroles du petit blond, et se demandant à quel point la culpabilité domine dans son état d'esprit actuel.
Penser qu'on aurait pu faire la même chose pour son proche qu'il a fait pour nous est souvent le fondement de ce sentiment, dans des situations similaires.
— J'aimerais pouvoir dire oui, mais si je suis pas foutu de m'assumer quand on en a après moi, je ne peux pas me vanter d'être capable de prendre la place de quelqu'un d'autre pour les protéger eux, avoue alors Jack sans broncher.
Il va au-delà de regretter de ne pas avoir agi ; il pense carrément qu'il en aurait été incapable. C'est encore plus grave que la jeune femme ne l'avait pensé. Mais elle ne devrait pas être étonnée, intellect et émotions faisant rarement bon ménage.
— C'est une réflexion très lucide, elle commente, pour ne pas rester muette pendant qu'elle réfléchit à la façon dont elle va rebondir.
— Je suis malin comme ça, accepte le blondinet, ne connaissant pas la modestie.
— Tu viens plus ou moins de me dire que tu te pensais pleutre. Ça ne t'embête pas ? Iz le provoque alors.
— Si. Je me sens merdeux pour ça. J'ai un meilleur ami que je n'en suis un pour lui. C'est nul.
Elle n'arrive décidément pas à faire façon de l'adolescent. Il parle de ses sentiments sans les exprimer de quelque autre manière que ce soit. Son visage reste obstinément figé sur ce sourire à la fois charmeur et arrogant. Il semble intimement convaincu de pouvoir tout gérer lui-même, comme si savoir qu'il y avait un problème n'était pas seulement le début de la solution en ce qui le concerne, mais le remède complet.
— Tu penses pouvoir y faire quelque chose ? elle lui demande, se disant qu'elle peut peut-être utiliser sa logique contre lui.
— Non. Ce qui ne me fait pas me sentir mieux, il voit immédiatement où elle veut en venir.
— Tout le monde n'a pas les mêmes qualités, elle essaye de négocier, étonnée de la rapidité avec laquelle il se résigne à être quelque chose qui ne lui plaît pas, surtout pour un garçon si sûr de lui.
— Je sais, il répond simplement, pour indiquer poliment qu'il considère son argument tout bonnement invalide.
— Et l'acte de bravoure de Caesar était aussi très risqué, elle poursuit sur sa lancée.
— Donc… Je suis pas pleutre, je suis prudent, c'est ça ? il reformule, avec un nouvel éclat de rire.
— Je pense que tu es intelligent, Jack. Très intelligent. On me l'a dit, et je m'en rends bien compte en te parlant. C'est pour cette raison qu'il n'y a aucun doute dans mon esprit que, si Caesar n'avait pas pris ce risque, tu aurais su gérer la situation à ta manière, elle lui propose, lui offrant une alternative à simplement se mépriser lui-même, quelque part, attitude qui ne peut mener à rien de bon.
Malgré le conseil de l'infirmier le matin-même, de ne pas reconnaître ouvertement le génie du lycéen, elle s'y aventure. Elle n'a pas l'impression d'avoir le choix. Elle ne peut pas le guider où que ce soit, puisqu'il voit ce qu'elle cherche à faire à des kilomètres. La brutale honnêteté, usuellement périlleuse, est le seul outil qu'il reste à la jeune femme en le cas présent.
— Vous avez beaucoup foi en moi pour quelqu'un qui vient de me rencontrer, fait remarquer l'adolescent.
— Est-ce que j'ai tort ? elle lui renvoie.
— J'ai rejoué la journée de Mardi dans ma tête à peu près un million de fois depuis. Et plus j'y pense, plus Caes a eu la meilleure marche à suivre. J'aurais dû faire ce qu'il a fait. Mais je ne l'ai pas fait, il explique le cheminement mental qui l'a convaincu que non, il n'aurait pas su mieux gérer la situation que Caesar.
— Donc… l'instinct de Caesar aurait eu raison de ton intellect à la course. C'est grave ? Iz croit enfin mettre le doigt sur le cœur du problème.
— Ou alors, quelque part, je savais qu'il allait faire ça, et par conséquent que je n'avais pas besoin de le faire, propose le petit blond en guise d'alternative.
— Tu as pris avantage de l'altruisme de ton ami ? elle reformule, sa voix montant sur la fin de sa phrase malgré elle, incapable de contrôler son incrédulité à un aveu à la fois aussi candide et aussi terrible.
— Je pense qu'on a déjà établi que j'étais un connard. Mais si ça peut vous rassurer, ça a toujours été comme ça, donc je ne pense pas que ça devrait affecter votre rapport, lui offre l'adolescent pour conclure.
Iz reste sans voix. Son jeune patient semble se savoir coupable plus qu'il ne se sent coupable. C'est pour cette raison qu'il ne laisse paraître aucune émotion quelle qu'elle soit ; elles relèvent d'une réflexion plus que d'un ressenti, chez lui.
Jack est un cas assez intéressant, d'un point de vue purement médical. D'un point de vue de soignant, ce serait alarmant, s'il ne venait pas de lui confirmer qu'il en avait toujours été ainsi. Et puisqu'il n'était pas considéré comme instable avant la prise d'otage, la jeune femme ne peut pas déclarer qu'il l'est maintenant. Il a sa propre façon de gérer, c'est tout, et du moment qu'il n'est pas dans le déni, elle ne peut pas vraiment la critiquer.
Pour ses autres patients jusqu'ici, et ceux de ses collègues d'après les rapports qu'ils lui ont déjà transmis, il a été question de reprendre confiance, en soi et en les autres. Pour Jack, l'assurance n'est clairement pas un problème ; il est suffisamment sûr de lui pour n'avoir peur de rien. Elle espère juste que cette lucidité ne cache pas un problème plus profond, qui n'est pas de son ressort à l'heure actuelle, mais dont en tant que thérapeute elle ne peut pas faire autrement que s'inquiéter.
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