1x05 - Maîtrise des dégâts (5/17) - Ellen
Uglow a déjà vu quelques élèves dans la matinée, et s'apprête à recevoir la suivante. Il achève de revenir sur les notes qu'il a prises durant son précédent entretien, afin de s'assurer de n'avoir fait aucune coquille et surtout rien oublié d'important, puis pose sa tablette sur son bureau et se dirige vers la porte. Il fait un pas dans le couloir, pour y découvrir, comme prévu, une adolescente à bonnet.
Du geste, le trentagénaire invite la jeune fille à entrer dans l'infirmerie, puis à s'asseoir. Il ne prend ensuite pas place derrière son bureau mais devant, du même côté que l'adolescente, afin la mettre à l'aise. Elle lève vers lui de grands yeux encore un peu effrayés.
— Bonjour, Ellen, il la salue, avec un sourire paisible.
— Bonjour, Monsieur, elle répond, tout en tripotant nerveusement les coutures de sa jupe plissée.
— Tu sais, j'ai encore du mal à me faire à l'idée qu'on m'appelle "Monsieur", lui avoue le trentagénaire, essayant d'établir un rapport de confiance.
Malgré son intention première, il ne ment pas. Il n'a jamais pu se faire à cette appellation. Lorsqu'il travaillait à l'hôpital, on l'appelait 'infirmier', et ça lui convenait étonnamment bien. Il n'avait jamais été à l'aise qu'avec les très jeunes enfants l'appelant 'Monsieur'. Et encore.
— Mais ce serait pas bizarre si on vous appelait par votre prénom ? lui rétorque l'adolescente, un sourcil sceptique haussé.
— Si. Ce serait sans doute pire. La plupart des gens m'appellent par mon second prénom, il continue dans les confidences.
— Qui est ?
— Holden.
La jeune fille cligne des yeux devant la banalité de ce nom. Quel premier prénom honteux peut-il bien avoir si ses parents lui ont donné ça ensuite ? Elle sait seulement que ça commence par un U, d'après la plaque sur la porte de l'infirmerie, ce qui ne l'aide pas beaucoup.
— Vous voulez que je vous appelle Holden ? elle s'assure, sceptique.
— Au moins pour aujourd'hui, mais si tu veux continuer ensuite, ça ne me gênera pas, il confirme, hochant la tête.
Il a déjà proposé le même arrangement à d'autres élèves avant elle, ces derniers jours.
— Je pense pas que je vais avoir besoin de vous appeler, elle fait remarquer.
— On ne sait jamais.
Le silence s'installe ensuite. Le trentagénaire espère et attend que sa jeune patiente se mette à parler d'elle-même. Il n'a pas récupéré sa tablette, à côté de lui, sachant de par ses entrevues précédentes que l'adolescente a été la plus affectée par l'incident, dans la classe. Et parler à quelqu'un qui prend des notes n'incite généralement pas à s'ouvrir. Il écrira les grandes lignes de leur entrevue après avoir terminé, voilà tout.
— Nelson est déjà passé par ici, elle finit par commencer, cherchant à combler le vide, comme l'avait prévu son thérapeute.
— Je sais. J'étais là. Qu'est-ce qu'il t'a raconté ? il rebondit tout naturellement.
Les élèves ont été ramenés dans l'établissement autant pour se réapproprier les locaux que pour rester en groupe. Personne ne sait mieux qu'eux ce qu'ils ont traversé ; ils ne trouveront jamais meilleur interlocuteur que les uns et les autres. C'est donc positif qu'Ellen ait échangé avec son camarade, même si simplement sur le sujet de leur session de soutien imposée.
— Que c'est toujours sympa quand quelqu'un s'inquiète, la lycéenne rapporte les propos de son ami sans complexe.
Holden sourit, flatté, autant par ce qu'on dit de lui que par la candeur de sa patiente actuelle. Nelson ayant été adopté à l'âge de sept ans, il sait plus que d'autres ce qu'est la maltraitance et la négligence, et est par conséquent tout particulièrement capable d'apprécier qu'on s'occupe de lui. Ça fait néanmoins toujours plaisir de l'entendre.
— Je suis content que ce soit ce qu'il a retenu, partage l'infirmier.
— Vous n'allez pas me poser de questions ? craque finalement l'adolescente, pas entièrement dupe face à l'attitude désinvolte de l'homme en face d'elle.
— Je veux juste que tu parles. Si c'est ce dont tu as besoin, il corrige légèrement son préjugé sur ce qu'est une cellule de crise.
— De ce qui s'est passé Mardi ? elle précise, se tendant un peu sur son siège.
— Ça paraîtrait logique, mais c'est comme tu veux, il confirme en douceur.
Un nouveau silence se met en place, et la lycéenne se met à triturer nerveusement la couture de son gant droit, cette fois.
— Il m'a attrapée. Par le bras. Il m'a faite levée, et il… Il m'a tenue près de lui, commence Ellen, les yeux toujours baissés et la voix étranglée.
Qu'elle commence directement par ce qui l'a le plus traumatisée n'est pas spécialement surprenant, si néanmoins courageux de sa part.
— Ça n'a pas dû être agréable, Holden entre dans son angoisse, cherchant à la sécuriser.
— Non. Mais après il est tombé dans les pommes. Et je n'ai jamais été aussi soulagée de toute ma vie.
Cette dernière émotion s'entend encore dans sa voix alors qu'elle raconte les faits. Elle ramène ses yeux à ceux de son thérapeute, et il lui semble y lire de la culpabilité.
— Qu'est-ce que tu as fait, alors ? il lui demande de continuer, sans la juger.
— Quand j'ai vu qu'il n'avait pas l'air de se relever, je me suis écartée, et Nelson est venue me prendre dans ses bras, elle raconte, cette partie de l'histoire moins douloureuse.
— C'est bien, les amis, dans ces situations, il l'encourage.
— Cet homme, je sais pas ce qu'il allait me faire, et je n'ai vraiment pas envie de le savoir. Je sais pas ce qui s'est passé, mais je remercie ma bonne étoile que ça soit arrivé, elle annonce avec une nouvelle ferveur dans la voix.
— Tu as le droit, il donne de la légitimité aux émotions de la jeune fille, puisqu'il la sent partagée.
— Vous pensez pas que je devrais me sentir coupable ? elle objecte immédiatement, prouvant que c'est déjà quelque part un peu son sentiment, comme il l'a anticipé.
— De souhaiter du mal de ton tortionnaire ? Est-ce que c'est vraiment lui vouloir du mal que de prier pour qu'il arrête de t'en faire à toi ? il essaye de la faire arriver à la bonne conclusion d'elle-même.
— J'ai souhaité qu'il soit mort. J'ai vu Strauss, Mr. Strauss, mettre ses doigts sur son cou, et j'ai souhaité qu'il dise qu'il était mort, elle avoue.
Elle a clairement beaucoup ruminé ce qui s'est passé, comme tous les jeunes que l'infirmier a entendu raconter leur vécu ces derniers jours.
— Ça te gêne d'avoir pensé ça ? il lui demande, n'ayant pas l'air choqué du tout, contrairement à ce à quoi semblait s'attendre la jeune fille.
— Un peu, elle répond, en fronçant les sourcils.
À son sens, la question ne devrait pas se poser. On ne devrait jamais souhaiter la mort de quelqu'un, quelles que soient les circonstances. Non ?
— Est-ce que c'est toujours ton opinion ? Que ces hommes devraient être mis à mort ? lui pose alors Holden, penchant la tête sur le côté.
— Je sais pas. Non. Je ne crois pas, elle déclare, réfléchissant à haute voix.
— Est-ce que… tu es satisfaite de savoir qu'ils vont passer le reste de leur vie en prison ? tente alors le thérapeute.
— Oui, elle annonce cette fois avec assurance.
— Ça s'appelle la justice, conclut Uglow, avec un petit sourire victorieux.
Le terme est extrêmement positif, et devrait achever de déculpabiliser la jeune fille. Il y a un monde entre souhaiter la mort de quelqu'un et effectivement passer à l'acte. Ellen n'a rien fait pour causer ne serait-ce que le malaise de cet homme. Et sa volonté qu'il ne se réveille pas n'a été due qu'au fait qu'il se soit évanoui en premier lieu. Personne ne peut la blâmer de ce qui lui est passé par la tête alors qu'on venait de s'en prendre à elle.
— Donc… vous pensez que je vais bien ? conclut l'adolescente, d'un ton dubitatif.
— Je pense que tu vas exactement comme tu devrais aller après une expérience pareille, Holden mitige son propos.
— Je n'ai pas eu de mal à dormir. J'aurais pensé que j'aurais du mal à m'endormir, ou que je ferais des cauchemars, mais non, lui soumet la jeune fille, replaçant une mèche de ses cheveux derrière son oreille et sous son bonnet.
— Chacun réagit différemment. Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réaction, il paraphrase ce qu'il essaye de lui faire comprendre depuis le moment où il a compris qu'elle se sentait coupable.
— Et si j'avais décidé de me suicider ? elle propose alors, l'air d'avoir soudain eu une illumination.
— Er… Alors ça aurait été une tragédie. Mais ça aurait été la faute de ces mercenaires. Est-ce que tu penses à des choses comme ça souvent ? il se permet d'exprimer une certaine inquiétude au sujet abordé.
— Non. Je trouvais juste ça bizarre, l'idée qu'il n'y ait pas de mauvaise réaction, elle lui répond, lui tirant un discret soupir de soulagement.
— La victime n'est jamais en faute. Jamais, Ellen, il martèle une dernière fois la morale de leur entretien.
À la façon dont elle hoche la tête, elle semble intégrer ce qu'il est en train de lui dire. La phrase peut sembler un peu plate, mais l'entendre après être effectivement devenu une victime est étonnamment bénéfique. Aucun conseil entendu avant d'en avoir eu besoin ne nous revient jamais en mémoire lorsqu'il serait enfin utile. Il faut pouvoir l'appliquer pour réellement se l'approprier. Après deux jours presque et demi de soutien psychologique, l'infirmier n'en a que trop conscience.
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