1x05 - Maîtrise des dégâts (15/17) - Strauss
Comme pour tous les autres thérapeutes, le dernier patient de la liste qui a été fournie à Holden est le professeur de la classe qu'il a eue à évaluer ces trois derniers jours. Il a semblé logique à Jones de faire passer les enfants en premier, et par conséquent les adultes à la fin. La plupart des enseignants auraient de tout façon sans doute refusé de passer avant leurs élèves.
Ainsi, l'infirmier est assis en face de Strauss, qui porte exceptionnellement une chemise noire, au diapason du reste de l'établissement. Le trentagénaire n'a pour sa part pas pu se résoudre à tant d'obscurité, et a donc opté pour du gris, décliné en des teintes relativement claires sur sa chemise et son pull.
Mains jointes, visiblement serein, le mathématicien renvoie son regard calme à l'infirmier en face de lui. Ses yeux très sombres restent insondables aux siens, bien plus pâles.
— Bonjour, Hugh. Je peux t'appeler Hugh ? commence Uglow, perturbé par les quelques années d'écart à peine entre son interlocuteur et lui, bien qu'à son avantage.
— Bien sûr, le rassure Strauss immédiatement.
— Vous avez eu beaucoup de chance, ta classe et toi, poursuit Holden, essayant de lancer un échange aussi naturel que possible.
Les adultes ne se traitent pas comme les enfants, ou inversement. Sur un adolescent ou une adolescente, il a une forme d'ascendant, il fait presque figure d'autorité, et la discussion en est forcément plus formelle. Avec un adulte, ce n'est pas toujours le cas, et l'approche en est légèrement différente.
— J'en ai conscience, confirme l'enseignant, en hochant imperceptiblement la tête.
— J'aimerais d'abord discuter de ce qui s'est passé avant que votre agresseur ne perde connaissance, propose alors l'infirmier, voyant que son interlocuteur n'est pas d'un naturel bavard.
Il s'y attendait. Hugh est arrivé à Walter Payton au début du mois seulement, mais la plupart de ses collègues se sont déjà fait une opinion sur lui. C'est quelqu'un de discret et réservé. Il a souvent une amie qui lui rend visite, mais même avec elle, il ne semble parler que très peu. Il est en revanche un pédagogue très efficace, d'après les retours des quelques classes auxquelles il enseigne. C'est simplement quelqu'un de peu de mots, voilà tout.
— D'accord, accepte le jeune homme, avec un sourire furtif mais tranquille.
— Comment est-ce que tu t'es senti lorsque le soldat est entré ? Lorsqu'il a fait se mettre à terre les enfants ? Uglow interroge, mentionnant ce qui a sans doute le plus impacté le professeur, en tant que responsable de ses élèves.
— Frustré, répond simplement Strauss, après une courte hésitation sur le choix du terme, mais en semblant satisfait.
— Frustré ? relève l'infirmier, surpris.
— C'est ce que j'ai dit, confirme le mathématicien.
Il n'y a pas de malice dans son ton, et Holden ne peut qu'étouffer un éclat de rire à son caractère atypique. Tout le monde n'a pas l'habitude d'être analysé, tout le monde n'est pas spontanément ouvert.
— Tu pourrais élaborer ? il reprend gentiment.
— Je ne pouvais rien faire pour aider mes élèves. Qui étaient clairement terrifiés, Hugh explique sa frustration.
— Et tu n'étais pas terrifié ? se permet de lui demander l'infirmier.
— Pas vraiment, répond Strauss en secouant la tête, toujours avec cette même concision.
— Pourquoi pas ? insiste le thérapeute.
— Je n'avais pas l'impression qu'il pouvait me blesser, avoue l'enseignant, avec une brève grimace qui laisse suggérer qu'il est conscient que ce n'est pas vraiment une explication crédible, bien que ce soit la seule qu'il ait à offrir.
— Il avait une arme, commente Holden, retenant l'incrédulité dans sa voix.
Depuis la première de ses entrevues, il a beaucoup de mal à ne pas se demander ce que lui aurait fait à la place de ses patients. Il est persuadé que la simple vue d'une arme à feu l'aurait paralysé. Il peut gérer quelqu'un de soûl, quelqu'un qui est en colère ou en pleurs, mais de la violence délibérée, il se sait incapable d'y faire quoi que ce soit.
— J'avais déjà vu des armes auparavant. Une arme n'est pas un danger. C'est celui qui l'utilise, le problème, raisonne Strauss.
— C'est très… rationnel, s'étonne le trentagénaire, de plus en plus déstabilisé par l'attitude de son patient, mais quelque part aussi rafraîchit.
— J'enseigne les Mathématiques, se permet de rappeler le grand brun, pour rendre l'adjectif plus légitime que l'infirmier ne l'a fait sonner.
— Ce qui ne confère pas un superpouvoir ! persiste ce dernier à être surpris, bien que sans perdre son sourire.
— Non, c'est vrai, lui accorde le jeune professeur.
— Donc, en fait, tu n'avais pas peur pour toi, mais tu étais quand même inquiet pour tes élèves ? essaye de récapituler son thérapeute, légèrement étourdi malgré lui.
— D'une certaine façon, confirme Strauss, toujours sans se rendre compte d'à quel point il n'aide pas son interlocuteur à cerner son état d'esprit.
— Le mercenaire a attrapé une élève, à un moment donné. Ellen, relate Holden, espérant toujours presque naïvement obtenir une réaction un peu plus ouverte de la part de son patient.
— Je me souviens, se contente cependant de valider Hugh.
— Ça n'a pas dû être facile à regarder, l'infirmier essaye de le guider.
— Non. Je lui ai dit d'arrêter, le mathématicien prend enfin part au récit des évènements, bien que de manière très factuelle.
— Et c'est là qu'il t'a frappé, l'infirmier poursuit le déroulement des évènements, tel qu'il l'a reçu de la classe tout entière.
Il ne prend pas la peine de souligner que, malgré l'impression initiale dont lui a fait part l'enseignant, le mercenaire avait finalement prouvé qu'il était effectivement en mesure de le blesser. Ce ne serait pas utile dans le cadre de cette session.
— Oui, Strauss l'enchaînement des évènements.
— Comment va ta pommette ? s'enquiert son thérapeute tout de même.
— Bien, merci, répond le grand brun, dont le haut de la joue est à peine barré d'un trait rouge, à présent.
Il n'a même pas d'hématome, juste une toute petite coupure, qui semble déjà en bonne voie de guérison, puisqu'il n'a même pas pris la peine d'y appliquer un pansement. Et c'était vrai dès le lendemain de l'Incident.
— Tu penses garder une cicatrice ? tente l'infirmier, cherchant toujours désespérément à obtenir un indice sur l'état émotionnel de son patient.
— Non, répond platement le professeur, sur le ton de la certitude qu'on n'emploie habituellement pas pour des choses aussi aléatoires.
— Mais tu vois quand même cette plaie tous les matins dans le miroir, lui rappelle le trentagénaire, connaissant le pouvoir des stigmates physiques d'un traumatisme.
— Je n'ai jamais aimé les miroirs, rétorque Strauss, avec l'ombre d'un sourire, comme riant à une blague qu'il est le seul à comprendre.
— Je dois admettre, Hugh, tu n'es pas facile à lire, cède enfin Holden, las des chemins détournés, clairement inefficace avec son interlocuteur.
— On me l'a déjà dit. Je suis désolé si c'est un problème, s'en excuse le mathématicien, contrit.
— Ce n'est pas grave. Par chance, le mercenaire a perdu connaissance avant d'avoir pu faire quoi que ce soit à Ellen, l'infirmier passe outre et décide de continue à retracer ce qui s'est passé, ne baissant pas les bras même face à un patient si complexe.
Après tout, si son interlocuteur ne réagit pas c'est peut-être tout simplement qu'il va bien. Il répond sans hésitation, n'esquive aucune question, paraît au clair avec les évènements. Tout le monde n'a pas besoin d'aide pour gérer une expérience traumatisante. Parler n'est pas une thérapie universelle.
— C'est exact, le remplaçant valide une nouvelle fois le récit, démontrant encore s'il le fallait qu'il dispose d'un nombre impressionnant d'expressions de confirmation.
— Ça a dû être un soulagement, lui propose son conseiller, introduisant lui-même le ressenti dans la conversation.
S'il voulait entendre pour la trentième fois ou presque la même histoire, il irait lire le rapport de police sur l'incident.
— C'était satisfaisant, le corrige presque Hugh, confirmant qu'il n'évite pas ostensiblement le sujet des émotions, mais y est simplement naturellement timide.
— Mais tu as quand même vérifié qu'il allait bien ?
Si Holden fait usage d'une question ici, alors qu'il sait que c'est ce qu'il s'est passé, c'est parce que c'est sans doute le comportement du professeur qui a le plus surpris ses élèves, durant la prise d'otage. Son calme olympien, ils l'ont accueilli à bras ouverts, mais qu'il se soucie du sort de leur tortionnaire, ça leur a beaucoup moins plu.
— Je n'allais pas laisser un homme mourir sans rien faire, se défend Strauss, n'appréciant pas l'insinuation.
— Il tenait toi et ta classe en otage, fait remarquer l'infirmier, content d'enfin obtenir un semblant de réaction.
— Il était inconscient et potentiellement mort, lui retourne le mathématicien, estimant qu'il n'y a pas de circonstances atténuantes à un tel constat.
Il parle peu, mais lorsqu'il émet une opinion, le grand brun est plutôt péremptoire. Il a déjà décrété qu'il n'aurait pas de cicatrice au visage, ce qui n'est somme toute peut-être pas si risqué de sa part étant donné l'état de guérison déjà avancé de la plaie, mais tout de même. Qu'il semble aussi certain que l'homme encagoulé qui le retenait prisonnier était dans un état grave au moment de son malaise semble également présomptueux. Même avec ses compétences médicales, Holden ne sait pas s'il aurait eu ce même réflexe. Ce qui le dérange un peu, d'ailleurs.
— C'est un premier instinct flatteur. Beaucoup seraient partis sans se retourner. D'autres l'auraient même peut-être molesté avant de le laisser, il fait observer à son patient, reprenant une idée que plusieurs élèves lui ont confessé avoir eu, au moment de quitter la salle.
— Après avoir envoyé les enfants se réfugier ailleurs, je l'ai attaché au pied du bureau, Strauss propose alors en guise de représailles de sa part.
Il est clair, à son intonation, que ce geste n'était pas du tout voulu à des fins de vengeance. D'autant plus que l'infirmier sait déjà que la démarche a été initiée par Mae, pas son professeur.
— On t'a aidé, si je ne m'abuse, se permet d'ajouter Holden, cherchant à obtenir le point de vue de Strauss sur cette étape de la prise d'otages.
Il a vécu la scène sous une trentaine de points de vue différents en trois jours, et se sent par conséquent pratiquement plus au point sur le sujet que les principaux concernés. Les faits en eux-mêmes ne l'ont cependant pas intéressé longtemps, ce qu'il cherche à connaître ce sont surtout les impressions des participants. Et si prendre des décisions relève du caractère responsable que partagent tous les enseignants, laisser des lycéens avoir leur mot à dire est en revanche moins répandu.
— Nelson a conseillé l'évacuation. Maena a suggéré l'entrave, admet Strauss sans aucune honte.
— Et tu les as écoutés ? insiste Holden.
Il ne sait pas ce qui le surprend le plus : qu'il s'en soit remis au jugement de ses élèves, ou bien qu'il ne soit pas dérangé de l'avoir fait.
— Ils faisaient sens, se justifie le mathématicien, entérinant son caractère réfléchi.
— Tes élèves m'ont raconté que tu avais fait preuve d'une présence d'esprit particulièrement remarquable. Est-ce que tu n'aurais pas pensé tout seul à ce que Mae et Nelson t'ont proposé ? lui soumet l'infirmier.
Peut-être après tout ne les a-t-il suivis que pour leur donner la sensation de contrôler la situation. Mais dans ce cas, pourquoi ne pas en faire part en voyant combien son interlocuteur était surpris de sa collaboration avec des adolescents ?
— Pour être honnête, il ne faisait pas de doute à mon esprit que cet homme n'allait pas se réveiller sans aide. Quitter la salle et l'attacher au bureau étaient des précautions superflues. Je ne les ai prises que pour rassurer les enfants, confirme à moitié Strauss.
— Comment pouvais-tu être si sûr qu'il n'allait pas revenir à lui ? s'étonne Holden à cette nouvelle affirmation un peu plus catégorique qu'elle ne devrait l'être.
— Il était mal en point, l'enseignant reste tout à coup très vague.
Ne l'ayant pas examiné lui-même, le trentagénaire ne peut pas confirmer les dires de son cadet. Mais d'après les révélations d'Iz au matin, cela ne semble pas impossible que l'homme ait effectivement paru en piteux état, même pour quelqu'un sans formation spécifique.
— Il était cardiaque, en réalité. C'est pour ça qu'il a fait un malaise. Il a dû oublier de prendre son traitement, l'infirmer apprend à son patient.
— C'était chanceux pour nous, est tout ce que Strauss trouve à dire.
— Très, confirme l'autre, en hochant la tête.
En prenant des notes sur le carnet électronique sur ses genoux, il se rend alors compte qu'il a retracé tous les évènements du Mardi précédent. Il ne se sent cependant pas très à l'aise avec l'idée de laisser le grand brun partir comme ça.
— Ton contact en cas d'urgence n'est pas de ta famille. Est-ce que tu connais bien Miss Lespers ? il s'enquiert.
S'il n'arrive pas à lui parler à lui, autant s'assurer qu'il y a bien quelqu'un à qui il peut se confier en cas de besoin.
— C'est l'une de mes colocataires. Je l'ai connue toute ma vie, répond Hugh, encore une fois très factuel.
— C'est une bonne chose, l'encourage malgré tout son thérapeute.
— À vrai dire, il me semble que vous vous soyez rencontrés. Elle passe souvent me voir, et elle aime se perdre dans les couloirs, pour une raison que j'ignore, élabore enfin Strauss, spontanément qui plus est.
Holden reste figé une seconde, autant à cause de la soudaine ouverture de son patient (même si ça ne le concerne plus, ce qui n'est sans doute pas étranger à ce développement) que parce qu'il essaye de voir à qui il fait référence.
— Er… Blonde, 1m70, yeux noisette ? il décrit sommairement la seule et unique personne qu'il a croisée dans les couloirs dont il ne connaisse pas le nom.
— 1m68, mais oui, ça semble correspondre à sa description, ne peut pas s'empêcher de rectifier le mathématicien.
— On s'est effectivement croisés. Elle ne s'est pas présentée, confirme à son tour l'infirmier, baissant soudain les yeux, gêné.
— Elle ne connaît pas les bonnes manières, lui accorde le grand brun, ne voulant pas qu'il prenne le comportement abrupt de la jeune femme pour lui.
Quelle colocation ils doivent former, tous les deux, avec leurs caractères atypiques ! Holden lui demanderait bien comment ils se sont rencontrés, mais ce serait déplacé.
— Je ne m'inquièterais plus de sa présence, au moins, il commente à la place, ne voulant pas conclure l'échange pour autant, maintenant qu'il est à peu près lancé.
— Vous vous inquiétiez ? s'étonne Hugh, qui semble avoir du mal à concevoir qu'on puisse se sentir menacé par son amie, comme s'il n'avait jamais été confronté à son attitude.
— J'aimerais dire non, mais je suis quand même en train de vous évaluer suite à une prise d'otages, donc… se justifie l'infirmier, laissant la fin de sa phrase à l'évaluation de son interlocuteur.
— J'ai entendu dire que tous les visiteurs avaient été écartés de la liste des suspects. Andy et Ben inclus, Strauss juge bon de défendre ses acolytes.
— Ben étant… ton autre colocataire ? devine Holden, ne disposant pas de cette information sur son dossier.
D'après ce qu'il a sous les yeux, Miss Lespers est prénommée Andrea, et c'est donc sûrement à elle que correspond le surnom Andy.
— Aussi connu comme le seul d'entre nous à avoir le permis de conduire, confirme Hugh.
— Pas de jugement de ma part, les voitures me terrifient, avoue immédiatement Holden, presque soulagé de rencontrer une autre adulte taxé du même handicap que lui.
— Il est plus moto que voiture, mais je partage ton avis, l'enseignant achève ses confidences.
Voyant qu'il est tout à fait capable de s'ouvrir lorsque le sujet est agréable et familier, l'infirmier juge que son entrevue avec Strauss peut enfin toucher à sa fin de manière convenable. Il était concis autant par nature qu'à cause du sujet traité, voilà tout. Il semble avoir réussi à prendre du recul par rapport à cette expérience de lui-même, et il n'est donc pas nécessaire de s'inquiéter tout particulièrement de l'impact qu'elle aura sur lui. Voilà qui est une conclusion plutôt agréable pour ces trois jours assez déprimant, en tous cas.
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