1x05 - Maîtrise des dégâts (1/17) - Bons conseils

L'odeur du désinfectant est de celles qui restent longtemps après l'application du produit, même en petite quantité. Et on en a étalé beaucoup, dans ce couloir. En y regardant bien, on pourrait peut-être presque distinguer les traces des mouvements circulaires effectués par la serpillière, sur le linoléum. Les coups de peinture sont en revanche plus discrets. La teinte utilisée est rigoureusement la même que celle d'origine, et la différence due à la fraîcheur de l'application s'est estompée ces derniers jours. Sans savoir, on ne peut donc sans doute pas présumer de l'horreur qui s'est déroulée ici, du sang sur le sol et des impacts de balles sur les murs.

Avec un soupir pour tous ces détails qui ne devraient pas se trouver dans un lycée, Elizabeth Jones fait son entrée dans la salle des professeurs de Walter Payton High, un thé vert à la main.

Elle ne s'est pas sentie aussi éreintée depuis ses nuits blanches de révisions, à la fac. En chemin, elle a donc pensé qu'un peu de théine ne lui ferait pas de mal. Elle ne rechigne pourtant pas à cette fatigue, accumulée pour une excellente raison.

Lorsque Sam l'a accusée de gâcher ses compétences, il y a quelques semaines, elle savait qu'il n'avait pas complètement tort, peu importe combien elle s'en est défendue. Ce n'est cependant pas en étant affectée à la gestion de la cellule psychologique d'un lycée pris en otages qu'elle pensait être enfin employée à sa juste valeur. Non pas qu'elle souhaite non plus que ce soit en tirant quoi que ce soit des dossiers que l'inspecteur lui a confiés il y a une paire de semaines.

Sur ordre de son capitaine, elle s'est néanmoins coordonnée avec le principal le soir-même de l'attaque. Il fallait faire revenir les enfants au plus vite. Les enseignants aussi, mais surtout les enfants, par leur âge forcément plus influençables. Dans ce bâtiment, ils ont été plus souvent en sécurité qu'ils n'ont été en danger, il leur est arrivé plus de bien que de mal. Ce n'est pas leur établissement scolaire qui s'en est pris à eux, ce sont ces mercenaires masqués. Et il est crucial qu'ils intègrent ça le plus rapidement possible, avant qu'un syndrome post-traumatique ne s'installe.

Bien sûr, les cours ont été suspendus, et les salles concernées temporairement condamnées. Si le nettoyage du couloir a été la priorité, la plupart des classes ont en effet encore des trous au plafond, laissés par les coups de feu tirés en l'air par les soldats lors de leur arrivée. Certaines pièces portent également même les stigmates de l'arrestation des criminels, sous forme d'éclaboussures écarlates. Et tant que toutes ces marques ne seront pas effacées, aucune des victimes ne devrait y être exposée.

Ainsi, il a donc été décidé de rassembler les élèves dans le réfectoire, la bibliothèque, et l'auditorium, pour faire ce que bon leur semble, en attendant une séance d'évaluation individuelle avec un spécialiste.

Réunir trente-cinq psychologues et psychiatres du jour au lendemain s'est révélé un défi, mais la jeune femme a su le surmonter. Il y a en effet plus de huit cent personnes dans Walter Payton à tout moment, et pour faire le point avec chacune en trois jours, c'est-à-dire avant la fin de la semaine, il fallait bien un effectif comme celui-ci, à raison d'une dizaine de patients par jour. Laisser passer un week-end et attendre le Lundi suivant n'était de toute façon pas une option acceptable.

Pour atteindre son quota de participants à cette force de frappe bien particulière, Iz a évidemment commencé par s'inclure dans l'équipe de thérapeutes. Elle a en revanche eu plus de mal à accepter l'aide proposée par Uglow. L'infirmier du lycée a cependant plaidé avoir de l'expérience avec les traumatismes, ayant auparavant travaillé dans un service d'urgences. Il a aussi et surtout insisté qu'il ne devait pas être compté parmi les victimes. Comme le proviseur et bon nombre d'autres membres du personnel, il a simplement été enfermé dans son bureau par une étrange panne électrique et électronique ; il n'a pas su ce qu'il se passait vraiment avant que la police ne vienne le libérer. Pour lui, la situation était certes anxiogène, mais en rien aussi effrayante que la réalité.

- Oh. C'est donc toi qui amènes des cupcakes, Iz interpelle justement le jeune homme, le voyant déposer un plat sur la table au centre de la pièce.

- Er… Oui. Je cuisine quand je suis stressé, il avoue, passant sa main sur sa nuque, embarrassé de sa propre manie.

- Il y a bien pire, comme manie, elle lui offre, cherchant le verre à moitié plein.

- C'est ce que j'ai cru comprendre, il confirme doucement, hochant la tête.

Malgré la teneur badine de leur conversation, le ton n'y est pas. Ni l'un ni l'autre n'arrive à oublier ce pour quoi ils sont là. Comment le pourraient-ils, après s'être entretenus avec près d'une vingtaine de personnes traumatisées chacun, ces deux derniers jours ?

D'après les notes préliminaires qu'elle a reçues de tous les spécialistes à qui elle a fait appel, Iz ne regrette cependant pas d'avoir choisi de faire confiance à l'infirmier. Il est à la hauteur. Toute l'équipe est aussi perturbée que lui par ce qu'ils sont en train de faire. Personne ne pourrait rester indifférent à des adolescents pris en otage, aussi expert dans le domaine des évènements traumatisants soient-ils.

- Prêt pour un autre jour ? elle lui demande tout de même, cherchant à le motiver autant qu'à s'encourager elle-même.

- Tu veux dire le dernier jour ? Je ne me suis pas trompé dans mes comptes ? il ne cache pas son soulagement à apercevoir le bout de ce tunnel.

- Non. On arrive enfin au bout de cette liste, elle confirme en souriant gentiment.

Évaluer un traumatisme psychologique n'a rien d'une corvée. Si on en a la compétence, on ne peut pas ne pas se rendre compte d'à quel point c'est important. Mais ça ne rend pas la tâche moins éprouvante, bien au contraire.

- Merci Mon Dieu ! s'exclame l'infirmier, se tournant pour pouvoir s'adosser à la table derrière lui, et basculant la tête vers le ciel.

Sa candeur fait sourire Iz, peut-être trop habituée aux mâles alpha du commissariat. Son thé dans sa main enfin à une température buvable, elle en prend une gorgée.

- J'ai bien lu que ta classe avait neutralisé son assaillant avant l'arrivée des secours ? elle s'enquiert ensuite, ne voulant pas rester en silence, et en même temps intéressée.

- Er… Oui ! Si on veut. Le type s'est juste écroulé sous leurs yeux. Est-ce que la Police sait pourquoi ? il l'interroge à son tour, sachant qu'elle a accès à plus d'informations que lui.

Pour une question de simplicité, elle s'est contentée d'assigner une classe à un conseiller. Cela facilite le recoupement des témoignages, ainsi que la connexion aux patients, puisqu'ils ont tous assisté exactement aux mêmes évènements, à quelques exceptions près. De plus, comme une classe à Walter Payton ne dépasse jamais trente personnes, enseignant compris, cela correspondait bien à un rythme d'une dizaine d'entretiens par jour pendant trois jours, et plus de séances en une journée n'aurait pas été faisable.

Toujours est-il qu'Uglow, par le hasard des choses, s'est retrouvé à écouter la classe de Première de Maena, Ellen, et Nelson. De ces derniers, il n'a pour le moment vu que le jeune homme, mais sans avoir été personnellement en contact avec leur agresseur, les autres élèves restent très affectés par ce qui s'est passé.

- Oh. J'ai bien appris que l'un des kidnappeurs avait été retrouvé déjà inconscient, et attaché au pied d'un bureau, je n'avais pas fait le lien. Apparemment, il était cardiaque. Il a simplement fait un malaise au mauvais moment, Iz partage volontiers ses conclusions.

- Comment est-ce qu'on peut suivre un entraînement militaire avec ce type de condition médicale ? se demande l'infirmier tout haut, se disant qu'il n'y a pas beaucoup de conditions médicales dont le traitement ne permette pas une maîtrise totale.

Un malaise aussi mal tombé, surtout du point de vue du patient en l'occurrence, indiquerait un problème inconnu de celui qu'il affecte, ce qui est impossible pour quelqu'un au passé de soldat, qui a forcément subi un examen poussé.

- À ce que j'ai entendu, il s'est réveillé hier, et il jure qu'il était au courant et qu'il prenait son traitement sans faute. Je présume qu'il a dû oublier, ajoute la brunette, reportant sa tasse à ses lèvres.

- Ça semble incroyablement amateur, commente le jeune homme.

- En même temps, ces types ne savaient même pas à quoi ressemblait leur cible, alors… elle se permet de souligner, avec une mimique de dédain.

- Certes. Et tant mieux, à la limite, lui accorde son interlocuteur.

Ce qui le choque surtout, c'est à quel point il suffit de peu de choses pour en bouleverser autant d'autres. Ces enfants, aussi tôt qu'ils aient réussi à les encadrer, vont être marqués à vie par ce qui leur est arrivé Mardi dernier. Et si un jour ils seront peut-être capables d'en parler comme d'une vieille histoire de chasse, ce n'est pas pour autant une anecdote qu'ils devraient posséder dans leur répertoire. Et tout ça pour atteindre un seul s'entre eux. Quoi que les kidnappeurs lui aient voulu, l'infirmier ne peut pas imaginer que ça en vaille la chandelle.

Après ces considérations amères, la jeune femme décide d'aller s'installer dans la pièce qui lui a été prêtée pour ses entretiens. Suffisamment de salles n'étaient pas occupées lors de la prise d'otage pour pouvoir être utilisées sans risque de rappeler de mauvais souvenirs à qui que ce soit.

- Hey, tu as la classe de la cible, non ? Uglow retourne soudain sa question initiale à Iz, la retenant dans son élan.

Les autres groupes ont été distribués au hasard, mais elle a en effet tenu à être elle-même responsable des étudiants les plus affectés. Elle l'avait annoncé lors de son briefing de la cellule de soutien psychologique.

- Oui. Pourquoi ? elle répond en se retournant.

- Tu ne l'as pas encore vu, il déclare sur le ton de la déduction, son pronom signifiant clairement qu'il parle de celui que les mercenaires recherchaient.

- Non. Tu vas me dire comment tu as deviné ? elle s'étonne de sa perspicacité.

- Je connais Jack. C'est un casse-cou. Et un rebelle. Et un prodige. Ne te laisse pas intimider, il lui conseille.

- Je croyais qu'ils le voulaient pour ses parents ? elle est de plus en plus surprise par ce que lui apprend l'infirmier.

L'ambassadeur et son épouse ne sont pas encore rentrés de Corée, mais devant les preuves accablantes de leur culpabilité ainsi que l'abondance de témoins à au moins une partie de leur plan, les kidnappeurs ont été plutôt bavards. Leur motivation exacte a été classée confidentielle, car affectant la sécurité internationale, mais dans les grandes lignes ils pensaient faire revenir l'homme d'État sur une décision prise il y a de ça plusieurs années, dans un pays qui n'entretient aujourd'hui plus de relations avec l'Amérique du Nord. Peut-être d'ailleurs des suites de cette décision justement remise en question, mais ce n'est pas de notoriété publique.

- Il est aussi fils d'ambassadeurs. Mais je t'avouerais que je l'ai appris dans le journal hier matin, confirme le trentenaire, voulant signifier que son ascendance n'est pas ce qu'il y a de plus remarquable chez le jeune homme en question.

- Impressionnant, concède Iz.

Elle a évidemment pris connaissance du dossier de l'adolescent, avant de le conseiller, mais n'avait pas tiqué sur ses bons résultats scolaires, plutôt surprise de sa délinquance.

- Ne lui dis surtout pas ça, conseille immédiatement Uglow, avec une grimace d'appréhension à l'idée de la façon dont un compliment comme celui-ci pourrait influencer quelqu'un à l'ego de Jack.

- C'est noté. Merci du tuyau, elle le remercie, puis le salue avec sa tasse de thé, à présent à moitié vide.

- De rien. Bon courage, il lui offre poliment.

- Toi aussi, elle conclut, se détournant pour de bon cette fois.

Ayant pris son thé à l'extérieur, elle n'avait en vérité rien à faire de particulier dans la salle des profs. Elle est venue pour faire la conversation. Et elle a été satisfaite. Malgré les circonstances qui les ont réunies, les personnes avec qui elle a été amenée à travailler ces derniers jours sont un changement de rythme agréable, par rapport aux officiers du commissariat de police du dix-huitième district. Non pas qu'elle n'adore pas les inspecteurs et les uniformes de son lieu de travail habituel.

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