1x03 - L'air de rien (1/16) - Larmes de crocodile

L'appel du vide. Dans la pénombre du jour à peine naissant, il avance lentement, une main sur la paroi froide du couloir. Les murs, par ailleurs lisses, sont irrégulièrement ponctués de portes, pour la plupart fermées, qui défilent et se ressemblent toutes. C'est la seule chose qui fait détacher ses doigts de la cloison à l'adolescent, momentanément, comme s'il avait peur de se perdre sans cette trame conductrice de son trajet. Il est seul dans le corridor, il n'y a personne aux alentours pour le voir ou l'entendre. Il traîne des pieds, comme pour reculer l'échéance pourtant inéluctable vers laquelle il se dirige. Le grincement du caoutchouc humide sur le linoléum ponctue irrégulièrement son avancée.

Bientôt, Nelson finit par approcher de sa salle de classe.

La porte de la pièce est ouverte, signalant que son enseignant est sans doute déjà à l'intérieur et qu'il pourrait le rejoindre. Il y a cependant aussi une élève assise par terre à côté de l'entrée. Et à la façon dont sa tête est enfouie dans ses genoux et ses épaules se secouent doucement, elle est à n'en pas douter en train de pleurer. Le grand adolescent avance, et voit par l'ouverture son professeur de Mathématiques, occupé à écrire au tableau en préparation de sa leçon. Bien que le bruit des sanglots de la jeune fille l'atteigne à n'en pas douter, Strauss reste impassiblement concentré sur sa tâche. Nels fronce les sourcils et poursuit son chemin jusqu'à la pleureuse :

- Er… Ça va ? il demande gentiment.

Il grimace, conscient que c'est sans doute à la fois la question la plus bateau et la plus stupide qu'on puisse poser à quelqu'un dans une telle situation. Mais il a très bien reconnu qui était l'éplorée, et ça n'a fait qu'ajouter à son intimidation déjà forte face à une jeune fille en larmes.

Sarah Degriff est la mean girl par excellence. Certes, elle détient ce titre par auto-proclamation, mais il n'est pas démérité. Grande, jolie, et pleine de style, elle traite tout le monde autour d'elle comme s'ils étaient son personnel, lorsqu'elle remarque seulement qu'ils existent. La preuve par l'exemple : c'est elle qui, un peu plus d'une semaine plus tôt, a manqué de bousculer Maena, alors qu'elle venait justement de manquer de bousculer Strauss. Elle se croit princesse et le reste du lycée ses sujets. Y compris les professeurs.

La rouquine à frange relève lentement la tête, et dévisage Nelson d'un regard noir, ses iris bleus mis en valeur par le maquillage sombre qui a coulé sur ses joues.

- Vraiment ? elle l'admoneste, son ton sec tranchant avec ses larmes.

- Je voulais juste être sympa, il se justifie maladroitement, se balançant d'un pied sur l'autre pour ne pas entièrement perdre sa contenance.

C'est drôle de se dire qu'une fille manucurée qui doit faire vingt kilos de moins que lui puisse l'intimider autant. Surtout assise part terre, en train de pleurer.

Elle continue de le transpercer de son regard clair, le maintenant immobile aussi efficacement que la Méduse mythique. Il déglutit mais ne bouge pas, comme attendant un verdict. Sur quoi, il l'ignore, mais il attend.

- Tu es Nixon, c'est ça ? Le pote de Mae ? finit par reprendre l'adolescente.

L'erreur sur son prénom et le mépris dans sa voix lorsqu'elle prononce celui de sa meilleure amie ont tout pour déplaire au jeune homme, mais la surprise l'emporte.

- Mon prénom c'est Nelson. Mais oui, Mae est une amie à moi. Pourquoi ?

De toutes les façons dont elle aurait pu l'identifier, c'est sans doute la plus incroyable, car elle implique qu'elle ait remarqué l'existence de non pas seulement une mais deux personnes ne pouvant à son sens strictement rien lui apporter.

- Pourquoi tu n'es pas avec elle ? la jeune fille l'interroge au lieu de répondre à sa question.

- Parce qu'il est super tôt et que personne n'est encore arrivé. Pourquoi toi tu es là ? il lui renvoie la balle, l'incongruité de l'échange le rendant téméraire.

- Ça ne te concerne pas, elle le bloque sans aucune gêne.

- Il y a personne d'autre pour t'écouter pleurer, au cas où t'aurais pas vu, il ose, désignant le couloir vide autour d'eux d'un grand geste circulaire de sa main qui ne tient pas la bretelle de son sac à son épaule.

Après un soupir exaspéré, Sarah prend appui sur le sol avec ses paumes, avec une lenteur délibérée, et se relève enfin. Elle commence par épousseter sa mini-jupe, puis vérifie que ses chaussettes hautes sont parfaitement à la même hauteur sur ses cuisses, avant d'enfin passer rapidement ses doigts dans sa frange, pourtant pas déplacée le moins du monde. Elle croise ensuite les bras et s'approche de Nelson, suffisamment près pour le mettre mal à l'aise. Avec ses hauts talons, elle est aussi grande que lui.

- Si tu racontes ça à qui que ce soit, je ferais de ta vie un enfer. C'est clair ? elle le menace, plantant ses yeux dans les siens avec intensité.

Les enseignants ne sont jamais intervenus vis-à-vis d'elle car elle est d'une assiduité exemplaire. D'un point de vue scolaire, elle est irréprochable, même si académiquement dans la moyenne. Et malgré tout ce qui peut se dire d'elle, son ascendant sur le reste des élèves est quelque part tout à fait légitime. Son influence réside sur un système de faveurs, qu'elle entretient grâce au réseau de ses parents, magnats de la mode. Qu'elle organise les plus grosses fêtes lycéennes de toute la ville participe également à sa popularité. Elle maintient sa position de caïd par l'intermédiaire de sévisses uniquement psychologiques, et donc plus difficiles à prouver que de la violence physique.

- Très bien ! Pleure tout seule ! Qu'est-ce que ça peut me faire ? Nelson a le courage de rejeter sa menace, saisissant très bien le message.

Se dégageant enfin de son regard perçant, il s'engouffre dans la salle de classe à côté d'eux, toujours vide à l'exception du jeune enseignant. La rouquine le regarde disparaître en plissant les yeux, mais reste où elle est. Malgré sa bravade finale, elle sait que Nelson a saisi son message, et c'est tout ce qui compte pour elle.

À l'intérieur, l'adolescent balance son sac au pied de sa table habituelle, au second rang, et s'avachit dans la chaise correspondante. Strauss, qui a terminé son travail d'inscription, l'observe un instant de ses yeux presque noirs, en appui sur son bureau sur ses bras tendus et ses mains à plat, avant de l'interpeler :

- Tout va bien, Nelson ? il s'enquiert, attirant son attention.

- Ouais. Ça m'apprendra à être galant, répond le jeune homme, avec une moue un peu dépitée.

- Galant ? relève l'adulte, penchant la tête sur le côté comme s'il ne comprenait pas le sens du mot.

- Il faut juste que j'apprenne à laisser pleurer les filles, explique Nelson tout en s'efforçant de rester vague.

- Peut-être que tu dois seulement apprendre à faire la différence entre véritables et fausses larmes, lui réplique son professeur, sur le ton de l'évidence.

Nels a un mouvement de recul du menton, se demandant ce que l'homme a finalement entendu de sa conversation avec la rouquine. Avant qu'il ne puisse lui demander ce qu'il a voulu dire, le reste des élèves de la classe commence cependant à arriver, empêchant tout échange.

Bientôt, Mae puis Ellen font leur apparition, et viennent se placer, sous l'œil bienveillant de leur professeur, au premier rang, devant leur ami. Déjà, il a sorti son incident matinal de son esprit, et les deux adolescentes ne remarquent rien.

Scène suivante >

Commentaires