1x02 - Deux temps, trois mouvements (9/15) - Imposition
Plusieurs heures après la réception de l'inattendu paquet, Aleksander est en visioconférence avec un haut-gradé de l'armée américaine, à en juger par les nombreuses médailles qui ornent sa poitrine. Mains crispées sur le plan de travail de son bureau, bras tendus, le scientifique fulmine clairement, malgré sa nature placide. Et son état d'énervement n'est pas seulement dû au mal qu'il a eu à entrer en contact avec la personne directement responsable du courrier qu'il vient de recevoir.
— Vous ne pouvez pas m'imposer ça ! il poursuit la discussion animée entamée un peu plus tôt.
— À dire vrai, Professeur, on peut vous imposer à peu près tout ce qu'on veut, le général ne s'embarrasse pas de politesses, visiblement peu affecté par l'ire de son interlocuteur.
— C'est une rupture de mon contrat, argumente alors Alek.
— Votre contrat stipule que vous travailliez seul 'dans votre laboratoire', cite le militaire, insistant lourdement sur les trois derniers mots.
— Sémantique ! Je ne peux pas tolérer un tel détournement de mon travail, le chercheur poursuit sa protestation.
— Soyons francs, Professeur. Vous êtes avec nous parce qu'ailleurs vous ne trouvez pas votre compte. C'est pour ça qu'il nous a été si facile de vous débaucher de la faculté.
La nonchalance du militaire enrage de plus en plus le père de famille, bien que ce ne soit indiqué que par le blanchiment de ses phalanges sur le rebord de son bureau.
— Je suis venu sous garantie d'anonymat. Entrer en collaboration avec un autre laboratoire compromettrait directement cette assurance, il tente de négocier, entrant malgré lui dans le jeu.
— Tout aussi sûrement que nous quitter, j'en ai peur, pare sans difficulté le général, condescendant.
Alek a un hoquet de surprise, pris de court par un comportement qui le dégoûte autant.
— Ce n'est ni plus ni moins que du chantage, il reformule les propos de son interlocuteur.
Ce dernier soupire, réaligne machinalement une plaque sur son bureau, puis trouve enfin ses mots :
— Professeur. Vous êtes brillant. Même sans qu'on ne sache quoi que ce soit de vous, vos travaux font parler d'eux. Ce n'était qu'une question de temps avant que nous ne soyons contraints de céder aux inquisitions de nos partenaires sur le sujet, il avoue, sans doute las de tourner autour du pot.
Un nouveau sourire incrédule étire brièvement les lèvres d'Alek à cette révélation.
— Si je comprends bien, vous vous servez de moi comme monnaie d'échange, il paraphrase à nouveau.
— Disons simplement que votre mécontentement est peu cher payé pour ne pas perdre un associé plus qu'intéressant, lâche le général, toute cérémonie abandonnée.
Aleksander ricane sans joie. S'il peut leur reprocher leur manque flagrant de tact, il sait au moins toujours à quoi s'en tenir, avec les militaires. Après un soupir, il reprend la liste de ses doléances :
— Et vous me l'annoncez par livraison ? Une semaine à l'avance ? le quadragénaire change d'angle d'attaque, se résignant peu à peu à l'évidence.
— Ne venez-vous pas de me dire que vous tenez à votre anonymat ? Est-ce que la voie postale ne garantit pas mieux que toute autre une traçabilité contrôlée ? Quant au délai, il ne dépend pas de nous. Nos partenaires ont besoin d'un expert dans votre domaine au plus vite. Une semaine est le mieux qu'on puisse faire.
Alek soupire à nouveau lorsqu'il apparaît évident qu'il n'obtiendra pas d'excuses de ce comportement à l'opposé de la courtoisie, sous une forme ou une autre.
— Et moi qui croyais que vous les employiez, pas l'inverse, il raille alors, générant une immédiate réaction chez le général, clairement vexé.
— Si vous voulez bien m'excuser, j'ai d'autres affaires à gérer. Des affaires sur lesquelles la discussion n'est pas close.
Sans autre forme de cérémonie, le général coupe la connexion, et son visage disparaît de l'écran principal du laboratoire. Désappointé, Aleksander baisse la tête.
Un peu comme son frère cadet, il ne travaille pas bien avec les autres, même si pour des raisons un peu différentes. Son expertise est souvent si pointue que les gens ont du mal à le suivre. Pire, s'ils sont à son niveau, ils ne peuvent pas s'empêcher d'en faire une compétition. Et il n'est malheureusement ni particulièrement pédagogue, ni compétitif.
Malgré son manque de manières, le général n'a cependant pas menti : Alek s'ennuyait à l'université. Il adorait travailler avec ses professeurs, jusqu'à ce qu'il les surpasse. Travailler pour l'armée était le seul moyen pour lui de ne pas se brider. Et maintenant ils allaient lui retirer cet avantage.
Autre point sur lequel le militaire disait vrai : son institution est la seule à lui fournir un anonymat fiable. Et ça, l'ingénieur ne peut pas se permettre de l'abandonner, de peur de mettre sa famille en danger par la nature des projets auxquels il participe parfois. Il n'a jamais conçu d'armement, de près ou de loin, mais ses inventions sont à application militaires, et même si elles ne l'étaient pas initialement elles pourraient facilement être détournées à ces fins.
Le père relève les yeux du sol, pour les porter sur les clichés toujours posés sur son bureau, de sa femme et ses enfants. Jude saurait exactement quoi lui dire pour faire retomber ses inquiétudes et l'amener à accepter cette décision de ses supérieurs. Mais il n'a même pas besoin d'imaginer ses mots, puisque sa simple image l'apaise déjà. Dix ans après sa mort, elle est toujours avec lui.
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