1x02 - Deux temps, trois mouvements (5/15) - Maladresse

Un trentagénaire aux cheveux châtains, de haute taille, vêtu d'un pull vert sombre sur une chemise à carreaux clairs et de jeans bleus, est debout devant une armoire à pharmacie. D'après la tablette qu'il tient sur un bras et sur laquelle il pianote de l'autre main, il est visiblement en train de faire l'inventaire. Ses grands yeux d'un bleu tirant sur le vert font des allées et venues entre la surface tactile et l'intérieur du cabinet vitré, ses lèvres prononçant silencieusement les étiquettes des flacons contenus dans le meuble.

La porte de la pièce qui s'ouvre brusquement fait sursauter le jeune homme, qui tourne la tête pour découvrir un adolescent blond, portant un T-shirt Guns N' Roses sous une chemise ouverte. Et à l'expression que son apparition tire à l'adulte, il ne lui est que trop familier.

— Mr. Uglow ! J'vous ai manqué, avouez, s'écrie Jack, un immense sourire aux lèvres, bras écartés comme attendant une étreinte.

L'infirmier sourit à son tour, quoiqu'avec plus de retenue, puis baisse les yeux en secouant la tête.

Depuis son arrivée à Walter Payton, en Septembre dernier, Jack a multiplié les visites, si bien que son comportement ne surprend plus l'homme. La plupart du temps il s'est simplement battu, et ce n'est dans ces cas-là même pas lui qui est le plus amoché, plus coriace qu'il en a l'air. Il lui est cependant aussi arrivé de se blesser avec une corde de guitare, ce qui avait au moins le mérite d'être original.

— Jack Nimbleton. Qu'est-ce qui me vaut le plaisir aujourd'hui ? interroge l'infirmier, sa lassitude tempérée par le fait que l'élève ne présente aucune blessure apparente.

— Pour une fois, je ne suis pas le patient. Vous voyez comme vous êtes empli de préjugés ?

Sans laisser à l'adulte le loisir de répliquer, Jack s'écarte et révèle la présence de Caesar derrière lui, sa main gauche tenant sa main droite ensanglantée. Immédiatement, Mr. Uglow perd toute envie de rire. Il pose sa tablette sur son bureau à côté de lui, et s'approche du blessé.

— Ouch. Qu'est-ce qui s'est passé ? il interroge, levant ses yeux clairs vers ceux de l'adolescent.

Le lycéen le dépasse en effet de cinq centimètres, malgré sa dizaine d'années de moins.

— J'ai fait tomber de la verrerie en TP de Chimie, explique le grand brun en grimaçant.

L'infirmier plisse brièvement les yeux, mais ne dit rien. Il conduit son patient jusqu'à sa table d'auscultation, sur laquelle il le fait asseoir. Appuyé sur une étagère basse de l'autre côté de la pièce, Jack le regarde récupérer ce dont il a besoin dans un placard.

— Tu peux retourner en cours, Jack. Je promets de bien m'occuper de lui, lui propose l'adulte, refermant une armoire.

— L'heure est presque terminée, proteste le blondinet, ne faisant pas mine de bouger.

— Justement. Va chercher vos affaires. Je l'aurai remis en état d'ici à ce que tu reviennes, il insiste, avec un sourire engageant, attirant un tabouret jusqu'en face de Caesar.

— D'accord, finit par céder le jeune prodige, tout à fait capable de parer cette logique mais choisissant de faire confiance à l'infirmier, quelle que soit l'idée qu'il semble avoir derrière la tête.

Après s'être assis, Mr. Uglow prend avec douceur la main blessée de Caesar dans la sienne désormais gantée de latex, et la tourne de façon à pouvoir traiter la plaie de manière optimale. L'adolescent grimace, mais se laisse faire.

— Tu peux me réexpliquer comme tu t'es fait ça ? demande l'infirmier d'un ton dégagé, tout en nettoyant la zone.

— J'ai cassé un tube à essai, répond le grand brun, détournant la tête mais pas les yeux, comme happé par une curiosité malsaine.

— Et comment c'est arrivé, ça ? insiste l'adulte, sans jugement dans sa voix.

— Er… Je sais pas. J'étais distrait. J'avais le tube dans la main et…

L'adolescent ne termine pas sa phrase, en partie parce que son interlocuteur connaît la suite de l'histoire, et en partie parce qu'il vient d'anesthésier la zone afin de pouvoir le suturer sans douleur, et que le pincement qui accompagne l'injection n'est pas des plus confortables.

— D'accord, accepte l'infirmier, se concentrant sur sa tâche plutôt que son interrogatoire.

Caesar observe le fil et l'aiguille entrer et sortir de la partie du talon de sa main la plus proche de son pouce, avec un air de dégoût. Bientôt, Mr. Uglow applique un pansement par-dessus son ouvrage.

— Voilà. Tu changes ça tous les jours, et tu fais attention en prenant ta douche. Tu devrais être comme neuf en un rien de temps, annonce l'infirmier, avec une petite note de fierté dans la voix.

Mains sur ses genoux, il admire son travail bien fait, puis relève les yeux vers son patient. Ce dernier semble perplexe.

— Ça change quelque chose ? La façon exacte dont je me suis coupé ? interroge le grand brun.

L'adulte sourit, content qu'il n'évite pas le sujet.

Il connaît l'adolescent par l'intermédiaire de son camarade fauteur de troubles. Et d'habitude, c'est lui qui l'amène, pas l'inverse. Il le sait simplement calme et réservé. Pour preuve, depuis quelques années que l'homme travaille dans cet établissement, il ne l'avait jamais vu dans son bureau auparavant. Ce qui d'ordinaire est une bonne chose.

— Je voulais juste être sûr que ce n'était pas intentionnel, il ne cherche pas à cacher son dessein précédent.

— Intentionnel ? Quoi ? s'exclame Caesar, perdu.

— Je m'en voudrais si tu te coupais volontairement, ou te faisais molester par un autre élève, il élabore.

Sur ces bonnes paroles, il se lève et retire ses gants, dans un claquement sec caractéristique.

— Pourquoi est-ce que vous penseriez seulement à ça ? s'offusque légèrement Caes.

— Parce qu'en arrivant tu m'as dit avoir fait tomber la verrerie, et ensuite tu m'as dit l'avoir cassée. Des incohérences de ce type peuvent parfois cacher bien des choses, l'infirmier retrace son raisonnement.

Il n'y a aucun jugement, ni dans sa voix ni sur son visage. Il ne fait que son travail. Il est sincèrement inquiet pour le bien-être et la santé des élèves dont il est responsable. C'est finalement assez sécurisant.

— J'aurais pu la casser en la faisant tomber, Caes proteste cependant tout de même, encore un peu vexé de l'accusation dont il a failli être la victime.

— Oui, mais tu n'aurais pas eu une entaille aussi profonde simplement en ramassant les morceaux, réplique Mr. Uglow, tout simplement rationnel.

L'adolescent affiche de la confusion devant une suite de déductions aussi rapprochées.

— Vous êtes qui, Sherlock Holmes ? il demande, impressionné.

— Qui ? relève l'autre, d'un air tout à fait sérieux.

Avant que Caesar n'ait le temps de conseiller à l'infirmier de revoir ses classiques, Jack fait à nouveau irruption dans la pièce, toujours sans frapper. Ses deux occupants tournent la tête vers lui à l'unisson, et ses yeux noisette clair passent de l'un à l'autre avec un air de suspicion. Comme son camarade se lève et le rejoint, il s'abstient cependant de toute remarque.

Après avoir remercié l'infirmier de ses services, Caesar récupère sa veste et son sac auprès de son camarade, et les deux adolescents s'engagent dans le couloir. Moins d'une minute plus tard, la sonnerie de milieu de matinée retentit.

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