1x02 - Deux temps, trois mouvements (2/15) - Scène de crime

Le doux frottement de la bande de plastique jaune contre sa veste de cuir lorsqu'il passe en dessous, Sam en a plus que l'habitude. Pourtant chaque scène de crime est différente. Lorsqu'on est humain, on ne s'habitue jamais à trouver quelqu'un mort, quelle que soit la façon dont cette personne est partie. Et peu importe combien on peut s'efforcer de paraître impassible, on n'y arrive jamais à la perfection. C'est pour ça que l'inspecteur pense qu'il y a toujours de précieuses informations dans l'atmosphère créée par l'équipe sur place lorsqu'il arrive sur les lieux. La façon dont les légistes s'entre-regardent, la manière de se tenir des officiers en uniforme, l'allure de la personne qui a découvert le corps, toutes ces choses sont importantes, elles distribuent un peu les cartes.

Et aujourd'hui, la donne est très mauvaise.

À l'intérieur et aux abords du parking en construction abritant la scène de crime, les photographes prennent des clichés à des intervalles plus lents qu'à leur habitude, comme s'ils ne savaient pas vraiment ce qu'ils cherchaient, qu'ils ne savaient pas vraiment où donner de la tête. Le joggeur qui est en train d'être interrogés par deux officiers en uniformes, ayant sans doute découvert le corps, affiche une expression plus perplexe que choquée, comme s'il ne percutait même pas ce sur quoi il était tombé.

Sing Sing sur ses talons, l'inspecteur Quanto rejoint son coéquipier qui l'attend debout près de la victime, déjà recouverte d'un drap blanc.

Ça aussi, le drap blanc, ce n'est pas bon signe. Ça indique que mettre le corps dans l'une de ces housses noires n'a pas été le premier réflexe des coroners, ce qui signifie qu'ils ont jugé qu'il y avait quelque chose de suffisamment inhabituel avec le cadavre pour qu'il ait besoin de le voir de ses propres yeux. Ou en tous cas qu'il est dans un état suffisamment déplorable pour que le transfert soit épineux.

Bizarrement, Sam ne se demande jamais pourquoi il fait ce boulot qui en désespèrerait plus d'un. Il lui arrive cependant de se demander pourquoi il ne se le demande pas.

- Qu'est-ce qu'on a ? il interroge son partenaire, laconique.

- Joseph Pierce, 28 ans. Encore un tas d'affaires sur lui, y compris son RFSD. Sa… nuque a été tranchée.

La carte RFSD contient non seulement toutes les informations administratives de son détenteur — dossiers médical, judiciaire, scolaire, etc — mais aussi et surtout les documents qu'il aura voulu y placer, aussi bien personnels que professionnels. En cela son vol est parfois un mobile de crime. Une première piste à écarter en l'occurrence, donc.

Bien qu'il lise ses propres observations sur son carnet numérique, sa dernière phrase fait froncer les sourcils à Patrick.

- Pardon ? relève Sam, penchant légèrement la tête sur le côté.

Depuis quand Randers n'a-t-il plus le courage de dire décapitation ? C'est loin d'être courant mais tout de même.

- Vois pas toi-même.

Pat s'écarte ostensiblement du passage, invitant son collègue à suivre son conseil. Ce dernier s'accroupit, sort un stylet de la poche intérieure de sa veste, et l'utilise pour soulever un coin du drap blanc. La victime est étendue à plat ventre, face contre terre, une profonde mais très nette entaille dans la nuque, cohérente avec la description de la blessure faite par Randers à l'instant. Il semblerait que le tueur ait atteint les vertèbres cervicales, bien que sans aller jusqu'à la moelle épinière.

Cherchant les mains de la victime, ordinairement à ses côtés dans un position face contre terre, l'inspecteur soulève encore un peu plus le drap, et note que les poignets du mort sont croisés dans le bas de son dos.

- Il a été bougé ? est sa première question.

- Celui qui a trouvé le corps n'a pas osé prendre le pouls. Non pas que ça aurait été pertinent… La flaque de sang est cohérente avec le fait qu'il soit mort dans cette position.

Voilà qui n'est pas une réponse satisfaisante, quoique peu surprenante. Il suffit de très peu de mouvement pour faire baver le sang, d'une viscosité certaine. Ici, la coulée qui s'échappe de la plaie, ainsi que la flaque qui s'étale autour de la tête et des épaules du cadavre, sont presque trop nettes. La victime n'a même pas ne serait-ce que respiré après avoir commencé à saigner.

Ce qui est assez étrange, car justement, un étalement aussi conséquent implique une lente exsanguination. Or, comment le cœur pouvait-il encore battre si la victime ne respirait déjà plus ?

- Tu vois la même chose que moi ? poursuit Sam, tenant toujours le drap soulevé mais relevant la tête vers son partenaire.

- J'en sais trop rien. Balance, Pat reste vague, préférant ne pas influencer son équipier.

- Ce type est positionné comme s'il avait été mis à terre et menotté. Par un flic.

Patrick hoche la tête, ayant repéré la même symbolique. Et ni l'un ni l'autre n'apprécie cet état des choses.

Le tueur pourrait simplement avoir utilisé cette technique pour prendre le dessus sur sa victime. Sauf que s'il a eu suffisamment de sang froid pour maîtriser sa méthode de domination, il en avait a priori également suffisamment pour se débarrasser du corps d'une manière plus convenable qu'en le laissant en plan sur ce site de construction. Ce qui indique qu'il l'a abandonné sur place pour une raison, pour faire passer un message.

La position pourrait être fortuite, la présence au grand jour de la victime se suffisant à elle-même, mais si Joseph Pierce était inconscient au moment de sa mort, pourquoi le maintenir dans cette posture ? L'assassin avait tout le loisir de le placer dans une configuration peut-être plus percutante encore pour qui le trouverait.

Quoi qu'il en soit, cela pointe dans la direction d'un meurtrier sophistiqué, une perspective peu réjouissante pour les deux inspecteurs affectés à l'affaire.

- Il a pas l'air d'avoir été attaché, observe Patrick, faisant références aux poignets intacts de la victime, qu'il désigne vaguement du geste.

De même que l'absence de bavures dans les taches de sang, cela va dans le sens de l'hypothèse d'une attaque éclair. La victime n'a pas souffert ; le but était sa mort, pas sa souffrance. Son meurtrier l'a dominé, plongé dans l'inconscience, puis mis à mort en tout tranquillité. Des inspecteurs moins expérimentés se sentiraient sans doute mal à cette idée que quelqu'un ait pu se tenir devant le corps inerte de Joseph Pierce alors qu'il se vidait lentement de son sang, mais ce n'est pas le cas de Randers et Quanto.

- Il n'y a pas de marques défensives évidentes non plus, renchérit Sam, détaillant toujours le cadavre qu'il a sous les yeux.

Quelle que soit la façon dont le jeune homme a été immobilisé, ça s'est donc non seulement produit très vite, mais sans heurts. Or, allier rapidité à efficacité n'est pas donné à tout le monde. Plus ça va, plus ce qui se dessine de leur suspect est inquiétant.

Le maître-chien retient un juron entre ses dents, et sentant son humeur, Sing se met à couiner tout bas. Il est cependant vite calmé d'une rapide caresse lorsque Sam se redresse, laissant enfin le drap blanc imperméable retomber sur le cadavre. L'inspecteur, mains sur les hanches, sa veste légèrement repoussée en arrière à cet effet, tourne sur lui-même, observant le lieu du crime.

- Ça n'a pas de sens, il déclare au bout d’un moment.

- De quoi ? s’enquiert l’autre homme.

- Il aurait au moins dû se blesser en tombant. Et si le tueur était suffisamment près pour retenir sa chute, il n'y a pas moyen qu'il n'y ait aucune blessure défensive. Je connais rien qui agisse aussi rapidement.

Il soupire, exaspéré par cette incohérence. Patrick semble cogiter un instant, cherchant une réponse au problème, mais achève sa réflexion par une brève et vague grimace.

- L'autopsie révèlera quelque chose, il ne peut alors que proposer à son partenaire, tout en prenant note du raisonnement qu'il vient de partager.

Clairement, une pièce du puzzle n'est tout simplement pas visible de premier abord, c'est tout. Il est de toute façon assez rare de résoudre une affaire au premier coup d'œil sur la scène de crime. Mais il est également assez rare de constater une telle finesse dans un meurtre.

- Il y a intérêt, grommelle Sam, en se disant que sa première affaire depuis son retour de Californie, et même de l'année, ne s'annonce pas de tout repos.

Puisqu'il a vu ce qu'il avait à voir, il s'écarte du corps, et fait signe aux assistants des médecins légistes qu'ils peuvent y accéder. La petite équipe, en manteaux à l'inscription "ME" dans le dos, pour Medical Examiner, s'attelle alors au transport du cadavre jusqu'à leur véhicule, garé un peu plus loin, maintenant qu'ils ont eu le temps de mettre au point une stratégie pour perdre un minimum d'éléments de preuve dans la manœuvre. Pendant ce temps, les deux inspecteurs sortent quant à eux de la zone entourée de banderole jaune, Sing Sing sur les talons.

Comme noté plus tôt, la scène de crime se situe sur un parking en construction. L'une des énigmes à résoudre va être la présence de la victime sur les lieux. Étant donné le trafic piéton dans la zone, il a dû être tué dans la nuit, ce qui rend l'endroit encore moins accueillant si c'est possible. De plus, puisqu'il avait sa carte mémoire sur lui, les inspecteurs ont déjà conclu que le mobile n'a pas pu être le vol, ce qui suggère un crime personnel plus que d'opportunité. À quoi Joseph Pierce était-il mêlé pour qu'on le veuille non seulement mort mais que ça se sache ?

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