Quatorzième Jour - Règlement de trois (9/10)

Ma première pensée est pour Hannibal. Il avait raison. Je sais qu'il s'est passé quelque chose, et je ne peux rien en dire. Mon grognement de réveil se fait entendre en écho alors que je me redresse, en appui sur mes mains. Je n'arrive pas à croire qu'ils nous ont laissés par terre. Je lève les yeux, et découvre LeX, assise sur le bord de l'estrade, dos à nous mais face à Zed debout en contrebas. D'un geste du menton, le loup blanc indique à la petite blonde que nous sommes en train de revenir à nous. Elle tourne instantanément la tête, et un large sourire étire ses lèvres. C'est à ce moment-là que je me rends compte que la musique a repris. Combien de temps sommes-nous restés inconscients pour que la fête reprenne son cours ? Et quand bien même, se remettre à danser alors que nous sommes encore dans les vaps est encore pire que de nous avoir laissés allongés sur le sol.

— Hey, les petits veinards. Ça a fonctionné, nous informe la Panthère, l'air ravi.

— Tu veux dire que ça aurait pu rater ? ma voix répond avec le même écho que mon grognement, me tirant des grimaces d'inconfort.

— Oui. Vous auriez pu mourir. Ou ne pas être suffisamment équilibrés pour être séparés équitablement, elle avoue sans émotion particulière.

— C'cool qu'on ait été prév'nus, la voix de Dwight s'élève alors derrière moi, se réverbérant au même titre que la mienne.

— Pourquoi est-ce que j'ai aussi mal au côté droit ? je demande enfin sans écho, me faisant tourner la tête vers moi.

— C'est sans doute parce que Perry n'a soigné que la part de toi avec laquelle il avait la connexion la plus forte. Bien et Neutralité font bon ménage avec un Jardinier ; le Mal, beaucoup moins, explique LeX avec une grimace presque compatissante.

— Et bah… merde, je lâche, agacé, tout en portant ma main à ma joue et y trouvant un filet de sang.

— Langage ! je m'admoneste immédiatement.

Avoir une conversation avec soi-même n'est pas aussi déroutant que je ne l'aurais pensé. Je n'ai pas l'impression que ce sont deux autres jeunes hommes d'une vingtaine d'années qui me ressemblent qui se tiennent autour de moi. C'est moi. Je suis moi, je suis moi, et je suis moi, aussi. Je suis très énervé d'avoir retrouvé la sensation de la lame en bois du shaman alien entre mes côtes. Moi, en revanche, je ne ressens absolument rien à l'endroit de la cicatrice que la lance en question a laissée. Et étant dans le même cas, je ne vois donc pour ma part pas la nécessité de jurer. Le dialogue est en fait semblable à celui que j'avais sans doute sans vraiment le savoir dans ma tête auparavant. Sauf que maintenant, il faut que je le fasse à haute voix, les différentes parties de mon esprit résidant désormais dans des corps distincts. Ça peut sembler bizarre, mais ça vient curieusement naturellement. Je me dévisage quand même un peu, me voyant pour la première fois sans l'intermédiaire d'un miroir, d'une photographie, ou d'une vidéo. Cette partie-là, oui, c'est un peu étrange.

À part ça, être aligné n'a rien de si terrible. En plus du retour de toutes mes plaies soignées par un être Bon dans l'état dans lequel elles seraient sans ce petit coup de pouce ou presque (parce que sinon, je serais en bien moins bonne posture), je peux aisément sentir toutes les mauvaises et sombres pensées que j'ai jamais eues clairement à l'avant de mon esprit. Je me souviens du reste, mais ça ne m'inspire étonnamment pas. Et j'ai aussi la distincte sensation que la question de mon alignement aurait dû être résolue immédiatement. Moi, j'ai un clair malaise à la simple idée de transgression, comme en atteste ma réaction à ma propre vulgarité. Et je me demande pourquoi je ne suis pas resté sur ma première réponse à la question, le soir de ma rencontre avec LeX. Quant à moi, je ne comprends même pas pourquoi on m'a donné le choix tellement ça me semble tout à coup logique d'être Neutre.

— Peut-être puis-je être utile ? intervient soudain un invité que je n'ai pas eu la chance de rencontrer auparavant, un humanoïde blond aux yeux marron et au sourire charmeur.

— Bats les pattes ! s'interpose immédiatement Hannibal, qui surveillait notre réveil en silence, à quelques pas de LeX et Zed.

Je ne sais pas qui est cet homme, mais je n'ai jamais vu mon parrain aussi furibond.

— Ton acceptation de mon aide m'a-t-elle un jour été nécessaire pour te la donner, Hanni ? l'interroge alors l'inconnu, complètement indifférent à l'animosité manifestée envers lui.

— Je ne suis pas Hanni, répond H, un arc électrique parcourant son poing serré, signe d'un haut état d'irritation, puisque sa désynchronisation est entièrement passée.

— Pas seulement. Maintenant, vas-tu me laisser venir en aide à ton filleul ? Parce que cette partie de lui partage mon alignement, et je détiens le feu purificateur. Pour moi, le calcul est vite fait. Et je signale qu'il crache du sang, expose calmement le mystérieux blondinet, d'un charisme incontestable.

Je m'essuie la lèvre inférieure et découvre qu'il dit vrai en ce qui concerne mon état.

— Laisse-le faire, H, je demande par ailleurs, tout en détournant la tête du nouveau venu, dont je ne distingue pas les traits derrière son aura éblouissante.

— Bonsoir. Je m'appelle Luc, annonce la connaissance d'Hannibal en me rejoignant sur l'estrade.

Après avoir légèrement tiré sur son pantalon, il met genou à terre près de moi, et pose le bout de trois doigts de sa main droite sur mon front. Une intense brûlure se fait alors sentir dans tout mon corps, pendant que le reste des occupants de l'estrade regardons la même vive lumière qui émane de Luc surgir de mes orbites et de ma bouche, visible de tous cette fois. Nous avons un mouvement de recul à ce phénomène, tandis que, lorsque mon soigneur rompt le contact, je reste seulement un peu essoufflé, et entièrement guéri. Je le remercie du chef, incapable de parler encore, son "feu purificateur" ayant laissé un drôle d'arrière-goût dans ma bouche. Il ne s'en formalise pas, et prend congé avec un clin d'œil, ne voulant sans doute pas antagoniser H plus qu'il ne l'est déjà. Mon parrain nous a effectivement rejoints sur l'estrade en même temps que lui, et aider Oscar à se relever ne l'a pas empêché de surveiller son ennami comme le lait sur le feu. Dwight s'est débrouillé tout seul pour se remettre sur pieds, et se dirige vers moi pour m'aider à faire de même.

— Vous êtes tous debout, c'est bien, remarque LeX d'un ton satisfait alors que j'époussette encore mes vêtements.

Elle avait disparu à l'arrivée de Luc, sans doute pour aller chercher les autres Messagers dans la foule, qu'elle ramène maintenant avec elle. Nous sommes tous habillés pareils, mais à la façon dont ils se tournent chacun vers un trio d'entre nous, je pense qu'ils peuvent deviner qui est quelle partie de nous. Peut-être même tout simplement à notre position sur la scène, compatible avec l'organisation du public durant mon discours. En y regardant bien, il doit également y avoir quelques différences physiques minimes. Je pense notamment à la cicatrice plus fraîche sur ma joue que sur ma joue, mais aussi aux cheveux d'Oscar qui sont peut-être un peu plus clairs que ceux d'Oscar, et plus foncés que ceux d'Oscar. D'accord, je sens que cet état de fait va vite devenir compliqué, d'un point de vue strictement pratique. Comment désigner la même personne lorsqu'elle est à plusieurs endroits en même temps ?

— Il est l'heure de votre baptême, annonce LeX, de plus en plus enthousiaste.

— Quoi ? s'étonne Oscar, avec un écho qui la fait tiquer, comme Dwight et moi les nôtres avant elle.

— Parler à l'unisson va vous passer, nous informe Zed, pour nous rassurer.

Maintenant que j'y pense, ce ne serait pas surprenant qu'il dispose également d'une âme pré-fracturée. C'est compréhensible qu'il en ait tout autant l'utilité que LeX. Je ne peux pas m'empêcher de me demander combien d'autres âmes encore dans l'Univers ont décidé de et réussi à faire ça.

— Josh, est-ce que tu pourrais lever la main, s'il te plaît ? demande ensuite gentiment 'mmanie, ce à quoi je m'exécute comme un seul homme, avant de m'entre-regarder avec un air contrit et de baisser les bras.

— Voilà pourquoi il vous faut chacun trois nouveaux noms, pour quand vous êtes ensemble. Avec vous-même, j'entends, achève d'expliquer LeX.

Si je ne suis en soi pas ravi de me voir une nouvelle fois affublé d'un surnom certainement étrange, elle répond au problème dont je commençais justement à prendre conscience, donc je ne proteste pas.

— Aussi, elle nous a promis qu'on pourrait te nommer si tu choisissais notre alignement, ajoute Pro, retenant difficilement son excitation à cette perspective.

C'est un peu triste que ce qui les enthousiasme le plus dans le fait d'enfin avoir un Magnet dans leur camp soit le privilège de le nommer.

— Mais nous on peut choisir le nôtre, non ? intervient Oz, désignant Dwight et elle-même.

— Maintenant qu'il vous en faut un aussi, rêve, lui renvoie Eren avec un sourire narquois, récoltant un regard plus noir que je ne l'ai jamais vu chez Oscar.

Et pour causes, sans doute.

— Rien ne vous obligera à les utiliser. De même qu'un Magnet n'est pas contraint d'utiliser le nom que lui a donné LeX, Teph tempère le propos de son collègue.

— J'aurais pu refuser ? je rebondis immédiatement.

— Ça ne s'est jamais vu. Mais tu te présentes et signes comme tu veux, après tout, réagit LeX au quart de tout, tout en se forçant à être raisonnable.

— Juste pour être clairs, vous savez quel alignement vous avez, au moins ? interroge tout à coup Pro à la ronde.

— Moi oui, je réponds à l'unisson, ce qui me tire de nouveaux sursauts d'inconfort.

C'est un peu comme un larsen.

— Er… Peut-être ? propose Dwighty avec le ton le plus dubitatif que je lui connaisse.

Oscar et le Jumper s'entre-regardent respectivement, essayant de déterminer entre eux-mêmes qui correspond à quel pôle. Pour moi, c'est facile, car un tiers des occupants de la salle m'apparaît désormais en surbrillance par rapport au reste. Je peux toujours sentir tous les dérivés, mais ceux de l'alignement auquel je me rattache à présent ont un petit quelque chose en plus, comme un vernis, une étincelle. Il n'y a que Dwight et Oz qui échappent à cette nouvelle règle, les trois parts de leurs âmes strictement équivalentes à mes yeux, même si je peux évidemment dire sans peine laquelle est laquelle. Le lien d'un Tuteur à son Magnet transcende de toute évidence l'alignement, ce qui n'a rien de surprenant, puisque les Magnets sont Neutres et peuvent avoir n'importe quel dérivé communicant comme Tuteur. Pour Oz, je suppose que ça vient du fait que nous venons de traverser cette expérience ensemble. Je ne vois pas d'autre explication, puisqu'aucun autre de mes protégés en présence n'a réchappé à être marqué par son alignement, pas même Hannibal ou Perry.

— C'est bon, j'en ai marre. Mauvais, et Mauvais, annonce Eren en désignant tour à tour Oscar et Dwight, las de les voir tergiverser avec eux-mêmes.

Les deux concernés haussent les épaules, pas vraiment surpris.

— Toi, et toi, avec nous, Esk effectue la même démarche pour Dwight et Oscar.

Hum. Je n'arrive pas à croire que je commence à attendre ce baptême avec impatience.

— Ce qui laisse vous deux avec nous, conclut LeX.

— Qui commence ? demande poliment Kel, se tournant vers ses collègues autour de lui.

— Moi, parce que ce n'est rien d'extraordinaire. Je propose que vous vous désigniez par vos initiales, la Panthère prend les devants.

Et récolte des grimaces dubitatives même de ceux d'entre nous qui ne sont pas concernés. On l'a tous sans doute connue bien plus imaginative.

— Vraiment ? proteste Dwight, seulement le premier à dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas.

— JD, DJ, et OG, sont des acronymes pour tellement plus que Josh Dayton, Dwight Junior, et Oscar Gillian. Parallèlement, ça vous évitera d'avoir à trouver une explication plausible si vous comptez l'utiliser dans la vie de tous les jours. Excusez-moi d'avoir pensé pratique ! se défend la Panthère en croisant les bras.

Il est vrai que c'est la seule à avoir une expérience concrète de ce que nous traversons actuellement. Avec Zed, d'après moi. Je me demande d'ailleurs quelles appellations ils utilisent, lorsqu'ils font ça. Elle en a déjà plusieurs lorsqu'il n'y a qu'une seule d'elle…

— Tu as bien fait de commencer, raille Eren, avec un haussement de sourcils aussi moqueur que son ton.

— J'ai hâte de voir ce que vous avez trouvé pour Dwight, lui renvoie Esk, prenant la défense de la Panthère, à la plus grande surprise de celle-ci.

Peut-être les Messagers du Bien ont-ils également eu du mal à surnommer mon Tuteur. Ce dont je ne peux pas les blâmer, puisque le mieux que j'ai trouvé c'est quand même Dwighty.

— En fait, on a pensé à Dewey, annonce fièrement Pro.

— Vous vous foutez d'moi ? proteste l'intéressé.

La baisse des inhibitions est clairement une caractéristique d'un alignement négatif.

— Revois tes classiques d'horreur. Dewey est un prénom de survivant, ne se laisse pas faire la Messagère du Mal, croisant à son tour les bras.

— Donnez-nous les nôtres, qu'on en finisse, je propose.

D'autant qu'il va de toute façon encore falloir annoncer ces nouvelles dénominations au public, je parie.

— Pour la demoiselle au prénom masculin, j'ai pensé que Scarlet serait un bon compromis, révèle Eren, prenant toujours ce malin plaisir à torturer la grande brune.

— Ew, elle se contente de lui renvoyer.

Il ne le prend cependant pas mal, et sourit au contraire encore plus largement. Ce type est bizarre.

— Avec un seul T, il précise.

L'intéressée ne change pas vraiment son expression, alors qu'il reste très fier de lui. Je suppose que ça joue sur la fin d'Oscar, le prénom Scarlett, et la couleur écarlate.

— Et toi, on a décidé de t'appeler Jaws, Pro achève leur partie du cérémonial en s'adressant à moi.

— On dirait que vous parlez de quelque chose qui m'appartient. Vous êtes au courant qu'on m'appelle déjà Jo', non ? je me permets de faire remarquer au demi-frère et à sa demi-sœur.

— Exactement. Tu ne seras pas dépaysé, comme ça. Et puis, avec une cicatrice comme celle-ci, ça te va vraiment comme un gant, se justifie la Messagère, avec un regard pour ma joue qui me met mal à l'aise.

C'est à ce moment-là que je comprends l'orthographe choisie. Ha ha. Je suis mort de rire.

— Est-ce qu'elle est pire qu'avant ? je m'enquiers alors auprès de moi-même à propos de la cicatrice en question.

Je ne peux que répondre par l'affirmative, la balafre effectivement un peu plus prononcée sur ma joue que la mienne. Je soupire, mais tant pis, ce n'est pas comme si je pouvais y faire quoi que ce soit.

— Reste plus qu'nous, reprend Dwight, qui n'a pas encore de seconde appellation, avec un regard pour Oscar et moi qui sommes dans le même cas.

— Pour toi, on a vraiment beaucoup réfléchi, et on a fini par se rabattre sur Ike, lui apprend 'mmanie.

Eren éclate instantanément de rire.

— Ha ! J'arrive pas à croire que LeXie ait la meilleure solution de nous tous ! il s'exclame, récoltant une œillade sombre d'une seconde jeune femme de l'assemblée.

— Je t'emmerde, Eren, lui lance la Panthère.

Je suis surpris par tant de vulgarité de sa part, mais je suppose que c'est simplement ainsi qu'elle a appris à répondre au Maléfique, au fil des siècles.

— Okay, j'prends. On s'en tape, après tout, le fraîchement renommé Ike calme le jeu.

Pas étonnant de la part de la partie Bienfaisante de mon Tuteur, à mon sens déjà particulièrement bienveillant avant.

— Oscar, on a eu du mal aussi, mais je pense que Bourne t'ira bien, déclare Teph, avec un sourire serein.

Je présume que l'origine vient d'Osbourne. Peut-être qu'ils ont voulu faire référence à la naissance qu'elle a empêchée, et/ou à l'amnésie qu'elle a évitée. En tous cas, ce ne sera jamais aussi facile à expliquer qu'OG. Mais elle se trimballe déjà bien Oscar, après tout, donc elle n'est plus à ça près.

- Au moins, c'est pas un prénom féminin débile, elle accepte avec une moue assez indifférente.

— Hey ! proteste Eren, plissant son regard bleu.

Scarlet confirme cependant son opinion en tendant la main afin que Bourne vienne y appliquer la sienne, sous le regard approbateur d'OG. Et je la trouvais effrontée avant…

— Pour Josh, on est assez fiers d'avoir choisi Ker, Kel annonce enfin doucement, après qu'Oscar a fini son numéro.

— Pour Joker ? essaye de deviner OG.

— En partie. Mais aussi pour la signification mathématique, élabore le Messager blond.

Ker est l'abréviation de Kernel, qui signifie noyau en Allemand. En algèbre linéaire, c'est notamment l'ensemble des vecteurs d'un espace qu'une fonction rend nuls. Ça ne vous parle probablement pas, mais c'est important.

— Vous êtes forts, je commente, acceptant avec plaisir, même avec la blague un peu nulle sur le super méchant.

— Et je parie que maintenant il faut qu'on annonce ça à l'assemblée ? Jaws demande pour confirmer ma suspicion précédente.

— Ne sois pas bête. Les bannières étaient prêtes dès qu'on est revenus de vous rendre visite, me corrige Pro, avec un geste de dédain de la main.

Avant que je ne puisse demander ce qu'elle entend par là, tout le monde, sur l'estrade comme sur le plancher en contrebas, lève les yeux vers le mur derrière la scène. Trois nouvelles draperies viennent de s'y dérouler depuis le plafond, dans un bruissement sec de tissu. De gauche à droite, les étendards sont d'un bleu presque cyan, gris, et rouge. Et chacun arbore nos trois visages, le mien et celui de Dwight surmontant celui d'Oscar. Nos nouvelles appellations sont également brodées en-dessous de nos portraits. Nos images ont été postérisées et colorées pour un effet qui se rapproche d'une affiche de propagande, mais malgré ces altérations éhontées, je ne pense quand même pas avoir déjà vu les clichés d'origines où que ce soit. D'autant que ma photo n'a pas été prise depuis que j'ai ma cicatrice à la joue. Et je ne vois même pas dans quelles circonstances j'aurais pu prendre ces poses de toute façon.

Je voudrais me plaindre, mais suis pris de court par les applaudissements dans mon dos. Les invités ont une nouvelle fois interrompu les festivités pour se tourner vers le podium. Et ils saluent notre décision, enfin entérinée, de la manière la plus intemporelle et humaine que je connaisse. Impressionnée, Bourne vient glisser sa main dans celle de JD. Je la regarde, mais elle reste hypnotisée par la foule en délire. DJ vient mettre un bras autour du cou de Ker et Jaws, et je lui rends son étreinte. Ike s'occupe de donner un coup d'épaule amical à OG, qui le lui renvoie. Scarlet voudrait rester impassible mais ne peut pas ne pas éclater de rire à Dewey qui tire la révérence. Les Messagers, derrière nous, quittent bientôt la scène, nous incitant à ne pas tarder à faire de même. Avec deux trois dernières courbettes de ceux d'entre nous-mêmes qui l'osent, nous rejoignons le parquet, et les applaudissements s'éteignent peu à peu.

Au moins, je suis rassuré quant à la réception de ma décision. S'il est évident qu'elle n'efface mes actions passées pour personne, elle me vaut néanmoins le respect de beaucoup. J'ai droit à de nombreux hochements de tête révérencieux lorsqu'on me croise dans la foule, et Oscar et Dwight ne sont pas en reste. L'attention dure juste assez longtemps pour ne pas devenir oppressante, après quoi nous pouvons enfin circuler comme auparavant, presque comme si de rien n'était. Nous déambulons en silence pendant un long moment, à nous habituer à n'avoir accès qu'à une partie de notre personnalité, et à nous voir nous-même marcher à côté de nous. J'ai gardé la main de Bourne dans la mienne, et Ker m'occupe de surveiller Dwight, qui semble chercher Vik. Je n'ai en effet pas vue la Botaniste depuis mon discours. Elle était aux premières loges, à côté de June et Perry, mais je l'ai ensuite perdue de vue.

Lorsqu'il la repère enfin, le Jumper me laisse seul avec Oscar. Je me demande ce qu'ils vont se dire, et à ses expressions, Oz aussi. J'ai beau avoir su à l'avance que ces deux-là ne pourraient pas terminer la soirée sur les mêmes termes qu'ils l'avaient commencée, ça ne me rend pas le spectacle de la transition plus facile. Vik est assise sur une table débarrassée, à balancer ses jambes dans le vide et regarder au-dehors par-dessus son épaule, à travers une fenêtre. Mon Tuteur s'avance jusqu'à elle d'une démarche parfaitement identique, mais lorsqu'il se met à parler, il se coupe la parole. Et dire qu'on pense que c'est difficile de formuler son propos lorsqu'on a plusieurs voix dans sa tête, je crois qu'on ne s'imagine pas à quel point ça peut l'être lorsqu'on a plusieurs voix tout court. Je ne veux pas vraiment assister à ce spectacle, et préfère de toute façon laisser son intimité à mon meilleur ami. Par chance, LeX nous rejoint :

— Comment vous vous sentez ? nous interroge la Panthère, ayant laissé son cavalier ailleurs.

— Je n'ai mal nulle part, Jaws ose, le plus audacieux d'entre moi.

Je confirme par des hochements de tête.

— C'est parce qu'une âme n'a pas de récepteurs à la douleur. Pas par défaut, en tous cas, m'explique la Messagère.

— Est-ce que c'est une bonne ou une mauvaise chose ? demande Scarlet, avant de rouler des yeux à son jeu de mots non-intentionnel.

— L'incision a été chirurgicale, nette et précise. Vous aurez peut-être une sensation de vide à certains moments, pendant certains raisonnements par exemple, mais rien d'insupportable. Surtout si vous êtes ensemble. Avec vous-même, encore une fois.

Comme toujours, LeX apprécie de renseigner sur un sujet qu'elle maîtrise. D'autant plus qu'elle ne doit pas rencontrer des gens curieux sur celui-ci très souvent.

— Rien de ce qu'Hannibal a traversé, Ker commente, ayant hérité presque tout mon altruisme.

— Hannibal n'a pas été séparé en deux parts égales pour commencer, et effectivement, c'était plus une déchirure violente qu'une découpe soigneuse. Mais une partie de lui ne s'est même pas rendu compte qu'il n'était pas au complet. Ses difficultés ne viennent pas de la séparation en elle-même, confirme à moitié seulement la petite blonde.

— D'accord, il faut que je demande : quand et comment est-ce que tu fais ça, toi ? interroge alors JD, taxé d'une grosse part de ma curiosité.

— Rarement. Tout l'inverse de vous, en somme. Je passe le plus clair de mon temps avec mon âme native, et ne la scinde qu'en de très spécifiques occasions. Vous, vous allez passer la majeure partie de votre existence dans cette configuration, et revenir seulement ponctuellement à une âme complète, elle expose calmement.

— Donc, on a des chances de revenir à la normale ? relève Bourne.

— Ça, c'est ton nouveau normal. Mais oui, il n'y a pas de raison que vous n'ayez pas de périodes de votre ancien normal. Durant lesquelles vous serez Neutres, évidemment, pour des questions de simplicité, confirme LeX, avec quelques précisions en prime.

— Et ça fonctionne comment ? s'enquiert OG, poursuivant son questionnement avec une rigueur que je ne lui connaissais pas.

— Vous aurez quelques minutes de préavis, après quoi vos parties extrêmes disparaîtront pour être réintégrées à votre partie Neutre, lâche tout simplement la Messagère, comme si ce n'était rien.

Ker et Jaws ne nous réjouissons pas exactement de cette perspective. Visiblement, Scarlet et Bourne non plus.

— Voilà qui résout le problème de laquelle d'entre moi va rentrer à la maison, commente cependant Scarlet en se tournant vers OG, rapidement imitée par Bourne.

Pour la part techniquement maléfique d'Oscar, elle voit le bon côté des choses.

Personnellement, tout ce que j'ai entendu, c'est qu'Oz allait rentrer chez elle. Et je sais bien que par "chez elle", elle veut dire "avec ses frères". Et même si une seule d'entre elle peut le faire, je doute que le reste de sa personne décident de traîner dans les parages pour autant. Elle va partir, retourner à sa vie normale avant de me rencontrer, comme c'était prévu depuis le début. Il n'y a aucune raison que la situation actuelle l'empêche de suivre ce plan. Elle aura simplement trois vies normales en parallèle au lieu d'une. Dans tous les cas, rien qui n'inclue de s'éterniser auprès d'un téléporteur et d'un Magnet, plus que quiconque sujets à des incursions d'irréel dans leur quotidien. JD raffermis ma prise sur la main de Bourne, qui fait semblant de ne pas avoir remarqué. La façon dont elle replace une mèche brune derrière son oreille ne m'aide pas à me concentrer sur autre chose.

— Mais on n'aura plus jamais besoin d'un cérémonial comme celui-ci pour repasser de un à trois, pas vrai ? j'interroge LeX, en bon scientifique, mais aussi et surtout pour changer de sujet.

— Bien sûr que non. Maintenant que la coupure est faite, la scission est contrôlée par l'émotionnel et l'évènementiel.

Quoi que ces deux derniers concepts puissent-ils bien signifier.

— Est-ce que toi tu as eu une cérémonie comme celle-ci ? JD enchaîne.

— Non. Ça m'est venu différemment. Et je ne suis pas la seule. Beaucoup d'âmes sont en morceaux, suite à des tas de circonstances distinctes. Parfois une âme forme même un couple à elle seule. Ne m'en demandez pas plus, je trouve déjà ça trop bizarre, nous apprend LeX avec un frissonnement mal à l'aise.

Ça donne un tout nouveau sens au concept d'âmes sœurs.

— Est-ce que Zed le fait aussi ? Jaws ose.

— Oui. Rarement en même temps que moi, ceci dit, me répond la Messagère, non sans hausser les sourcils à ma perspicacité.

— Et nous ? Scarlet devine que si LeX fait mention de leur décalage temporel, c'est sans doute que ce n'est peut-être pas le cas pour nous.

— Vous serez synchros. Ce qui risque d'ailleurs de ne pas toujours vous arranger, puisque la nécessité pourra venir de l'un d'entre vous seulement. Mais vous devrez bien faire avec, confirme la Panthère.

— Est-ce que le plus bizarre ne sera pas d'avoir trois souvenirs différents pour le même moment dans le temps ? Ker raisonne, pragmatique.

— Non. Curieusement, ça, ça passe très bien. Comme les modifications physiques acquises séparément, d'ailleurs. Elles s'estompent simplement de deux tiers, ajoute même LeX.

— Et la mort ? Jaws m'enquiers alors, le plus morbide de moi.

— Er… Techniquement, vous partagez une seule vie, donc si l'un d'entre vous-même meurt, vous n'en perdez qu'un tiers, et êtes ranimés par la redistribution des deux tiers restant. Mais du coup, ce n'est pas répétable à l'infini, et ça peut même finir par vous tuer dans votre entièreté, expose la petite blonde avec une grimace.

Son hésitation vient à n'en pas douter du fait qu'elle n'a jamais eu ce problème, n'ayant jamais pratiqué cette manœuvre de son vivant.

— Quelle proportion de force vive est suffisante ? JD ne peux m'empêcher de m'inquiéter.

— Ça dépend des âmes, répond la Panthère avec une moue d'ignorance.

Malgré cette dernière perspective un rien inquiétante, tout me paraît tout de même mieux goupillé que je ne l'aurais cru. Je m'attendais à une certaine dose d'inconfort, pour avoir vu Hannibal gérer son âme fracturée avec grande difficulté, mais comme me l'a dit la Messagère, les tourments de l'ange ne viennent finalement pas de sa division en elle-même. Répartir un cœur, un esprit, et une vie dans trois corps ne semble en fait pas poser plus de problèmes que les réunir en un seul ensuite, à partir du moment où c'est seulement possible en premier lieu. D'un côté, c'est rassurant, de l'autre, presque décevant. Peut-être que les effets secondaires en cas d'échec du processus sont suffisamment abominables pour justifier de tenir la possibilité de la démarche secrète, ou en tous cas seulement accessible pour qui la découvre par lui-même, comme je l'ai fait. Je n'ai pas envie de poser la question.

— Je comprends pas pourquoi tout le monde ne fait pas ça. Ça contourne complètement le problème, observe OG, s'étant apparemment fait une remarque similaire à la mienne.

— Pas du tout. Comme l'a très bien expliqué Josh dans son discours, c'est choisir tous les alignements, pas aucun. Et tout le monde n'est pas capable de s'investir dans tous à la fois. Si on est foncièrement Bon, on n'est incapable d'être Mauvais, et vice versa. Pareillement, être Neutre ne rend pas capable de purs extrêmes. Chacune de vos âmes est suffisamment partagée pour créer un individu à part entière rangé à un alignement différent. J'espère que vous comprenez à quel point c'est spécial, insiste la Messagère.

Au moment de mentionner mon discours, elle ne manque pas de m'accorder un regard fier à la ronde, n'ayant pas encore eu l'occasion de me faire part de son appréciation, même si elle était évidente pendant que je faisais mon speech.

— Pourquoi tu crois qu'on a cette capacité ? demande Bourne.

— Je pense qu'elle est moins rare qu'on le croit. La volonté de l'exploiter, en revanche… lui répond LeX.

Ce n'est pas illogique. Une grande partie des âmes commencent humaines, et donc capables de varier en permanence d'une orientation manichéenne à l'autre. Il n'y a pas de raison que la mort efface cette variabilité. D'ailleurs, ce n'est pas le cas, puisqu'il est tout à fait possible de changer d'alignement au cours de son existence, même si la plupart du temps moyennant une mort. Parallèlement, il est extrêmement rare de trouver une âme emplie d'un seul et unique penchant inébranlable. C'est simplement l'inclination dominante qui prévaut, comme dans cette parabole des deux loups affamés. Sauf qu'en réalité il y en a trois. Et que, comme je suis en train de le dire, le partage de la nourriture n'est pas aussi tranché qu'on le prétend. La cohérence n'est après tout pas vraiment ce qui caractérise le plus les êtres, vivants ou morts. Même si accepter ses contradictions n'est de toute évidence pas du goût de tout le monde.

— Est-ce que vous avez d'autres questions ? nous demande tout à coup la Messagère, nous tirant de nos pensées.

— Pas dans l'immédiat, OG choisit de répondre, son sentiment validé par les hochements de tête du reste d'entre elle, et moi.

— Bien. H sait comment me contacter au besoin. Maintenant, si ça ne vous dérange pas, je vais rentrer avec mon mec super canon, pour nous reposer un peu. On n'en a peut-être pas l'air, mais découper trois âmes en trois consomme pas mal d'énergie, déclare alors LeX, l'air impatient de s'exécuter.

— Alors on se sépare juste comme ça ? Ker relève, un peu dépité.

— Je pensais que tu serais content de me voir partir, s'étonne la Panthère, plissant les yeux avec suspicion, toute fatigue tout à coup mise de côté.

— La maison va sembler vide sans ta présence lumineuse, Jaws raille avec un talent que je ne me connaissais pas.

— Tu n'auras même pas le temps de remarquer mon absence, elle rétorque, avant de tourner les talons.

Elle nous accorde tout de même un dernier regard par-dessus son épaule, qu'elle achève par un clin d'œil.

Nous regardons la petite blonde s'éloigner d'un pas chaloupé digne de sa forme animale, et retrouver Zed un peu plus loin, en compagnie de leurs deux Témoins, ainsi que du mystérieux photographe balafré qui les accompagne depuis leur arrivée. Je me demande toujours qui il est exactement, et surtout pourquoi les Témoins n'étaient pas sur l'estrade pendant la symphonie, mais je n'aurais sans doute pas de réponse à ses questions ce soir. Le loup blanc passe son bras autour de sa compagne sans même avoir besoin de tourner la tête pour savoir qu'elle arrive derrière lui. Quelques paroles sont ensuite échangées, et bientôt le couple prend congé et se dirige vers la sortie. Ils passent à quelques mètres d'Oscar et moi, sans nous accorder la moindre attention, trop absorbés l'un par l'autre. Ils vont sans doute récupérer leurs Montures et Compagnons au-dehors, avant de disparaître de l'île pour de bon. À moins qu'ils aient élu domicile quelque part sur l'archipel, ce qui ne serait pas impensable.

Les Messagers Neutres ne sont pas les seuls à quitter la soirée. La salle est déjà bien moins remplie qu'elle ne l'était au moment de mon discours, et des invités continuent à faire leur sortie. C'est comme à la fin d'un spectacle ; il n'y a plus rien à voir, et on a déjà eu droit au rappel des artistes, mais on a encore un peu envie de partager ses impressions, alors on traînaille. J'aurais aimé croiser Maverick, pour le remercier de son soutien discret, mais même s'il est toujours là, je n'ai aucun moyen de le repérer, surtout maintenant que les Magnets se sont dispersés dans la foule. Je note en revanche que ses deux bienfaitrices de tout à l'heure, la blonde comme la brune, se tiennent près de la porte, à saluer ceux sur le départ. Peut-être font-elles finalement partie de l'organisation. Vu leur autorité, j'irais même jusqu'à supposer qu'elles en sont à la tête, en fait. Si c'est le cas, excellent travail.

Par ailleurs, je ne peux pas ignorer le fait que la plupart de mes protégés déjà croisés sont toujours là. Je vois Torrek, des tas de groupies attroupées autour de lui, hommes comme femmes d'ailleurs. J'aperçois Kelvin, qui essaye d'expliquer quelque chose avec les mains à une jeune fille ailée, dont je serais bien incapable de dire si elle est intéressée ou non par ce qu'il lui raconte. Je repère Oudamou, plongé dans une discussion tendue avec d'autres dérivés du même corps de métier. Je remarque David, qui plaisante avec des Kryptoniens. J'aurais du mal à manquer Tanya, en pleine conversation avec des chasseurs, et jamais laissée seule longtemps par son frère jumeau tout aussi repérable avec sa chevelure de feu, lui-même surveillé de près par leur cousine. Enfin, je vois Romero, la gargouille, prendre son envol depuis un balcon. Les sœurs Hopes sont apparemment déjà parties, mais si je les ai connues de leur vivant, et encore, elles n'ont jamais vraiment compté parmi mes protégées.

Je me demande si mes connaissances directes sont parmi les derniers invités à partir parce que ce sont justement ceux qui ont le plus à dire à propos de ce à quoi ils ont assisté ce soir. Peut-être l'incarnation de la Luxure est-il en train d'évoquer sa place dans mon discours. Le Super Geek pourrait être en train de parler de sa démarche pour me donner mon indépendance académique, sans laquelle j'aurais eu beaucoup de mal à trouver le temps de tenir mon raisonnement. Il est possible que les assassins débattent du message que j'ai remis à leur confrère grec, et qui a servi de conclusion à ma déclaration. Le mutant ultra-rapide conte peut-être la fois où je l'ai sauvé d'une licorne noire, ma première prise de parti. Quant aux Alliways, ils pourraient aussi en raconter, des histoires à mon sujet. Les jumeaux ont plus ou moins été les premiers à évoquer clairement le manichéisme devant moi, et la dragonne des glaces peut attester de ma tendance à prendre le contrepied de mes pairs, puisque j'ai décidé de lui faire confiance plutôt que de l'entraver par principe de précaution.

— Josh ? me demande soudain Bourne, au bout d'un long moment de silence contemplatif du hall qui se vide lentement mais sûrement.

— Oui ? je réponds à l'unisson, me tirant des grimaces d'inconfort, et à Oscar des grimaces d'excuse.

— Il va falloir que tu me lâches la main, à un moment donné, poursuit Bourne, dont JD tiens toujours la main dans la mienne.

— Obligé ? Jaws réponds, le seul d'entre moi à avoir le cœur à la boutade dans un moment pareil.

— Il faut que j'y aille. C'était prévu comme ça, OG se permet d'insister doucement.

— Je sais, accorde Ker.

Alors que je baisse les yeux, Oscar se jette à mon cou. Ker referme mes bras autour de Scarlet, qui croise ses poignets derrière ma nuque. JD rends sans hésitation son enlacement à Bourne. Jaws enfouis mon visage dans la chevelure brune d'OG, comme elle enfouit le sien dans le creux de ma clavicule. Yeux clos, je l'écoute me dire que ce n'est pas comme si elle allait disparaître, qu'elle va évidemment rester en contact. Elle m'assure qu'elle ne va pas m'oublier, qu'elle ne pourrait et ne voudrait jamais faire une chose pareille. Elle insiste pour que je sache bien tout ça, tout en me serrant de plus en plus fort. En retour, je commence par essayer de plaisanter, lui rappelant que même si elle voulait m'échapper, j'ai un moyen de toujours savoir à peu près où elle est et comment elle va. Puis, après une courte pause, je lui demande de me promettre une chose : de revenir. Elle desserre alors doucement ses étreintes, pour pouvoir me regarder dans les yeux. Machinalement, je fais virer mes iris au gris, me remémorant la fois où cette simple curiosité m'avait permis de la faire se souvenir de moi. Elle sourit à ce souvenir, avec une légère touche de surprise pour Scarlet et OG, comme si elles ne s'y attendaient pas, mais acquiesce tout de même du chef.

— Je vais l'accompagner, Hannibal surgit tout à coup derrière Ker, posant une main sur mon épaule.

Je ne sais pas comment il a su ce qui était en train de se passer. Sans doute nos accolades révélatrices d'aurevoirs. Oscar et moi nous détachons précipitamment, comme pris en faute. Je remercie l'ange d'un hochement de tête silencieux, incapable de parler pour l'instant, et le regarde ouvrir la voie du geste à Oz. Nos adieux sont faits. Si c'était moi qui la raccompagnais, je ne sais pas si j'arriverais à la laisser partir. Après trois derniers regards qui vont sans doute rester gravés fort longtemps dans ma mémoire, elle prend donc la direction de la grande porte, mon parrain lui emboîtant le pas. J'avais déjà remarqué la présence d'une ligne verticale de points alternativement noirs et blancs dans le dos de sa robe, suivant sa colonne vertébrale, mais reste pourtant fasciné par le motif alors qu'il rapetisse en s'éloignant de moi. Les longues mèches brunes d'Oscar qui se balancent légèrement entre ses omoplates au rythme de son avancée ne diminuent pas cet effet hypnotique.

J'ai du mal à déterminer comment je me sens. Que mon gradient émotionnel ait été réduit de deux tiers n'aide pas vraiment dans cette entreprise. Jaws reste coincé sur une sorte de colère sourde, un agacement de fond inconfortable et frustrant. Ker m'en sors à peine mieux, submergé par une tristesse dépressive irrépressible. JD ai finalement conservé le plus gros de mon calme olympien caractéristique, et parviens à me concentrer sur un déni volontaire de la situation. C'est d'ailleurs grâce à ce self control que je constate ce qui a surpris Oscar : mes yeux sont de gris différents qu'ils l'étaient auparavant. Ker ai les iris plus clairs que la sclérotique, tandis que Jaws les ai presque noirs. Je suppose que ça fait sens. Et ça pourra même permettre de m'identifier en cas de doute. Non pas que j'aie l'intention de me faire passer pour moi, mais je ne sais pas, il faut bien trouver une utilité à une distinction aussi superficielle.

— Vieux, la voix de Dwight me fait me retourner, Ker essuyant une larme.

— Hey. Comment ça s'est passé ? JD demande, ayant la gorge la moins serrée d'entre moi, même si ma voix reste étranglée.

— À tes têtes, j'dirais qu'on vient encore une fois d'tous les deux s'faire larguer en même temps. Par les mêmes meufs qu'la dernière fois, en plus, conclut posément Dewey, ayant visiblement écopé de son phlegme.

Je soupire en décalé. Nous ne nous sommes pas faits larguer, ni cette fois ni la dernière. Et puis l'autre fois, ce n'était pas simultané. Il y a même carrément eu un jour entier de battement entre le soir où Vik a décidé de rester au Paradis, après la réunion de Perrune, et le matin où Oz s'est enfuie sans rien dire pour aller secourir ses frères. Mais je vois où le Jumper veut en venir. Je n'ai pas prêté attention à sa conversation avec la Botaniste, autant parce que je ne voulais pas que parce que j'avais ma propre situation à gérer, mais à son état actuel, je peux cependant subodorer que Viky s'est simplement montrée réaliste. Il y avait déjà peu de chances que quelqu'un comme elle puisse maintenir une relation avec quelqu'un comme lui avant qu'il y ait trois d'entre lui, alors vu que c'est désormais le cas, elle a dû prendre la sage décision d'en rester là. Ce qui est essentiellement quoi qu'indirectement ce qui vient de se passer entre Oz et moi. D'une certaine manière, nous nous sommes donc effectivement tous les deux faits lâcher.

— Ils ont intérêt à avoir de l'alcool, dans ce trou ! s'exclame tout à coup DJ, de toute évidence héritier de son exubérance.

Je n'ai jamais vu Dwight soûl. Mais il est entièrement possible qu'il m'ait épargné ce spectacle en décuvant ailleurs qu'à l'appartement lorsqu'il faisait la fête. Après tout, c'est lui mon Tuteur, pas l'inverse. Et puis bon, s'il lui était arrivé quoi que ce soit, je l'aurais de toute façon su immédiatement, donc je ne me suis jamais inquiété lorsqu'il ne rentrait pas la nuit. Dès nos débuts, il a continué à vivre sa vie en parallèle de la mienne, et nos horaires n'ont pas été en accord parfait, je ne vois par conséquent pas pourquoi je me serais préoccupé outre mesure de ses absences. Ceci étant dit, la dernière fois que je l'ai entendu suggérer la boisson, il semblait vraiment mal en point, et la seule méthode que j'ai trouvée pour lui ôter cette idée a été une séance de boxe suivie d'une longue douche froide. Et en l'occurrence, en plus de ne pas avoir un accès immédiat à ce genre d'alternative, je partage son état de dépit. Même la part la plus raisonnable de moi n'a pas envie de l'être, à cet instant précis. Je me concerte du regard, et hausse les épaules. Dwight a raison, c'est censé être une célébration, non ?

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