Quatorzième Jour - Règlement de trois (10/10)

Après avoir découvert à nos dépens que nos préférences gustatives ont tout autant été redistribuées entre nous-mêmes que nos traits de caractères, Dwight et moi réapparaissons dans le hall de la maison grâce à un jump rendu plus qu'approximatif par son état d'ébriété. Nous atterrissons à plat ventre sur le parquet, et il disparaît presque aussitôt à nouveau, en direction des premières toilettes auxquelles il pense. Heureusement, chaque part de lui n'a pas les mêmes références en matière de sanitaires dans lesquels aller vomir. En ce qui me concerne, j'ai non seulement moins bu, mais je pense également que mes capacités de régénération améliorées aident mon foie à digérer l'alcool plus rapidement. Tant mieux, parce qu'autant que je puisse en juger, être un peu pompette n'aide en rien ma situation. Tester les diverses concoctions désignées par un bon samaritain comme potables, malgré leur goût atroce, en compagnie de mon meilleur pote, a en revanche été très amusant et efficace pour me faire oublier ma misère.

Jaws prends appui sur le mur du salon pour me redresser, tandis que JD reste assis par terre, adossé à la paroi de la cuisine, à l'autre bout du hall. Au milieu de la pièce, Ker prends une position agenouillée. Éméché ou non, je suis fatigué. Je suis resté debout pratiquement toute la journée, et je me demande quelle heure il peut bien être, maintenant. Sûrement au-delà de minuit. Me traîner jusqu'à un lit va être dur. Ne serait-ce que localiser trois lits va être dur, en fait. Avec des grimaces d'inconfort, je lève les yeux vers Hannibal, assis sur les premières marches des escaliers. Mains jointes devant lui, mon parrain n'a encore rien dit depuis notre retour, mais l'attendait visiblement patiemment depuis un certain temps. L'ange blond me dévisage tour à tour, sans expression particulière, essayant probablement de comprendre l'état dans lequel je me trouve. S'il y parvient, j'aimerais bien qu'il me le dise, parce que je ne suis pas encore moi-même au point sur la question.

— Elle a pris ta chemise, il finit par annoncer au bout d'un moment.

— Hein ? JD éructe.

Content de constater que je n'ai pas perdu l'usage de cette onomatopée.

— Elle a pris ta chemise, répète Hannibal, avec exactement la même prononciation.

— Qu'est-ce qui te fait croire que dire la même chose encore une fois va me faire mieux comprendre ? Jaws lui fais remarquer, n'ayant pas encore le contrôle de mon insolence lorsqu'elle n'est pas contrebalancée par ma tempérance.

Et c'est Ker qui ai hérité ce trait. Je m'envoie d'ailleurs un regard sévère, que j'ignore royalement.

— Peut-être que tu ne m'avais pas bien entendu. "Hein" est une onomatopée qui reste très vague quant à la nature exacte de ta confusion, propose le déchu, très calme.

— Qu'est-ce que tu veux dire par "elle a pris ma chemise" ? JD reformule alors mon incompréhension.

— Oscar est partie avec l'une de tes chemises. Celle qu'elle a portée lorsque ses affaires étaient coincées dans l'appartement, je crois, précise enfin le grand blond.

Je savais qu'en la raccompagnant, il l'avait forcément faite repasser par ici, pour récupérer son sac. Je ne voulais juste pas y penser.

— Pourquoi est-ce qu'elle ferait ça ? Ker interroge naïvement.

— J'ai juste pensé que tu devais le savoir, c'est tout, conclut mon parrain avant de se lever des marches, prenant appui sur ses genoux.

Il est de retour dans sa tenue habituelle : chemise blanche, pantalon noir, Dr. Martens originales, bretelles pendantes à ses côtés. Je parie que se changer est la première chose qu'il a faite, après avoir envoyé Oscar sur son chemin. Plus que ses quartiers au dernier étage de la maison, qu'il n'a de toute façon pas pu habiter beaucoup ces vingt dernières années, son look caractéristique est un peu son chez lui. Il ne se sent pas lui-même sans, aussi bien présente-t-il dans à peu près n'importe quoi d'autre, comme en a témoigné son costume savamment tissé d'or et de cuivre aujourd'hui. Puisqu'il est assez improbable qu'il soit tombé du ciel avec ces vêtements-ci, je suis à peu près sûr qu'il y a une histoire derrière cet ensemble, même si l'ange n'en parlerait jamais avec moi. Je soupçonne cependant que ça ait un rapport avec mes parents, d'une part parce qu'ils remplissent une énorme part de son existence, et d'autre part parce que je l'ai vu réagir bizarrement à son long manteau noir, pendant qu'il était désynchronisé.

— Quel type d'ange es-tu, Hannibal ? JD l'interroge soudain, alors qu'il est sur le point de remonter les escaliers et me laisser seul.

— Je t'ai dit de t'adresser à quelqu'un d'autre, pour savoir ça, il réplique, par-dessus son épaule.

— Je l'ai fait. Mais LeX n'en a aucune idée. Et Vik m'a simplement dit qu'elle pensait que tout le monde savait, sans rien me révéler pour autant, Jaws lui apprends.

Que je puisse parler à tour de rôle de cette manière me prouve, à l'instar de ma tendance à parler en même temps, que chaque partie de moi suit encore un raisonnement similaire. Je me demande comment je vais me sentir lorsque je serai séparé. Ou tout simplement lorsque je ne serai pas d'accord avec moi-même.

— Pourquoi est-ce que tu veux parler de ça maintenant ? me demande alors mon parrain, fronçant les sourcils et commençant à nouveau à me faire convenablement face.

— Parce que je n'arrive pas à faire sens de tes intuitions. Et ça me rend fou. D'abord, tu m'as donné sans le savoir le costume que Zar m'a fait, pour mettre à son mariage. Après, tu as suivi Oscar dans la cuisine juste après qu'elle a découvert que son frère était en prison, encore une fois sans vraiment en avoir conscience. Et là, la première chose que tu penses à me dire quand je rentre, c'est qu'Oz a volé ma chemise. Et c'est sans compter toutes ces réactions bizarres que tu as parfois à des évènements autant que je sache aléatoires. C'est quoi ton problème ? Jaws expose, avec le léger manque de tact qui me caractérise à présent.

Hannibal soupire, puis redescend les marches pour me rejoindre sur le plancher.

— J'ai été… un ange du cinquième élément. Mais c'était il y a longtemps. Je suis rouillé. Littéralement et figurativement, il me révèle enfin, convaincu par mes arguments qu'il est temps, sans doute.

J'ai un mouvement de recul synchrone. Si je ne m'abuse, le cinquième élément, c'est l'amour, non ? Premièrement, ce n'est vraiment pas ce que je m'étais imaginé pour mon parrain. Mais alors pas du tout. Je pensais à quelque chose d'un peu moins abstrait, un concept un peu plus tranché, plus sérieux. En partie parce qu'il semble difficile d'imaginer des anges de quelque chose d'aussi positif balancer l'un des leurs du haut d'un nuage, et profiter de sa chute pour lui arracher les ailes. Deuxièmement, ça ne m'explique pas du tout les indices que j'ai accumulés sur la question. Soit j'ai mal compris sa paraphrase, soit c'est simplement le fait de n'avoir accès qu'à un tiers de mon esprit à la fois qui m'empêche de tout mettre en relation comme il se doit. Le fameux vide qu'a mentionné LeX.

— Quoi ?! JD réponds donc, m'ôtant pratiquement les mots de la bouche.

— Zarah t'a taillé ce costume par amour. Et Oscar est partie aider ses frères sans hésiter parce qu'elle les aime. C'est pour ça que j'ai été attiré malgré moi, élabore Hannibal, voyant curieusement très bien où se situe mon incompréhension, cette fois.

D'une part, il confirme mon interprétation de sa litote. D'autre part, je ne peux pas manquer qu'il n'a pas interprété son dernier coup de flair en date. Ce qui n'est pas forcément une mauvaise décision de sa part, parce que je ne crois pas avoir envie d'entendre ça ce soir. Ou même avant longtemps, d'ailleurs.

— Tu te payes ma tête ? Jaws grogne entre mes dents.

Ker n'ai même pas envie de me réjouir que je sois resté poli, trop choqué par ce que je pense que l'ange sous-entend.

— Être réduit à un tiers de sa personne exacerbe les émotions, tronque les réflexions. Que j'aie tiqué à l'emprunt d'Oscar peut vouloir dire beaucoup de choses différentes, H essaye de tempérer ma réaction.

Il est cependant trop tard.

— Arrête de parler ! JD lui lance, tandis que Jaws serre les poings.

— Si tu es en colère, tu devrais la laisser sortir. Je suppose que Ker aurais de quoi compenser, pas Jaws, me conseille alors posément le déchu.

Il a raison. Jaws suis en colère. Dans une rage assez folle, même. Ker suis terriblement déprimé, et laisse une nouvelle fois couler les larmes le long de mes joues en serrant les mâchoires, incapable de les retenir. Quant à JD, je suis tétanisé. C'est en fait l'exacte réaction que j'ai eu en regardant Oscar s'éloigner, mais en pire. Je n'avais vraiment pas besoin de ça. De savoir qu'elle avait eu autant de mal à partir que j'en ai eu à la laisser faire. Ça ne m'aide aucunement. Et avoir conscience que je ne réagis de façon aussi extrême que parce que je ne suis qu'une partie de moi-même ne m'est pas d'une grande utilité. J'ai beau savoir que je ne suis simplement pas en possession de tous mes moyens, ça ne change rien au fait que je ne suis effectivement pas en leur possession. Je suis littéralement incapable de lutter contre mes émotions en pagaille. Je suis déséquilibré. C'est sans doute ce qu'on doit ressentir lorsqu'on perd la raison.

Comme à chaque fois que je monte en énervement, mes iris ne tardent pas à tourner au gris, quoique charbon cette fois. De ma main toujours sur le mur, une craquelure commence à se former, mon Magnétisme incontrôlé affectant la maison. Un hurlement monte dans ma gorge, et je ne tarde pas à faire clignoter les lumières. La fissure atteint rapidement le plafond, qu'elle traverse pour y filer dans plusieurs directions. Alors que des miettes de plâtres commencent à tomber sur nos têtes, et que les murs tremblent, un peu comme dans mon appartement après la mort de Dwight, Hannibal reste parfaitement immobile, debout au bas des escaliers, calme malgré les dégâts que je suis en train de causer autour de nous. C'est ironique que ce soit encore lui qui prenne. Il n'est quelque part pas plus responsable de la situation actuelle que de celle d'il y a deux semaines. Il n'a pas fait exprès de provoquer cette réaction chez moi. Il a été poussé à me parler de la chemise par nature résiduelle, rien de plus. Il n'en mesurait pas les implications avant que je fasse moi-même le lien. Ce qui rend d'ailleurs le fait qu'il reste à mes côtés d'autant plus honorable.

Sans doute alerté par mes accès émotionnels, Dwight finit par réapparaître dans le hall, un par un. Lorsque mon Tuteur veut intervenir auprès de moi, son aîné lui intime cependant de s'abstenir, s'interposant et secouant lentement la tête de gauche à droite. Dewey veut défier son conseil, mais l'ange se permet d'insister en l'attrapant par le poignet. Le Jumper le dévisage, toujours sans qu'aucune parole n'ait encore été échangée. À ce moment-là, Jaws ai de toute façon déjà arrêté de crier, et commence même à retrouver mon calme. Ker ai arrêté de pleurer, et JD sors petit à petit de ma catatonie. Les craquelures ont cessé de se démultiplier sur les parois de la pièce. Apparemment, lorsqu'on est incapable de retrouver son calme par les méthodes habituelles, c'est-à-dire se raisonner et se reprendre, la seule solution est de se lâcher. C'est bon à savoir. Ça laisse présager quelques accès de colère étranges à l'avenir, mais peut-être que chacun de moi arriverai à retrouver un semblant d'équilibre avec le temps.

Reprenant mon souffle, je m'entre-regarde. J'aimerais pouvoir dire que je ne me connaissais pas capable de tels extrêmes, mais ce serait mentir. Juste après que LeX a tué Dwighty, je suis resté figé pendant de longues heures, avant d'enfin entrer dans une colère comme je n'en avais jamais connue auparavant et n'en ai jamais ressentie depuis. Quant à pleurer toutes les larmes de mon corps, j'en ai déjà fait l'expérience après avoir dû débrancher Zarah. Le plus bête, c'est que mon principal trait de caractère est usuellement ma placidité, ma capacité à garder la tête et le sang froids. Mais si la mort de mon Tuteur, avec qui je partage un lien ineffable, et la perte de mon ex et seule petite amie, avec laquelle je suis tout de même resté près de cinq ans, ne sont pas des raisons valables pour perdre mes moyens, qu'est-ce qui en serait ? La question maintenant est : en quoi ma situation actuelle est-elle similaire à celles-ci ? Alors que mes yeux reprennent de la couleur, je suis soudain pris d'une irrésistible hilarité.

— Qu'est-ce qu'y a d'drôle ? s'enquiert gentiment Ike, prenant le fait qu'Hannibal lâche le bras de Dewey comme le signal qu'il peut m'adresser la parole.

— Je repensais juste à combien j'ai été perturbé lorsque je me suis rendu compte que je n'étais plus amoureux de Zarah, Ker commence à expliquer mon fou rire collectif.

— Et comment je lui ai ri au nez quand elle m'a dit que j'allais trouver quelqu'un, JD poursuis entre deux hoquets.

— Bientôt ! Jaws renchéris, d'un ton railleur.

— L'intuition féminine. Elle a osé me sortir que c'était l'intuition féminine ! JD reprends, sur une intonation assez similaire.

— Mais merde, même pas deux jours plus tard, j'ai rencontré Oz, Jaws continue, passant cependant du dédain au respect.

— Et c'était il y a une semaine, Ker conclus, laissant la suite de mon raisonnement à la discrétion de mon auditoire.

J'ai rencontré une fille deux jours après le mariage de mon ex, quatre mois après qu'elle m'ait plaqué, au bout de cinq ans de relation et trois de vie commune. Et une semaine plus tard, quoi ? Je suis suffisamment entiché pour me mettre dans des états pareils ? C'est le synopsis de romance le plus stupide que j'ai jamais entendu. C'est au-delà du ridicule, et entre directement dans le registre de l'absurde. C'est juste impossible. Peu importe combien elle est jolie, courageuse, ingénieuse, fidèle, déterminée, … D'accord, le fait que je pourrais continuer comme ça encore longtemps n'est peut-être pas plus bon signe que ma réaction à son départ. Et elle a pris ma chemise. Elle a porté une de mes chemises, et elle a voulu l'emmener avec elle en partant. Combien d'explications il peut y avoir à ça, même si ça n'avait pas été un ex ange de l'amour qui me l'avait annoncé suite à l'une de ses pulsions résurgentes de son ancienne nature ? Quand une fille veut porter vos vêtements, il n'y a pas trente-six interprétations, si ?

Mais ça n'a pas d'importance, parce qu'elle est partie quand même. Et pour une excellente raison. Elle a des frères qu'elle ne peut pas abandonner. Et une vie humaine aussi normale que possible à vivre, loin des dangers et aventures de secourir des dérivés chaque jour. Elle aurait pu rester un peu, quelques jours ou même une seule nuit. Elle va de toute manière avoir besoin d'un peu de temps pour s'organiser avec elle-même, donc elle aurait pu le prendre en notre compagnie. Mais ce n'est pas ce qu'elle a décidé de faire. Et c'est sensé de sa part. Rester serait allé à l'encontre de son indépendance, de sa liberté. Et je ne peux pas admirer quelque chose chez elle, et en même temps lui en vouloir de l'être. Je veux qu'elle profite de ses frères au maximum, qu'elle ait une vie sur ses termes. Donc je me rends compte que je ne devrais pas être triste. Ou en colère. Ou paralysé. Je n'ai pas été capable de pardonner mes parents même après m'être rendu compte qu'ils n'avaient pas eu le choix, mais je vais peut-être parvenir à accepter le départ d'Oz. Non ?

— Tout va bien se passer. Ça va aller, m'offre DJ en s'agenouillant près de Ker.

— Je sais, je réponds à l'unisson, chassant mes grimaces résultantes avec un sourire.

Dwight me tend la main pour m'aider à me relever, et il enchaîne avec un coup d'épaule à me déboîter la mienne une fois que je suis sur pieds. Clairement, sa force n'a pas été répartie entre ses trois parties. Chacun de lui conserve aussi bien tout son talent de téléportation que son énergie de buffle. C'est déconcertant mais en même temps logique que certaines choses aient été séparées et d'autres dupliquées. Nos caractéristiques physiques, nos souvenirs, nos connaissances, et nos éventuelles capacités ont été copiés, tandis que notre caractère a été redistribué. Probablement parce que c'est un peu la seule chose qui puisse dépendre d'un alignement. Non pas qu'une personne dépressive ou colérique ne puisse pas être Bienveillante, et qu'une personne calme ou enthousiaste ne puisse pas être Maléfique. Ça irait à l'encontre de mon discours. Mais puisqu'il a été question de fabriquer des individus correspondant parfaitement à chaque orientation à partir de nous, ces clichés semblent en l'occurrence légitimes.

En posant les yeux sur la cravate blanche d'Ike, dans la poche de sa veste, tandis que Dewey a fourré la sienne dans celle de son pantalon, et que DJ a hérité le self-control lui permettant de l'avoir simplement desserrée, je songe tout à coup au fait que toutes nos possessions n'ont pas été répliquées, elles. Ce que nous avions sur nous, oui, mais rien d'autre. Ça signifie que chaque Oscar a toujours un aimant autour de son cou, et que chaque Dwight porte les dog tags de son père, certes, mais pour le reste, on va devoir faire trois fois plus de lessives. D'un point de vue logistique, ça risque de rapidement devenir compliqué. Je suppose que c'est le même type de panique que ressentent des parents lorsqu'ils apprennent qu'ils attendent des triplés. Personnellement, je pense aussi et surtout au fait que je n'habite plus avec un seul albatros à la maladresse cataclysmique mais potentiellement trois. Ça reste en effet à vérifier, même si je doute que cette caractéristique ne soit pas suffisamment intrinsèque à sa personne pour ne pas se retrouver dans tous les recoins de lui-même.

— Il faut qu'on s'organise pour dormir, Ker commence, non sans une moue démotivée.

— Et pour savoir lequel d'entre moi va aller à ma remise de diplôme, ajoute JD, confirmant une fois de plus que chaque partie de moi a toujours tendance à suivre un raisonnement similaire, quand soumis à un environnement identique.

— Et lequel va se pointer à mon stage de thèse, Jaws termine, prenant mon visage dans mes mains.

— Peut-être que pour cette fois, la procrastination ne serait pas une mauvaise chose ? suggère Hannibal, mains dans les poches.

— Est-ce qu'on n'est pas déjà un peu demain ? JD lui renvoie.

Je n'ai pas tort, puisqu'il est probablement minuit passé.

— Tu n'es vraiment pas fatigué ? s'étonne l'ange déchu, haussant un sourcil soupçonneux.

— Si. Mais j'ai plus faim, Ker lui apprends.

Je ne me souviens pas d'avoir mangé quoi que ce soit depuis ce midi. Ce qui explique sans doute la rapidité avec laquelle Dwight a eu la nausée après notre petite expérience alcoolisée.

— Perso, j'pourrais manger, DJ abonde dans mon sens.

Son appétit aussi semble être un point suffisamment central de sa personnalité pour être partagé par toutes ses sous-parties.

— Tu ne viens pas de rendre ton contenu stomacal ? relève tout de même Hannibal.

Il est vrai que le Jumper semble étonnamment frais pour quelqu'un qui quelques instants plus tôt était barbouillé.

— Pas vraiment, corrige Ike avec une grimace d'inconfort.

— Moi non plus, corrobore Dewey, sous le regard surpris de DJ.

— Normal. Puisque DJ as ton corps d'origine, tu étais le seul de toi-même à avoir l'estomac rempli, explique H en hochant la tête.

Je ne crois pas qu'on aurait pu espérer avoir un meilleur accompagnateur que lui durant cette période de transition. Sa désinvolture et son aisance sur le sujet sont bienvenues.

— Cool, commente simplement Dewey à cette révélation.

Je suppose qu'on aurait senti quelque chose si notre corps originel avait été découpé en trois puis chaque partie complétée. Ce qui, comme je l'ai déjà dit, n'a pas été le cas. C'est étrange de se dire qu'on possède une enveloppe entièrement neuve, mais soit.

— Donc, si j'ai bien compris, vous avez absorbé une quantité d'alcool suffisante pour faire vomir un Jumper adulte, et maintenant vous avez faim ? récapitule ensuite mon parrain.

Je ne sais pas en quoi le fait d'être un Jumper peut modifier la quantité d'alcool présupposée, mais je ne relève pas.

— C'est à peu près ça, JD confirme à la place.

— Je crois que je sais ce qu'il vous faut, annonce alors le grand blond, l'air lui-même ahuri de ce qu'il est en train de dire.

— Comment ? Jaws m'étonne tout autant.

— J'ai eu deux Magnets sous ma Tutelle. Donne-moi un peu de crédit, se défend l'ange avant de se diriger vers la cuisine.

Dwight et moi échangeons des regards, puis emboîtons le pas à mon parrain. Méthodique, ce dernier sort d'abord des bols d'un placard, deux par deux, puis une boîte en carton d'un autre, avant de prélever plusieurs bananes dans le réfrigérateur, et de terminer sa récolte d'ingrédients et d'ustensiles en se procurant un couteau dans un tiroir, ainsi que six cuillères. Après un nouvel échange de regards entre mon Tuteur et moi, nous nous asseyons de l'autre côté du plan de travail, pour regarder le déchu cuisiner. Ayant retroussé ses manches, il verse des flocons d'avoine dans chacun des bols, sous nos regards circonspects, puis épluche les fruits, qu'il coupe soigneusement en rondelles avant de les ajouter aux céréales. Il pousse ensuite les plats rudimentaires vers nous, une cuillère plantée dans chacun, avec un sourire fier de son accomplissement. Connaissant sa relation à la nourriture, tant au niveau de sa consommation que de sa confection, je lui accorde ce sentiment malgré le peu de difficulté présenté par ce qu'il vient de faire.

— Ta mère m'a appris ça. Je crois que son père le lui a appris, annonce Hannibal pour nous encourager.

— Honnêt'ment j'men fous, j'ai trop la dalle pour êt'e difficile, Dewey le rassure immédiatement.

Dwight s'empare des trois bols qui lui sont destinés, et félicite rapidement mon parrain à grand renfort d'intonations appréciatives, comme souvent quand il mange. Je l'accompagne dans sa dégustation, quoiqu'avec évidemment plus de retenue, même si je dois bien admettre que c'est exactement ce qu'il me fallait. Content de nous voir satisfaits, H entreprend alors de ranger le peu de désordre qu'il a créé. Il commence par jeter les peaux de bananes dans la poubelle, replace la boîte de flocons dans le placard, puis passe la lame de son couteau sous l'eau du robinet. Alors qu'il est en train de l'essuyer avec un torchon, mon attention est happée par les cicatrices sur ses avant-bras découverts. Je suis conscient qu'elles n'ont rien à voir avec le fait qu'il soit déchu. Pas directement, en tous cas. Il se blesse simplement à chaque fois qu'il atterrit, ses ailes mécaniques pas aussi maniables que ses précédentes à plumes. Pourtant, je ne peux pas m'empêcher de me sentir mal pour lui dès que je les aperçois.

— C'était qui, Luke ? Ker interroge soudain mon parrain, un lien étrange s'étant fait dans ma tête.

— Tu poses beaucoup de questions, ce soir, remarque Hannibal.

Je ne peux pas savoir s'il relève les yeux vers moi, mais en tous cas il garde la tête baissée sur sa tâche, bien qu'il se soit figé dans son geste de frottement du tissu sur le métal.

— T'as posé quoi, comme aut'e question ? s'enquiert Ike, après avoir avalé précipitamment la bouchée qu'il venait d'enfourner.

— Je sais quel type d'ange il était, JD lui apprends avec concision.

— Ah ouais ? Dewey se montre immédiatement curieux.

— Je te dirai plus tard, Jaws m'efforce d'écourter l'aparté.

— Tu te souviens, quand Pro a fait mention de mon "chef" ? commence ensuite Hannibal, après un soupir, en posant son torchon et son couteau.

Comment pourrais-je oublier ? Son ire était presque aussi élevée qu'à l'apparition de l'homme blond ce soir.

— Oui. C'est lui ? Ker réponds.

— Par nature et hasard. Il se donne pour mission de prendre tous les rejetés d'un paradis ou d'un autre qu'il trouve sous son aile. Parfois autant au sens propre que figuré. C'est Luc avec un C, pas KE, explique mon parrain sans fioritures.

— Oh. Pour Lucifer, JD dis tout haut ce que j'ai compris.

— Bingo, confirme H, avec un sourire un peu triste.

— Il ne m'a pas donné l'impression d'être déchu, Jaws me permets de faire remarquer.

Il avait effectivement l'air au top de sa forme, ce qui est rarement le cas des anges damnés. Même ceux qui sont passés du côté obscur, en mode démon assumé, ont une pointe d'aigreur au fond de leur âme, un petit quelque chose qui laisse deviner la terrible épreuve qu'ils ont traversée, par leur faute ou non d'ailleurs.

— Je n'ai même pas vu son visage, Ker commente sans lever les yeux de mon bol.

J'ai en effet été ébloui par la vive lumière de son aura. Ce qui prend tout son sens maintenant que je sais à quel type d'archange j'avais affaire.

— Ça ne me surprend pas. Il a tendance à éblouir qui n'est pas Maléfique, même indirectement. Mais tu as raison, il n'est pas déchu. Il rejette simplement le divin et les édits qui vont avec, expose Hannibal, toujours aussi tranquillement.

— Est-ce que ce n'est pas un motif de chute ? JD raisonne.

La Bible est loin d'être mon livre de chevet, mais a priori, le Lucifer original aurait mis en place le précédent pour toutes les déchéances angéliques. Je ne vois pas comment on pourrait interpréter ça autrement.

— Pas si on n'a jamais ne serait-ce qu'essayé d'entrer, réplique mon parrain, avec un petit sourire en coin à l'ingéniosité du contournement du problème.

C'est l'un des avantages des dérivés sur les originaux, de pouvoir passer outre certaines circonstances que leur source n'a pas pu éviter. Ou n'y a pas été autorisée, en tous cas.

— J'aurais pensé qu'il se mettrait des anges à dos. Qu'ils le pourchasseraient pour lui arracher les ailes, ce genre de choses, Jaws me permets d'insister, avec le franc-parler que je suis désormais bien incapable de contenir.

— C'est le cas. Mais il est porteur de lumière. Pas exactement facile à mettre au tapis, H achève de réduire mes objections au silence.

— D'accord. Et pourquoi est-ce que tu le détestes, alors, s'il t'a protégé après ta chute ? Ker bifurque dans le même sujet.

Hannibal soupire à ma persévérance.

— Parce qu'il est détestable en tant que personne. Il est arrogant, et imbu de lui-même. À raison, mais qu'importe. Et surtout, comme tous les Lucifers les plus fidèles aux textes bibliques, son but principal est de prouver que l'Humanité vaut moins que les anges. Ce qui n'est pas vraiment dans mes aspirations, il développe son aversion.

— Est-ce qu'i' y a pas comme un conflit a'c le fait qu'il était humain avant d'mourir ? fait remarquer DJ, avec pertinence, prenant part à la conversation maintenant que son bol est vide.

— C'est justement cohérent, en réalité, puisqu'il détestait déjà cette condition lorsqu'il l'occupait, lui retourne Hannibal.

Plus ça va, plus Luc descend dans mon estime, bien qu'il ait bien aidé Jaws.

— Waw. Tu as eu raison de ne pas t'en faire un ami, Ker commente, convaincu.

— D'un autre côté, même si ça m'embête de le dire, si je me retrouve dans quelque pétrin que ce soit, je sais que je peux compter sur lui. Si je lui avais demandé, il t'aurait même soutenu cette dernière semaine. C'est comme ça qu'il fonctionne. Il ne réclame jamais rien, il se débrouille pour que tu le donnes de toi-même. C'est…

Hannibal ne trouve pas le mot pour exprimer le malaise que lui inspirent Luc et ses méthodes.

— Diabolique ? DJ l'aide, fort à propos.

L'ange est sur le point d'acquiescer, mais est interrompu par un rot retentissant de la part de Dewey, qui a également fini son bol. Nous nous figeons tous, puis Ike se penche en arrière sur son tabouret pour aller donner un coup sur son épaule par derrière DJ. Dewey se rend immédiatement l'assaut, d'un air outré. Bien qu'amusé, j'interviens avant que la situation ne dégénère en pugilat, en posant une main sur son épaule à laquelle j'ai accès. H partage mon attendrissement, même s'il essaye de cacher son sourire, n'admettant pas encore qu'il est, comme tout le monde, bien incapable de résister au charme de mon Tuteur. Ce début d'émeute entre lui-même explique cependant tellement de comportements passés de Dwighty. Si c'est vraiment comme ça que ça se passait dans sa tête, je ne peux pas être surpris de sa maladresse, tant physique que parfois sociale.

— Je pourrais t'en refaire, si tu veux, propose ensuite l'ange déchu au Jumper, avisant ses trois bols vides, et choisissant de prendre l'éructation comme un compliment sur son plat.

— Nan, c'bon, merci. J'vais aller m'pieuter, lui répond gentiment Ike avant d'échouer à retenir un bâillement.

— Y aura assez d'lits là-haut ? demande ensuite DJ, après s'être levé.

— Probablement, je réponds ensemble, tiquant violemment.

Reste à savoir si une partie de moi a plus d'autorité auprès de HAG. Sinon, peut-être que Dwight aura même plus de couchages qu'il ne lui en faut. Tant que c'est dans ce sens…

— Bonne nuit, les gens, accorde Ike à la ronde, accompagné dans son geste de salutations par le reste de lui-même.

Alors qu'il disparaît dans le bruit d'explosion étouffé caractéristique de sa capacité, je me surprends à l'envier pour la première fois, je crois. Je vais devoir me traîner dans les escaliers, et à travers un placard, et lui il peut atterrir directement sur un matelas. Il faut oublier les voyages instantanés d'un bout du monde à l'autre, c'est ça le véritable avantage d'un téléporteur. Je suis sûr qu'il serait même capable de jumper hors de son costume. Puisque j'affiche une variante d'expressions mi jalouses mi résignées, je suis à peu près certain que j'en suis arrivé à l'exacte même conclusion. Aussi agaçant que parler à l'unisson puisse être, je dois bien admettre que toute preuve que je suis toujours moi-même me rassure. Je n'en doute absolument pas, ce n'est même pas une question, mais je sais qu'il va arriver un jour où je ne serai pas en parfait accord, et je n'ai pas excessivement hâte de voir ce à quoi ressemble cette situation dans trois corps différents au lieu d'un seul. Mais bon, il faut bien qu'il y ait des inconvénients à ma situation, jusqu'ici bien arrangeante malgré son effrayant résumé.

— Ne devrais-tu pas l'imiter ? me propose Hannibal, me voyant rester où je suis, les regards dans le vide.

— J'ai juste une dernière question, JD décide, maintenant que nous sommes à nouveau seul à seul.

Aussi, je n'ai pas terminé mes délicieux flocons d'avoine à la banane.

— Je t'en prie. Au point où j'en suis… m'accorde mon parrain, tout en se retournant pour remettre le couteau à sa place originelle.

— Pourquoi tu n'as rien dit ? je poursuis, sous mes regards attentifs.

H ferme le tiroir d'un geste délibérément lent avant de se retourner.

— Et moi qui crois toujours que les gens préféreraient que je parle moins, plaisante le grand déchu blond, déroulant les manches de sa chemise, maintenant qu'il n'a plus peur de la salir.

— À propos de ma décision. Tu ne m'en as jamais parlé spontanément. Tu as répondu à mes questions, au club, et encore, mais tu ne m'as jamais donné ton avis, j'élabore ma question.

Il ne me fera pas croire qu'il n'en a pas eu le temps ou même seulement l'occasion.

— Est-ce que ça t'aurait fait changer le tien ? il me retourne à la place, tout à coup très sérieux.

— On ne saura jamais, maintenant, Jaws commente, cynique.

— Et c'est pour ça que je n'ai rien dit, rebondit l'ange.

— Qu'est-ce que tu veux dire ? Ker interroge.

— Pour des raisons évidentes, l'idée que tu découpes ton âme me terrifiait. Et comme, dès le moment où LeX m'en a parlé, j'ai su que j'étais ton inspiration, je me suis aussi senti terriblement coupable. Mais j'ai gardé tout ça pour moi, parce que je savais également que ça pouvait tout à fait être la bonne décision pour toi, et que je ne pouvais pas être celui qui t'empêcherait de la prendre, confesse Hannibal, avec l'abnégation qui le caractérise lorsqu'il endosse sciemment sa casquette de parrain.

— Je l'ai vu sur ton visage, pendant mon discours, JD lui apprends, avec une grimace désolée.

— L'entendre de ta bouche m'a plus déstabilisé que je ne l'aurais cru, avoue l'ange.

— Je suis très content que tu sois là, Hannibal, Ker tiens à ajouter.

Sans être mon Tuteur, il ne peut pas savoir la place qu'il a ici si je ne le lui dis pas.

— C'est bien. Parce que tu en as encore pour une petite vingtaine d'années à me supporter, il me répond, déviant la charge émotionnelle de notre échange par l'humour.

Mais je sais qu'il a pris ma remarque comme il le devait.

Riant et secouant la tête à sa boutade, je me lève de mes tabourets. Mes bols n'étant toujours pas entièrement vides, notamment parce que je n'y ai pas retouché depuis le départ de Dwight, je vais les placer dans le réfrigérateur avant de quitter la pièce. L'ange m'emboîte ensuite le pas jusqu'au hall d'entrée, où je m'arrête. C'est ici. C'est maintenant que la séparation va se faire vraiment. Mon âme est répartie dans trois corps distincts depuis plusieurs heures déjà, mais jusqu'ici je suis resté groupé. Chaque part de moi a reçu les mêmes informations en même temps, a été soumise à un environnement très similaire à peu près au même moment. Mes raisonnements ont été identiques ou presque, bien qu'engendrant des remarques et réactions parfois un peu différentes. Je n'ai pas seulement été en accord avec moi-même comme je m'en réjouissais plus tôt, j'ai été en osmose, en harmonie, synchrone. Le terme utilisé pour décrire la situation d'Hannibal suite à la trahison de mes parents me paraît tout à coup encore mieux choisi qu'auparavant.

À mon réveil, demain matin, je vais commencer à évoluer sur trois chemins différents. Peut-être parallèles initialement, et qui se croiseront sans doute de temps à autre, mais tout de même distincts. Et autant je suis à l'aise avec l'idée que chaque part de moi reste moi, autant qu'elles évoluent chacune indépendamment m'effraie un peu. Je me retourne vers Hannibal, qui me regarde, la tête penchée sur le côté, se demandant sans doute ce qui je suis en train de considérer. Il a l'air d'aller bien, malgré avoir mené deux existences séparées pendant une longue période. Hanni et Bal n'ont pas eu le moindre contact pendant je ne sais pas combien d'années, ils ignoraient même n'être qu'une partie d'un tout, et ils ont réussi à reformer un être à part entière malgré tout, sans plus de conflits interne qu'en ont certaines personnes qui n'ont jamais scindé leur âme. Il n'y a aucune raison que, dans des circonstances moins drastiques, je ne sois pas capable d'en faire de même.

Ma première et à bien y réfléchir plus importante leçon Magnétique, et même sans doute la plus importante tout court, a été de laisser tomber les choses tant qu'elles sont encore froides. Ce qui convenait, à l'époque, étonnamment bien à mon caractère détaché. Et je ne crois pas m'être perdu, ces derniers mois. Je m'y refuse. Je m'appelle toujours Josh Dayton Rykerson, à quelques additions près. Je suis toujours proche de mon vingtième anniversaire, même si je l'ai dépassé. Et je suis toujours en passe d'obtenir mon diplôme du MIT, bien que l'échéance ait été légèrement raccourcie. Mes parents sont toujours une architecte de renom et un influent businessman, juste pas seulement. Et pour couronner le tout, je suis toujours amoureux d'une jolie brune. Ce résumé de ma situation m'amène à me demander comment tout peut parfois être à la fois aussi semblable et si différent.

Suivant pour la première fois sciemment le tout premier conseil de mon Tuteur, je m'engage d'un accord tacite ensemble vers la porte d'entrée, en direction de mon placard et, au-delà, de ma chambre dans mon appartement. Je vais dormir dans la même pièce, pour cette nuit au moins. Je verrai plus tard pour le reste de mon existence. Je vais laisser tomber mes craintes et inquiétudes tant qu'elles ne sont pas matérialisées, et gérer chaque problème à venir en son temps. Je m'appelle Lil'Hu, j'ai 20 ans, et je suis trois Magnets. Et très franchement, si ça ce n'est rien que je ne peux pas gérer, je ne vois vraiment pas ce qui pourrait s'avérer insurmontable à l'avenir.

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