Quatorzième Jour - Règlement de trois (6/10)

Lorsque je rejoins Oscar, Vik, et Dwight, il est trop tard pour continuer la conversation précédente avec la Botaniste. Nos cavaliers respectifs l'ont de toute évidence interrogée sur les raisons de cet aparté, mais elle a vite clos le sujet. Et à la façon dont le Jumper lutte pour dissimuler un sourire au moment où je m'approche, la discussion va de toute manière bientôt radicalement dévier. Je connais ce visage. Et cette façon de se retenir de se tortiller. Dwighty a à n'en pas douter reconnu la mélodie qui est en train d'être diffusée dans le grand hall. Enfin. Le connaissant, il a attendu ça avec impatience depuis le moment où LeX lui a donné la condition de son accès à la piste de danse en tant que telle.

Je souris et lève les yeux au ciel, me préparant mentalement au show qu'il va sans doute bientôt donner. Pour quelqu'un d'aussi pathologiquement maladroit, Dwight est un danseur étonnamment remarquable. Il a son propre style, certes, mais son talent est indéniable. Parfois, je me demande où il est allé chercher tous ses hobbies, avec son existence décousue. Et souvent, je me dis que je ne le croirais peut-être pas s'il me le disait. Les histoires de Dwight font rarement sens à mes yeux. Et pourtant, je continue à lui poser des questions. Sans doute quelque chose à voir avec notre relation si inexplicable. Est-ce que LeX avait seulement conscience de toutes ces ramifications en établissant ce lien, ou bien est-ce réellement le fruit du hasard, et la complexité est venue s'ajouter d'elle-même à un principe brut ?

— J'vais t'montrer comment on danse par chez moi, mon Tuteur annonce à la petite brune, sur le ton du défi, bien que sans tendre la main vers elle.

— Tu ne viens de nulle part en particulier, lui répond posément Viky, cherchant clairement à se faire désirer.

— C'que j'voulais dire, c'est qu'tes collègues ont donné un spectacle plutôt ouf, l'autr'e fois, juste avant qu'tu nous lâches, il commence.

— Je ne vous ai pas… elle l'interrompt, curieusement piquée par cette accusation, pourtant loin d'être la pire à laquelle elle puisse prétendre.

Meurtrière, tout va bien ; lâcheuse, jamais de la mort ?

— Shush ! Laisse-moi finir ! C'soir là, avant qu'LeX tombe dans les vaps, on était partis pour faire la teuf, tu vois, pour célébrer June et Per' et tout. Et tout c'que je r'tiens c'est que, même si on avait pas été interrompus, j'aurais pas eu l'occasion d'danser avec toi, il lui coupe la parole à son tour, avec un discours étonnamment construit pour lui qui est d'ordinaire si brouillon.

Il a dû beaucoup réfléchir à la question. Oscar, à côté, place sa main devant sa bouche pour cacher son attendrissement. Je regarde moi-même ailleurs, partagé entre la gêne et la fierté. Oui, mon meilleur ami est adorable.

— On a dansé ensemble à ce stupide mariage, proteste Viky, indifférente à l'auditoire.

— C'que j'veux dire c'est qu'c'est dommage pa'ce que j'ai encore pas mal de r'ssources de c'côté-là, il persévère.

— Très bien. Impressionne-moi, elle finit par capituler, provoquant l'un de ses immenses sourires au téléporteur.

Peut-être même était-ce là son but.

— T'l'auras cherché, il annonce, l'entraînant par la taille vers un endroit plus dégagé, où d'autres invités se déhanchent déjà.

Effectivement, je les ai déjà vus danser au mariage de Zarah. Mais à l'époque, d'une part j'étais loin d'être au point sur ce qui était en train de se passer, et d'autre part c'était plus une lutte de pouvoir qu'un réel ballet. Si l'initiation du spectacle est sensiblement similaire, avec Dwight mettant en quelque sorte Viky au défi, la suite diffère de manière notable. Là où Dwight n'était pas autorisé à franchement poser sa main la dernière fois, Vik l'y retient presque, utilisant l'appui qu'il lui offre au lieu de le repousser. Elle danse avec lui, et non plus contre lui. Le résultat n'en est pas moins mouvementé, mais néanmoins totalement changé. Je souris béatement, capable d'apprécier le chemin parcouru par ces deux-là en si peu de temps, malgré mes ressentiments personnels à l'égard de la Botaniste. Oscar partage mon admiration, à en juger par l'entrouverture de sa bouche.

— Tu veux danser ? je lui offre, reconnaissant moi aussi la musique qui est en train de jouer.

— Ouais, c'est ça ! Comme si je pouvais danser sur ça, elle raille sans détacher ses yeux de Vik et Dwight, ne pensant pas une seconde que je puisse être sérieux.

— Er… Oui. Je t'ai vue danser hier. Tu as plus que suffisamment de rythme pour suivre, je m'étonne de son manque de confiance en elle.

Elle m'accorde enfin toute son attention.

— Rectification : tu m'as vue danser toute seule, sur une musique constituée essentiellement de basses. Ce niveau de… sophistication dépasse mes compétences.

Je hausse un sourcil. Je qualifierais difficilement cette musique de sophistiquée.

— Heureusement pour toi, je suis un excellent meneur, je me vois manifester la même persévérance que Dwight quelques minutes plus tôt.

— Pardon ?

Elle ne semble pas comprendre ce que j'ai voulu dire.

— Tu n'as pas besoin de connaître les pas. Il suffit de te laisser guider, je lui explique.

— Mais bien sûr…

Elle ne me croit de toute évidence pas du tout, me laissant de plus en plus troublé.

— On parie ? je la mets au défi, sûr de moi, et me disant que c'est un bon moyen de la convaincre d'essayer.

— Si on s'humilie avant notre grande annonce, ce sera ta faute, elle me prévient, quoique laissant présager que j'ai remporté la discussion.

— Je prends l'entière responsabilité de notre honneur, je l'assure, contenant la largeur de mon sourire, de peur de la faire changer d'avis.

Moins direct que Dwighty, je lui tends la main, mais dès qu'elle l'a prise, je l'entraîne avec tout autant d'énergie dans le bal qui a déjà lieu. Elle laisse échapper ce même petit cri que je l'ai déjà entendue pousser lorsqu'Hannibal l'a hissée sur notre cheval ce matin, puis plus tard lorsque je l'ai plaquée au mur afin de lui éviter d'entrer en collision avec un djinn distrait. De mon souvenir, ce sont les deux seules fois où je l'ai entendue émettre un tel son. Et pour être honnête, avant ce matin, je ne pensais pas que c'était son genre. Mais après tout, je ne pensais pas qu'elle serait autre chose que téméraire face à une discipline méconnue. Peut-être que ça me vient du fait que je ne l'ai jamais vue hésiter à provoquer des individus plus dangereux les uns que les autres. Sa main libre agrippe tout naturellement mon épaule, et elle s'accroche à moi comme si elle était au bord d'un précipice. Par chance, la musique n'est pas non plus d'un tempo excessivement soutenu.

— Je ne pense pas t'avoir autant entendue couiner cette dernière semaine qu'aujourd'hui, je me permets de lui faire remarquer, cherchant à la décrisper.

— Il faut croire que je n'ai pas été assez hors de ma zone de confort avant maintenant, elle répond entre ses dents, se détendant à peine.

Comme je l'avais prédit, elle a suffisamment le sens du rythme pour se laisser guider sans peine, même raidie comme elle l'est.

— C'est la robe ? je suppose, poursuivant mon effort d'apaisement.

— Principalement, elle confirme dans un souffle, avec un hochement de tête.

— Tu ne devrais pas. Te sentir mal à l'aise, je veux dire. Ça te va bien.

Elle lève enfin les yeux jusqu'à mon visage.

— S'il te plaît : tout me va.

Elle a un éclat de rire étouffé, et se détend encore un peu plus.

— Vrai… je ne peux qu'être d'accord.

— Et toi, tu es un étonnamment bon danseur, elle est force de constater, achevant de relaxer sa prise sur mon épaule.

— Je vais prendre ça comme un compliment. Mais j'ai eu beaucoup d'entraînement, je réponds avec humilité.

— Avec qui tu t'es entraîné ? elle m'interroge, sincèrement curieuse.

— Ma mère. Et Zarah, je ne lui cache pas.

— Ta mère t'a appris à danser ?

Je ne vois pas ce qu'il y a de si incroyable à cela, mais c'est pourtant ce qu'elle semble en penser.

— Et monter à cheval. Et me défendre. Faire du feu. Les nœuds, j'énumère quelques autres leçons inculquées par ma génitrice.

— Qu'est-ce que ton père t'a appris, alors ? Oz change d'angle d'attaque.

Je souris.

— Les maths. Elle m'a appris la physique, mais il s'est occupé de toutes les autres sciences. La littérature et l'Histoire, aussi. À faire du vélo. Conduire. Et la mécanique. L'électronique. L'astronomie.

Mes parents m'ont appris beaucoup de choses qui, rétrospectivement, auraient sans doute dû me mettre la puce à l'oreille que je ne recevais pas une éducation tout à fait classique.

— D'accord, on va faire plus simple : qu'est-ce que tes parents ne t'ont pas appris ? raille alors ma partenaire de danse, voyant que je pourrais continuer ainsi longtemps.

— La modestie, apparemment, je réponds avec humour, pour cacher mon embarras.

— Ou mentir, elle me propose en alternative.

Je ne sais pas si elle me défend ou considère effectivement que je suis un très mauvais menteur. Je ne pourrais pas protester, mais je ne me souviens pas de lui avoir déjà menti de but en blanc non plus.

— Pourtant, ils étaient des experts.

Ça, c'est sorti tout seul, comme toutes les rancœurs qu'on voudrait enterrer.

— Je me demande ce que mes parents m'auraient appris, s'ils avaient pu, elle pondère tout haut.

Chacun ses démons.

— Peut-être pas à crocheter des serrures, je propose après un silence de rigueur.

Elle me dévisage, avant de finalement m'asséner un coup de poing sur l'épaule, choisissant d'être amusée. Ce résultat vaut largement le risque que j'ai pris avec ma répartie. Qui n'était de toute façon pas si élevé, puisque même si elle l'avait mal pris, au moins elle aurait été en colère, ce qui aurait encore été préférable à la mélancolie vers laquelle elle se dirigeait. Pratiquement à ce même moment, alors que j'accuse son coup, la musique change, pour quelque chose de moins rapide. J'attends de voir si Oscar va vouloir que nous nous arrêtions, mais elle n'en fait pas mine, donc j'enchaîne, plaçant sa main sur mon épaule et déplaçant la mienne à sa taille, symétrisant notre configuration. Nous nous balançons doucement en silence, regardant autour de nous pour éviter de bêtement nous fixer l'un l'autre. Ce n'est après tout pas comme si nous manquions d'endroits où poser les yeux. Le décor et les convives ne sont pas devenus moins fascinants depuis notre entrée. Peut-être même est-il préférable de leur accorder notre attention, maintenant qu'ils ne nous prêtent plus la leur.

À un moment donné que je n'ai pas su remarquer, les tables parallèles aux murs se sont couvertes, de mets et boissons à l'aspect plus ou moins appétissant voire comestible. Je n'arrive pas à décider si cet état des choses valide la nécessité des conseils de LeX sur le sujet, ou alors les rend au contraire totalement superflus. Malgré cette modification de notre environnement, qui dans une foule humaine même bien élevée aurait causé ne serait-ce qu'un semblant d'attroupement, ici les convives restent également distribués dans l'espace. Peut-être parce que beaucoup n'éprouvent pas le besoin de sustentation. En scannant les alentours, je remarque toujours plus de détails décoratifs, d'atours resplendissants, de personnel incroyablement attentif, et de dérivations alambiquées. Cependant, regrettablement même si en toute logique, ce sont finalement les éléments familiers qui attirent mon regard.

Avec nous sur la piste de danse, 'mmanie et Teph rivalisent d'harmonie avec Perrune. Les deux couples arborent d'ailleurs les mêmes couleurs, bien que dans des teintes différentes, et partagent également ce même équilibre forte tête/intelligence discrète. J'ai du mal à croire que je m'en rends seulement compte maintenant. Plus loin, Kel laisse Esk tournoyer autour de lui, n'intervenant que ponctuellement dans ses enthousiastes virevoltes. Le blondinet semble parfaitement satisfait à simplement la regarder s'amuser autant, ce qui est indéniable à son sourire radieux. Lili et Tom sont arrêtés à un autre endroit, en grande conversation, mais présentent une dynamique assez semblable ; le mannequin la regarde s'exprimer en souriant doucement, d'un regard qui laisse présager qu'il n'écoute même pas ce qu'elle dit, voire qu'il n'y comprend rien. Pro, de son côté, danse seule, pour le plus grand plaisir de son auditoire avide. Eren est pour sa part immobile, avec cependant le même résultat net d'une horde d'adulateurs. Enfin, LeX et Zed valsent à peu près normalement, ce qui est beaucoup dire en ce qui les concerne.

Dave a évidemment invité son épouse à danser, tandis que Walt n'avait pas menti à propos des prétendants à sa sœur jumelle. Je voudrais continuer mon tour d'horizon, trouvant amusant de constater, parfois même avec une certaine surprise, lesquels de mes protégés sont des danseurs. Je suis cependant distrait par une commotion, au pied de la tribune. Rien de bien violent, mais mon attention est retenue par la vue de personnes clairement au bord de l'altercation, pourtant sans ce sentiment d'angoisse que je devrais avoir, ne serait-ce que sourdement. À m'y pencher de plus près, je remarque que les individus concernés n'ont pas de signal, ce qui manque de me faire rater un pas. Puisque tous les Messagers sont présents à l'appel, cela ne peut signifier qu'une seule chose : des Magnets. Qu'ils soient responsables de la première trace d'animosité de la soirée me déçoit un peu. Ils sont ceci dit les seuls avec les moyens d'esquiver le personnel aux petits soins de tout le monde, donc ce n'est peut-être pas si surprenant.

Je n'ai jamais rencontré de Magnet qui ne m'était pas apparenté. Et j'ai plus d'une fois déploré cet état des choses, me disant que peut-être je gagnerais à entendre une perspective un peu différente sur ma condition… jusqu'à ce qu'on m'apprenne que mes actions ne m'avaient pas exactement fait gagner des fans dans la communauté. À partir de là, je me suis morfondu de m'être coupé des ponts avant même de les avoir aperçus à l'horizon. Et voilà que j'en ai toute une flopée sous les yeux. Je ne peux pas dire que je suis entièrement surpris que des Magnets soient venus ; indépendamment de ce qu'ils peuvent penser de moi personnellement, ce qui va se passer ce soir va entrer dans leur Histoire, et il serait donc pédant de leur part de ne pas y assister. Je reste néanmoins méfiant, cette dissension dans les rangs m'inquiétant tout autant que ce qu'on a pu me raconter à propos de leur opinion de mes exploits.

Pas besoin de capacités surhumaines pour déchiffrer la situation. Il paraît assez clair qu'un Magnet en costume gris clair, qui nous tourne le dos, est au centre de la dispute. Je ne crois cependant pas qu'il en soit l'origine. Je suis loin d'être expert en communication non-verbale, mais son attitude est plus apaisante que menaçante. Il ne faut pas se méprendre, il est en partie menaçant, mais ce n'est pas ce qu'il dégage le plus. On pourrait penser qu'il s'interpose entre deux partis, mais ce n'est pas le cas, le reste du groupe faisant nettement front uni face à lui. Vu leur nombre, il serait naïf de ma part de supposer qu'ils discutent d'une affaire personnelle, comme par exemple un compte à régler suite à des missions croisées. Petit à petit, je finis par interpréter la façon dont celui en gris me tourne le dos comme une interposition. Il est en train de me défendre ! Mais pourquoi ?

Avant que le désaccord n'en vienne aux mains, un duo de jeunes femmes intercède. Une brune et une blonde, aux gabarits de mannequins, l'air de rien, et dont pourtant la seule présence suffit à calmer le jeu. Elles viennent poser une main sur une épaule ou un bras, accordent des sourires à la ronde, et font valser leur chevelure d'un geste dégagé, bref, elles opèrent leur charme naturel. Elles n'ont après tout pas le choix que d'utiliser des compétences réelles. Mais je pense quand même qu'il y a autre chose. L'échange avait beau être resté civilisé, il faut plus que deux jolis visages pour détendre une atmosphère aussi tendue. Au fur et à mesure, le groupe se disperse, jusqu'à ce qu'il ne reste que mon mystérieux défenseur et les deux faiseuses de miracles. Celui-ci se retourne enfin, révélant une barbe brune et des yeux bleus. Il lisse sa cravate rose d'un geste machinal, pour se donner une contenance, m'accorde un coup d'œil sans vraiment remarquer que je le regarde également, puis prend congé des deux demoiselles.

Pourquoi est-ce qu'un Magnet irait me défendre auprès des autres ? Non pas que je m'en plaigne, je suis au contraire extrêmement touché, mais la question demeure. Autant que je sache, je ne le connais pas. Peut-être connaît-il mes parents. Peut-être ont-ils fait quelque chose pour lui qui le pousse à défendre leur progéniture envers et contre toute logique. Ou peut-être que je lui ai moi-même rendu service sans le savoir. Étant donné la brièveté de ma période d'activité comparée à la leur, c'est moins probable, mais pas impossible pour autant. La dernière raison possible pour me défendre serait qu'il soit d'accord avec mes actions. Ce que j'aurais du mal à comprendre, sachant la difficulté que j'ai moi-même eue à les accepter. D'où la réaction des autres Magnets, d'ailleurs. Qu'est-ce qui pourrait rendre cet homme-là si compréhensif ? Malheureusement pour moi et mes interrogations, il a déjà disparu dans la foule.

— Je suis sûre que c'est comme ça que se passe un bal de promo : des danses non-identifiées, et des gens dont tu n'avais même pas conscience de l'existence, observe tout à coup Oscar, me tirant brusquement de mes pensées.

Son attention n'a de toute évidence pas été retenue par les mêmes éléments du décor que la mienne. En dehors du fait que ça n'a rien d'illogique, j'en suis content, parce que de mon côté je commençais presque à angoisser. D'un rapide coup d'œil circulaire, je ne peux que constater ce qu'elle veut dire : les styles chorégraphiques, si tous exécutés avec brio, ne sont pas forcément harmonieux de l'un à l'autre, ou même avec la musique, bien que tout le monde s'en accommode sans sourciller. Quant aux invités, je ne peux pas nier qu'il y a une semaine elle aurait été bien incapable de soupçonner leur existence. Certes, visuellement, cette scène n'a rien de commun avec un bal de fin d'année sur Terre, mais sur le principe, le parallèle est effectivement frappant, maintenant qu'elle l'a posé.

— J'aimerais pouvoir te contredire, mais c'est étonnamment bien résumé, je confirme en riant, le mystérieux Magnet écarté de mon esprit.

— Laisse-moi deviner : roi du bal ? elle reste sur le sujet, avec un haussement de sourcil un brin désabusé.

— Non. "Plus susceptible de réussir", je suis heureux de pouvoir lui répondre, après mon énumération de compétences un peu plus tôt.

Non pas que ce soit spécialement humiliant.

— Ouh. Pas mal. Et ton ex ? elle poursuit son interrogatoire, plissant son regard cette fois, n'ayant pas réussi à me piéger aussi facilement qu'elle le croyait.

— "Mieux habillée". Et toi ? je lui renvoie l'ascenseur.

— Je ne suis jamais allée à un bal de promo, elle esquive un peu vite.

— Ça ne t'empêche pas d'apparaître dans un annuaire, je proteste innocemment.

— Je n'étais pas si remarquable, il faut croire. Il y avait à la fois pire et mieux que moi dans tous les domaines. Clay et Scott s'en sont sortis avec "plus effrayant" et "plus susceptible de mourir avant 30 ans", ceci dit.

Sauvée par ses frères. Comme souvent. J'aimerais objecter au fait qu'elle se croie invisible, mais ne pense pas que ce soit le moment pour ça.

— Je ne peux valider qu'un seul de ces prix, je décide à la place de la laisser gagner l'échange.

Quel qu'en ait été l'enjeu, d'ailleurs.

— Oh ! Si j'avais pu choisir un pouvoir, il y a des chances que j'aie choisi celui-ci, elle déclare subitement, m'indiquant de qui elle parle d'un geste du menton.

Bien que je sache sa surprise sincère, je ne peux pas m'empêcher de penser que le hasard fait décidément bien les choses, en nous offrant un nouveau sujet de conversation juste alors qu'il allait être question du thème sensible de sa fratrie. Je préfère éviter de la confronter plus que nécessaire à des considérations inconfortables.

— Dommage que ce n'en soit pas un, je la corrige, dès que j'ai repéré le groupe qu'elle a remarqué, par-dessus mon épaule.

— Tu n'as pas vu la façon dont il a intercepté ce verre avant qu'il tombe. Il est clairement plus rapide que la moyenne.

J'apprécie qu'elle puisse être suffisamment impressionnée par quelque chose pour oublier à quel point je suis mieux placé qu'elle pour savoir si le phénomène en question est irréel ou non.

— Non, c'est sa terre qui est dérivée. À part ça, lui est essentiellement humain, je lui explique posément.

Les humanoïdes de ce type, dérivés par leur monde seulement, sont facilement discernables de ceux qui possèdent des capacités surnaturelles au sens strict.

— Tu te payes ma tête, Oz remet en doute mon expertise avec une franchise toujours aussi rafraîchissante.

— Non. C'est un peuple de guerriers virtuellement invincibles, cela dit, si ça te fait te sentir mieux, je lui apprends, ayant reconnu leur uniforme de l'une des leçons de Dwight, à nos débuts.

— Tu m'étonnes ! S'ils ont tous ces réflexes-là… elle ne s'en remet pas.

— C'est de l'entraînement, autant que je sache.

Je ne me rends compte d'à quel point ce détail ne va faire qu'augmenter son admiration qu'après l'avoir dit.

— Et ce sont des gentils ou des méchants ? elle m'interroge alors, me prenant un peu de court.

— Er… Leurs originaux sont Bons, à ma connaissance.

Voire Neutres, les alignements rarement précisés dans les œuvres originales.

— Et eux non ? elle s'étonne de ma mention des originaux.

— Si. Mais ils pourraient ne pas l'être. Il doit exister une version corrompue d'à peu près toutes les dérivations. C'est pratiquement une dérivation en soi. Dans un sens comme dans l'autre, d'ailleurs.

Il arrive même que certaines dérivations, originellement créées d'un certain alignement, ne soient tout bonnement pas viables avec cette polarité une fois confrontées à la réalité. Mais je n'entre pas dans de tels détails, de peur d'embrouiller mon interlocutrice.

— C'est vraiment trop compliqué pour moi, tout ça, elle avoue malgré tout.

Le silence tombe une nouvelle fois entre nous, mais cette fois nous ne contemplons plus les alentours, nos regards plutôt tournés vers l'intérieur. Ce pour quoi nous sommes là a enfin fini par nous rattraper. Si je ne perçois pas le moindre signe d'impatience de la part de quiconque dans l'assemblée, le temps n'en passe pas moins. J'ai promis à Oscar de lui en laisser autant qu'elle en aurait besoin, mais je me demande de toute manière dans quelle mesure on peut jamais avoir suffisamment de temps pour prendre une telle décision. Malgré la certitude qui m'a envahi lorsque j'ai réuni tous les éléments ayant mené à ma proposition d'il y a quelques jours, que je suivrais sans hésiter si j'étais le seul concerné, je mentirais en disant que la perspective ne m'effraye pas. Mon esprit cartésien éprouve encore des difficultés à se faire à l'idée qu'il n'y ait pas de réponse correcte ou incorrecte à cette question. Plus de difficultés encore qu'en a eues mon esprit manichéen à accepter que le Bien n'est pas nécessairement la bonne solution au problème. Les certitudes me manquent cruellement. Je comprends décidément pourquoi ce genre de transition est d'ordinaire effectué inconsciemment, par la force des choses, si je peux m'exprimer ainsi.

Angoissé, et sentant Oz en proie à cette même émotion, je resserre distraitement et légèrement mon emprise sur elle, pour la rassurer autant que me rassurer moi-même. À ma plus grande surprise, elle en profite pour venir poser son front sur mon épaule. Ce doit être la fatigue. J'ai tendance à oublier combien elle a traversé en si peu de temps. Disons que son incroyable résilience a tendance à me le faire oublier, du moins. De découvrir qu'elle avait été choisie pour hôte par des aliens parasitoïdes, à apprendre qu'elle s'est elle-même amputée de nombreuses années avec ses frères, en passant par être pourchassée par un Assassin dans une dimension cauchemardesque, je devrais être étonné qu'elle ait encore toute sa tête. Elle a été témoin de téléportations, disparitions, métamorphoses, et autres phénomènes passablement inexplicables qui laisseraient la plupart des gens insomniaques. Mais pas elle. Elle a encore eu, après tout ça, la présence d'esprit d'aller faire évader son grand frère de prison. Ce serait sans doute déplacé de ma part de lui dire que je suis fier d'elle, mais j'espère qu'elle a conscience de sa force.

Elle aurait pu choisir la facilité. Plusieurs fois. Elle aurait pu laisser LeX, ou qui que ce soit qui se serait occupé de ça, lui retirer tout souvenir des circonstances de notre rencontre, et retourner à sa vie en toute sérénité. Mais non, elle s'en est tenue à ses principes. Elle aurait pu laisser Oudamou en finir avec moi, après quoi elle n'aurait plus été en danger, comme je le lui avais promis. Mais non, elle l'a assommé avec une chaise pour me sauver. Enfin, elle aurait pu céder à la Dissociation et, là encore, retourner à sa vie sans jamais être embêtée. Mais non, elle s'est injectée un sérum sans en savoir les effets secondaires. Dans tous ces cas, même si elle ne l'aurait pas su, elle n'aurait jamais eu à entendre parler d'alignement de son vivant. Et au lieu de ça, elle a tenu bon. Tout ce que j'espère, c'est qu'elle n'a pas atteint son seuil de tolérance, que ce dans quoi je l'ai embarquée malgré elle n'est pas enfin plus qu'elle ne peut en supporter.

— Tu sais quoi, on n'a qu'à faire comme tu as dit, elle déclare tout à coup, relevant la tête avec vivacité.

— Pardon ? je lui demande, pris de court.

— Pour le truc. On n'a qu'à faire ce que tu as proposé l'autre soir. Je suis d'accord.

Je reste interdit un instant. Je crois que j'étais tellement occupé à me demander quelle décision elle allait pouvoir s'amener à prendre que je ne m'étais pas préparé à la façon dont elle allait me l'annoncer.

— Tu es sûre ? est tout ce que je trouve à dire.

— Oui.

Elle souligne sa confirmation en hochant de la tête.

— Tu ne peux même pas le dire à haute voix, je me permets.

C'est sans doute extrêmement stupide, mais c'est après tout un critère reconnu pour savoir si on est prêt à avoir des relations intimes, alors pourquoi pas quelque chose d'encore plus important ? Lorsque j'ai eu l'idée, j'ai dû l'écrire pour en discuter avec LeX, mais ce n'est que parce que je n'étais pas encore sûr que c'était seulement envisageable.

— Pour info, je ne pourrais pas non plus si tu avais proposé une autre alternative, elle me rétorque.

Et je veux bien la croire. J'ai eu quelques mois dans le monde irréel avant d'être confronté au manichéisme ; elle n'a eu qu'une semaine après que les deux informations lui aient été balancées simultanément. Il y a encore eu des moments aujourd'hui où elle n'a pas pu sortir les mots pour décrire ce qu'elle voyait, et ça n'avait rien à voir avec une lacune de son vocabulaire. Utiliser "minotaure" dans la conversation n'est pas aussi évident qu'on le croit.

— Okay. Mais tu ne dis pas ça parce que tu te sens pressée par le temps, ou parce que Dwight et moi sommes tombés d'accord ou…?

Ou parce qu'elle en a assez d'y penser et veut juste en finir ? Ce que je comprendrais tout à fait, mais je ne veux pas qu'elle se sente insultée.

— Premièrement : est-ce que j'ai l'air pressée par le temps ? Deuxièmement : le jour où deux mecs me feront changer d'avis n'est pas arrivé.

J'oubliais à qui j'ai affaire. Je souris.

— Je veux juste assurer tes arrières, je justifie mon inquisition.

— Considère ta mission accomplie ! elle me félicite.

— Qu'est-ce qui t'as fait changer d'avis ? je demande tout de même, quoique par curiosité cette fois.

— Je n'ai pas changé d'avis, j'ai pris une décision. … Et c'est à cause de ces gens, autour, elle avoue avec un haussement d'épaule.

— Comment ça ? je l'incite à élaborer.

— Je sais qu'il doit y en avoir qui sont nés comme ça, mais pas tous. Il y en a une bonne partie qui étaient humains avant, comme moi il y a quelques jours, et aujourd'hui regarde, leur situation est bien pire que la mienne. Que la nôtre. S'ils peuvent gérer d'avoir des cornes ou que sais-je encore de plus bizarre, je pense que vous avez raison, Dwight et toi : il n'y a rien qu'on ne peut pas gérer aussi. Donc, je sais pas si c'est l'adjectif le plus approprié, mais si c'est la bonne chose à faire, alors faisons-le. On n'a pas d'excuse. C'est pas parce que c'est potentiellement difficile pour nous qu'on doit pas le faire.

Ses mots ne sont pas toujours exactement bien choisis, mais ce que je note surtout c'est qu'elle accepte ma proposition plus qu'elle ne la soutient réellement.

— Je pense qu'on est plutôt supposés trouver une raison qu'une absence d'excuse, je lui fais remarquer.

— La raison c'est que c'est la bonne chose à faire ! Suis un peu. C'est toi qui as pitché le truc comme ça, en plus ! elle s'agace un peu de ma réticence à accepter son accord, et me donne un coup de genou dans la cuisse.

— D'accord ! J'arrête d'en discuter avec toi ! Si tu es sûre, tu es sûre, je capitule immédiatement, presque effrayé par sa soudaine détermination.

— Je suis sûre, elle confirme.

Et à la façon dont elle soutient mon regard, je ne peux pas dire que ce n'est pas sincère.

— Okay…

Je resterais bien à fixer ma cavalière, mais l'ouverture qui se forme derrière elle attire mon attention. Entre les invités qui se sont décalés pratiquement sans s'en rendre compte, je vois Zed, les yeux braqués sur moi. Son regard est si perçant que je ne suis pas surpris qu'il ait fendu la foule. Dans les bras du loup blanc, une main sur son épaule et l'autre sur sa propre poitrine, LeX semble avoir du mal à tenir debout. La façon dont elle a la tête baissée, comme concentrée sur sa respiration, ne fait qu'amplifier cette impression de faiblesse. Et lorsque LeX fait des malaises, le chaos s'ensuit. Malgré l'intensité avec laquelle il me fixe, Zed ne semble cependant pas inquiet. Comme il parle peu, ses expressions faciales ont tendance à être très éloquentes. Ou peut-être que c'est simplement une qualité qui vient avec le temps, puisque j'ai connu LeX avec des expressions complexes. Toujours est-il que j'ai tendance à me fier à ce que je vois, même si le reste de la scène devrait terriblement m'alarmer.

— Qu'est-ce qu'il y a ? m'interroge Oscar, m'ayant vu lever la tête et froncer les sourcils.

Elle voit la même chose que moi, mais est encore moins bien placée pour en faire sens.

— Ça t'embête si je…?

Je désigne les Messagers Neutres de la main, alors que la Panthère s'enfuit tout à coup vers l'un des balcons, se détachant de son compagnon, qui a pourtant enfin reporté son attention sur elle.

— Du tout ! m'assure la grande brune, retirant ses poignets de derrière mon cou.

Son soulagement que nous arrêtions de danser est juste suffisant pour ne pas me froisser.

Je m'en veux un peu de la laisser plantée là, mais avant que je n'aie le temps d'hésiter, Zed s'approche de nous, me signifiant d'un signe du menton qu'il va garder un œil sur elle pour moi pendant que je parlerai à sa propre cavalière. Non pas que j'estime qu'Oscar ait encore besoin de protection à ce stade de la soirée, mais d'une part on n'est jamais trop prudent, et de l'autre je ne voudrais simplement pas qu'elle s'ennuie. Et Dwight et Hannibal, seuls autres visages amicaux connus, sont occupés chacun dans un coin de la pièce trop éloigné pour que j'aie le temps de leur faire remarquer que je laisse Oz toute seule. Remettant donc son sort entre les mains du loup blanc, et non sans le remercier d'un hochement de tête, je m'élance à la suite de LeX, grimpant à mon tour les quelques marches qui mènent au balcon extérieur le plus central des trois flanquant le bâtiment.

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