Quatorzième Jour - Règlement de trois (3/10)

Je pourrais m'habituer à tout ça. Notre excursion de la veille était déjà un pur bonheur, comme une bouffée d'air frais, aux sens propre comme figuré, et celle d'aujourd'hui rivalise de près. Seulement de près, car je ne suis pas dans la plus confortable des tenues, l'approche de ce soir est stressante, et Dwighty manque à l'appel ; mais rivale toute de même car nous ne sommes plus tout seuls. Sur Terre, le bain de foule m'est littéralement impossible. Ici, je retrouve un peu la sensation d'anonymat dont j'ai bénéficié pendant les quelques années durant lesquelles je n'ai pas vécu chez mes parents, avant de devenir un Magnet. Même si je n'ai jamais rechigné à mettre le nez dehors, je n'ai jamais été quelqu'un de très sortant pour autant. Je n'ai jamais réellement apprécié de faire la queue ou de devoir jouer des coudes non plus, pas plus que n'importe qui. Mais bizarrement, ça m'avait inconsciemment manqué. Quoi qu'il en soit, je suis content de me rendre compte de ce manque lorsqu'il est comblé.

Après le repas, nous avons donc repris notre promenade, sans interrompre les conversations initiées à table. Oscar n'a pas encore eu réponse à toutes les questions que j'ai moi-même posées un jour, comme celle du besoin voire de la possibilité de sustentation chez les morts, suivie de cette même interrogation vis-à-vis du sommeil. C'est curieux comme les essentiels sont perçus différemment par ceux qui ne savent rien et par ceux qui sont déjà au courant de tout. Tandis qu'Hannibal complète à contrecœur l'éducation qu'il pensait avoir parfaitement prodiguée, je reste en retrait avec LeX. La Messagère n'explique jamais bien que malgré elle, lorsqu'emportée par sa propre connaissance d'un sujet. Une main sur l'épaule de son cheval, elle surveille, comme moi, l'échange avec une assiduité discutable. Les Montures et les Compagnons ont dû rester dehors lors de notre pause déjeuner, et elle a insisté qu'ils avaient besoin de compenser cette séparation.

— Tu ne veux toujours pas me dire pourquoi Oz a dû tenir le cochon ? j'interroge soudain, inspiré par le sujet de ces insondables créatures.

— Il y a des jours avec et des jours sans, LeX se contente de répondre, cryptique.

C'est un peu comme pour elle, en fait.

— Ils vont faire partie de la cérémonie ? je poursuis, d'un ton dégagé.

— S'ils veulent, elle répond en haussant les épaules, une nouvelle fois assez vague.

D'habitude plutôt réactifs lorsqu'on les mentionne, les principaux intéressés restent pour une fois de marbre, ne m'offrant pas de précision.

— Je commence à me demander qui suit qui, dans cette relation, je déclare avec un demi-sourire, regardant par terre.

— Ni l'un ni l'autre, elle répond à ce qui n'était pourtant pas vraiment une question.

— Est-ce que vous savez ce que vous allez faire après ? je m'enquiers alors, le quotidien des Messagers me paraissant particulièrement décousu, du peu que j'en ai compris.

— Après quoi ? Je la dévisage avec atterrement.

— Après mon… notre Choix, je précise tout de même, puisque son interrogation semble sincère.

— C'est très simple : on festoie, et chacun rentre chez soi.

Ça semble en effet très simple. Un peu décevant, même.

— Juste comme ça…

Dans ma tête, c'était une interrogation, mais je suis trop désappointé pour faire remonter ma voix sur la fin de ma phrase.

— Juste comme ça. J'étais là pour te protéger et te guider, Lil'Hu. Une fois la question de ton alignement résolue, ma présence à tes côtés ne sera plus requise. Je repasserai te voir comme je le fais pour tous les Magnets : dans quelques années, pour avoir matière à critiquer.

Je n'étais pas tant déçu par le fait qu'elle s'en aille que par le fait qu'elle le fasse si brusquement, mais je choisis de plutôt relever le fait qu'elle planifie déjà sa prochaine visite :

— J'ai l'impression que tu avais déjà trouvé matière à critiquer jusqu'ici ! je proteste, déjà prêt à argumenter si nécessaire.

— Il faut croire que tu es précoce en tout, la petite blonde me coupe cependant l'herbe sous le pied, ne niant nullement sa dureté envers moi.

Je reste coi quelques instants après cette réplique. Notre passage dans une petite rue nous impose de toute façon (et opportunément) la file indienne, compromettant un échange vocal suivi. Hannibal cède le passage à Oscar, qui pour une fois ne lève pas les yeux au ciel à la preuve de galanterie, même si machinale chez l'ange. Sans doute est-elle absorbée par quelque explication qu'il viendrait de lui proposer. LeX a un drôle de sourire à mon intention lorsque je lui accorde la même courtoise. Les quatre Quatorzes (oui, moi aussi ça me perturbe de le dire) m'incitent ensuite à les laisser fermer la marche, de mouvements de tête qu'il est toujours aussi déconcertant d'observer chez des animaux ordinairement beaucoup moins expressifs que ça.

Je commence tout de même à me demander où mon parrain nous mène à présent, puisqu'il n'a rien annoncé à notre sortie de la place. Mais je présume peut-être d'un dessein derrière sa pole position. Peut-être que, comme plus tôt en campagne, il nous entraîne un peu au hasard, évitant certains endroits plutôt que se dirigeant sciemment quelque part. C'est possible. Et étant donné la façon dont Oz plisse les yeux, je n'ose pas les interrompre pour une question aussi peu urgente. Surtout que, la dernière fois que je me suis plaint de notre absence de but précis, on m'a rappelé les risques présentés par ma situation. Je me contenterai donc, pour l'instant en tous cas, des indices de localisation que je peux trouver par moi-même.

Si les zones traversées précédemment étaient majoritairement résidentielles, la densification des commerces m'apprend que nous avançons vers le cœur de la cité. L'agencement des bâtiments, les enseignes, mais aussi le comportement des gens, sont de bons indicateurs. Auparavant, les passants étaient confiants, déterminés, avaient pour la grande majorité clairement une destination en tête. Maintenant, la proportion de touristes est plus conséquente, les flâneurs sont plus nombreux. Les réseaux de transports en commun se croisent, alors que jusqu'ici je ne les avais repérés qu'isolément. Les boutiques sont diverses, et pour la plupart non identifiables par mes soins. Certains étals sont bariolés, tandis que d'autres vitrines sont plus aseptisées. La gérance est tantôt familiale tantôt plus formelle. Souvent, le produit proposé semble lié à la nature des employés, mais parfois cela semble indifférent. Tout ceci est très intéressant, d'un point de vue sociologique.

Tandis que je me demande s'il existe des clichés concernant une éventuelle corrélation emploi/dérivation, les questions d'Oscar se font de moins en moins théoriques. Elle s'efforce de se faire discrète en désignant telle ou telle boutique, mais est de toute évidence tout aussi intriguée que moi par nombre de présentoirs. À côté d'elle, Hannibal se voit contraint d'avouer son ignorance à plusieurs reprises, plus maître des principes que des choses concrètes. La grande brune finit par abandonner et simplement apprécier l'incongruité du décor. Je me demande si Dwight ou même mes parents sont déjà passés par ici. J'en doute pour mon Tuteur, puisque c'est Vik qui lui a appris le jump interdimensionnel, lors de notre dispersion par Perry. Je n'en serais cependant pas surpris en ce qui concerne mes géniteurs. Où d'autres auraient-ils bien pu rencontrer les communautés capables de leur fournir leurs accessoires fétiches, ou même HAG ?

Au loin, dans une foule que je ne peux même pas voir, je reconnais soudain deux auras familières. June et Perry ont fait le même choix que LeX, et se promènent sur l'île en attendant l'heure de rendez-vous. Ce qui les a empêchés de se joindre à nous m'échappe, mais soit. Je ne vais pas m'opposer à la Messagère sur une telle question quelques heures avant la cérémonie ; elle appréhende l'évènement sans doute autant que moi, sauf qu'elle n'a pas vraiment une réaction à l'anxiété aussi gérable que la mienne. Repenser à la façon dont les deux Jardiniers se sont séparés de nous ce matin me rappelle par ailleurs cette étrange ambiguïté ressentie lorsque je me suis rendu compte que, aux yeux de tous, le couple n'était rien de plus que mes protégés, alors qu'en réalité ils ont été à mes côtés depuis mes débuts. Ce qui m'amène à me demander pourquoi, si cette cérémonie est si officielle, ils ont seulement été conviés. N'est-ce pas déplacé, s'il n'y a que moi qui sais pourquoi ils sont là ?

— Est-ce que tous mes protégés ont été invités ? je demande alors, faisant presque sursauter LeX et H.

Je crois qu'Oscar s'est un peu habituée à entendre des questions qu'elle ne comprend pas vraiment.

— Ceux qui sont civilisés, oui. Je pense notamment à ton ami coursier, qui t'a apporté ma lettre. On lui devait bien ça, après l'avoir mêlé à nos affaires, m'apprend la Messagère.

— Dave ! Waw. C'est mon premier protégé à être revenu me voir.

Nostalgique, j'en perds le fil de mon questionnement initial, sur la cohérence de la liste d'invités.

— Ah oui ? s'étonne doucement Hannibal, même si je ne vois pas ce qui rend ma déclaration improbable.

— Attends, est-ce que Zarah sera là ? j'interroge soudain, ayant machinalement passé en revue mon palmarès Magnétique.

Elle est bien la seule personne à laquelle je ne saurais pas réagir.

— Elle et son pays d'abrutis peuvent très bien aller se faire voir, répond la Panthère avec son sourire le plus faux.

— Je prends ça pour un non, je traduis lentement, avec un subtil mouvement de recul.

Juste quand je crois que LeX ne peut plus devenir encore plus effrayante…

— Zarah ? Ton ex ? intervient tout à coup Oscar, voyant une ouverture côté compréhension.

— Elle-même, je confirme.

— Qui est morte ? elle continue de s'assurer de bien comprendre.

— Oui, j'acquiesce une nouvelle fois, mon sourire se faisant de plus en plus contrit.

— Par sa main ! ajoute Hannibal.

Peut-être qu'il prend sa revanche pour la façon dont j'ai légèrement ignoré son étonnement il y a une minute. Ce serait bas.

— Merci pour ce souvenir, H, je lui lance, espérant que mon ton saura transmettre mon avis sur son manque de tact.

— Et envoyée…?

C'est Dwighty qui a résumé mes principaux déboires à Oscar. Pas très étonnant que certaines choses soient donc encore un peu décousues pour elle.

— Au Monde des Rêves, complète mon parrain, purement informatif cette fois.

— Du coup, est-ce qu'elle pourrait seulement venir ? demande alors Oz, maintenant qu'elle a tous les faits en tête.

— Non. Mais ça n'a pas d'importance, puisque ni elle ni aucun de ses sujets ne recevra jamais d'invitation de ma part à quelque évènement que ce soit, LeX règle la question, mâchoires serrées.

J'ai eu un aperçu de ce dont elle est capable envers ce peuple, mais je l'ai aussi vue pratiquement civilisée en leur présence, au mariage. Ces deux informations contradictoires me déroutent un peu.

— Je croyais qu'il n'y avait que certains moments où tu leur en voulais ? je me raccroche à l'explication qu'elle m'a offerte à la Frontière, lors de notre chemin de la machine des Possibles à la Porte des Étoiles.

Oz, de nouveau perdue, choisit d'écouter.

— Non, je les hais tout le temps. Il n'y a qu'à certains moments que je me lâche sur eux, c'est totalement différent.

Absolument. Il n'existe sans doute pas deux choses plus différentes.

— Sommes-nous dans l'un de ces moments ? j'interroge alors, plus sûr de rien.

— Dans le doute, autant ne pas tenter le diable, Lil'Hu, elle me répond avant de se détourner pour reporter son attention sur sa Monture, désirant probablement changer de sujet.

Je pense qu'elle n'est même pas certaine de son état d'esprit elle-même, en fait. Mais elle n'a pas tort pour autant.

— Félicitations, tu viens de lui donner une super idée pour s'occuper dès qu'elle nous aura quittés, me souffle Hannibal.

J'ai un sourire triste. Pour une fois que j'en sais un peu plus que lui, c'est une mauvaise chose.

— Je n'étais qu'une distraction, crois-moi. Au pire, ma situation leur a offert un répit, au mieux une chance de survie. La question n'est pas si elle va leur tomber dessus, mais quand, je lui apprends, réduit au fatalisme.

— Serais-tu enfin d'accord avec la décision de tes parents vis-à-vis de Mademoiselle Kriegler ?

Je sursaute presque. C'est ça, qu'il retire de ce que je viens de dire ? Que la mort de Zarah n'était pas une mauvaise chose ?

— En tant que Magnet, oui. En tant que leur fils, jamais, je réponds après réflexion.

Je suis quand même assez agacé que ce soit le plan de LeX d'avant-hier qui me permette de répondre aussi vite.

— Aurais-tu vraiment préféré qu'ils choisissent leurs devoirs parentaux par-dessus leurs devoirs Magnétiques ? me demande alors l'ange, plissant les yeux dans son sérieux.

— Je ne nie pas que c'était un choix impossible, je lui accorde.

J'ai déjà établi que ce n'est pas parce que ma colère n'aurait pas pu être évitée qu'elle en est moins légitime. On a le droit d'être en colère contre quelque chose qu'on ne peut pas changer. Les émotions, par définition, défient la raison.

— Tu es devenu trop sage, trop vite, commente le grand blond en me dévisageant.

Avant que je ne puisse rougir, j'attrape pour la seconde fois de la journée Oscar par les épaules, et l'écarte de sa trajectoire, lui permettant d'esquiver un jet de flammes qui surgit juste là où se serait trouvée sa tête sans mon intervention. Puisque larguée un peu plus tôt, et ni elle ni LeX encline à engager la conversation avec l'autre, Oz avait visiblement décidé de simplement observer les alentours. Sauf que nous sommes apparemment entrés dans le quartier étudiant, même si tout à ma discussion je n'ai pas noté la transition. Et qui dit quartier étudiant dit, bah, étudiants. Ce n'est pas réellement une explication, car je pense que l'accident que je viens d'éviter aurait été causé par l'inattention plutôt que la mauvaise maîtrise d'une capacité. Mais il fallait que ce soit dit, sinon le fait que la cracheuse de feu en question brandisse une paire de gros pompons n'aurait pas vraiment fait sens. L'équipe de cheerleaders en pleine répétition, dont la pyrotechnie était là pour souligner leur grand final, brise sa formation et s'excuse de loin, par les gestes.

— Ça va ?je m'assure auprès de la presque-victime, encore bouche bée d'avoir frôlé la catastrophe, tandis qu'Hannibal se charge de faire comprendre aux jeunes filles qu'il n'y a pas de mal.

— Sérieusement ?! Comment j'étais supposée savoir qu'il y avait du danger ?! Oz éclate, écartant les mains devant elle en signe d'agacement.

Il semblerait légitime de considérer comme inoffensive une personne secouant deux grosses boules de petits rubans de plastique colorés. C'est cependant sans doute cet extérieur peu menaçant qui rend cet uniforme très prisé des pires assassins.

— Tu ne pouvais pas. En revanche, on peut se demander pourquoi tu te plantes devant un entraînement de supporters… lui rétorque LeX, pas perturbée le moins du monde.

Elle n'exagère pas, ceci dit, car Oscar s'était effectivement un peu décalée vers le bord de la pelouse.

— Avoue : ça te manque, propose alors Hannibal avec un grand sourire, qu'à la noirceur de son regard Oz serait prête à lui ôter d'une claque.

Je ne sais pas trop ce qui la retient.

— Non ! Pas du tout. C'est juste… l'habitude. J'ai fait ça pendant genre 6 mois. Ça reste, c'est tout, elle proteste en haussant les épaules et secouant la tête.

J'ai toujours du mal à comprendre quelle honte il y a à être cheerleader, mais soit.

— Comment est-ce que tu t'es retrouvée à ce poste, déjà ? s'enquiert LeX, un sourcil haussé.

De la part de quelqu'un d'autre, la question ne m'aurait pas surpris, puisqu'à voir combien Oz est réfractaire, on peut se la poser. Mais la Messagère est rarement intéressée aux autres sans arrière-pensée, donc je me méfie.

— Personne ne le voulait, donc il leur fallait quelqu'un qui ne puisse pas vraiment dire non. Mais il fallait aussi que ce quelqu'un ne fasse pas tache, puisqu'il en va un peu de la réputation de la ville. Comme c'était ma première infraction d'adulte, je pouvais facilement passer pour clean. Du coup… voilà, se justifie Oscar avec un manque d'enthousiasme palpable.

— Tu aurais pu dire non, je propose, avec une grimace parce que je crois que ça n'aide pas du tout.

— Je voulais. C'est Clay qui m'a convaincue, elle explique.

— Mais ce n'est pas le crochetage, ta spécialité ? D'où ils t'ont prise pour une acrobate ? reprend alors LeX.

À bien y réfléchir, si on se rappelle qu'elle questionne les tenants et aboutissants de ce qui a permis à Oz de croiser ma route, sa curiosité n'est finalement pas si infondée.

— Ils m'ont trouvée suspendue à une corde. Il ne leur en fallait pas plus, il faut croire.

Un jour, nous aurons le fin mot de ce casse qui a mal tourné. Pour le moment, nous devrons nous contenter de savoir qu'il s'agissait de diamants, et que de la haute voltige était nécessaire.

— Je me demande qui ils vont mettre à ta place… Car tu as fait du plutôt bon boulot, malgré tes réticences, tu sais, offre Hannibal, récoltant trois œillades suspicieuses, qu'il ignore royalement, comme à son habitude.

— Pourquoi tu t'y connais autant en pom-pom girls, toi ? Oz pose enfin la question qui nous taraude tous.

— Pour être tout à fait franc, je n'en suis pas certain. C'est certainement ma partie numérique qui a récolté l'information au détour d'un hack quelconque, mais au-delà de ça…

Il a une mimique d'ignorance totale. Je ne sais pas pourquoi j'ai autant tendance à oublier que sa mécanique a un pendant numérique.

— C'est ça que tu voulais dire quand tu disais ne pas être un pervers, alors !commente Oscar sur le ton de la révélation.

Je me demande bien ce qui a amené l'ange à défendre la vertu de son esprit.

— Dois-je seulement demander ? je tâte le terrain, potentiellement glissant.

— Je préférerais que tu évites, parce que moi je ne veux pas savoir. Et pour le bénéfice de tous, je propose donc que nous nous éloignions de la cause du débat.

LeX joint le geste à la parole, nous indiquant de nous décaler.

— J'ai quand même envie de dire que c'est une forme de concurrence déloyale. Comment tu veux lutter contre des filles qui crachent littéralement du feu ? Oz revient tout de même sur le sujet, alors que nous nous détournons.

— De un, en l'occurrence, elle ne l'a pas craché mais lancé. De deux, leur compétition est tout aussi bien lotie, je pense, lui répond H tout en nous entraînant dans la direction opposée.

Nous restons dans le campus, qui visiblement regroupe toutes les générations. Des étudiants, nous passons petit à petit aux lycéens, puis aux collégiens, jusqu'à nous rapprocher des écoliers. J'ai à plusieurs reprises eu l'occasion de m'extasier de l'ancienneté des âmes que j'avais en face de moi, mais j'en croise beaucoup plus rarement des très jeunes. (Ce qui, statistiquement, est loin d'être absurde, en partant du principe de l'éternité de l'existence.) Je travaille relativement souvent avec des nouveaux dérivés, mais c'est plutôt post-mortem que de naissance. En moyenne, j'ai donc beaucoup plus affaire à des âmes antiques qu'à des âmes à l'échelle de la longévité humaine, dirons-nous. Être soudain en immersion parmi les bouts de chou est donc assez bluffant pour moi. Il peut tout à fait y avoir de vieilles âmes dans des corps d'enfants, et des âmes d'enfants dans des corps d'adultes, bien sûr. En majorité, l'adéquation corps et âme est cependant respectée, surtout dans ce contexte scolaire. Le seul cas de figure dans lequel un dérivé ancien dans un corps juvénile aurait besoin d'éducation, c'est celui d'une réincarnation amnésique, lors de laquelle le sujet a tout oublié de ses vies passées, ou en tous cas n'a pas conscience de ce dont il se souvient.

— Hannibal. Où est-ce que tu nous emmènes ? interroge tout à coup LeX, inquiète.

Elle scrute les alentours avec méfiance, et sa démarche semble se raidir. Je suis pour la énième fois agacé de ne pas pouvoir ressentir son humeur et donc comprendre ce qu'elle perçoit comme une menace. H semble pour sa part tout à fait serein.

— Tu m'as dit de faire un détour, répond l'ange, d'un ton qui laisse suggérer qu'il aurait haussé les épaules s'il le pouvait.

Je présume que, comme en matinée, il évite les cheerleaders plus qu'il ne regarde où il va. En tous cas, il ne pressent pas de danger imminent, lui.

— Pas par la maternelle ! grince alors LeX entre ses dents, ses pupilles passant à la verticale.

Mon parrain la dévisage un instant avant de comprendre son erreur. J'ai peur de moi aussi avoir saisi.

— Je ne peux pas anticiper toutes les sensibilités de tout le monde ! se justifie le grand blond, levant les mains au ciel l'espace d'une seconde.

Oscar me tire sur la manche et m'interroge du regard, espérant que je puisse lui clarifier la situation, mais j'avoue ne pas être hyper au point moi-même. Je sais que le sujet de la procréation est à éviter avec la Messagère, mais je n'ai jamais eu de précision sur le pourquoi, que je sache. Je présume que le tabou s'étend aux enfants en bas âge, mais…

— Tu te fous de moi ? Je peux lever une armée en un claquement de doigts !grogne la Panthère, me déconcertant encore plus.

— Vraiment ? laisse échapper Oz, souvent naïvement frappée par les énormités que peuvent lâcher les dérivés, et auxquelles je me suis bizarrement habitué assez vite.

— Non, pas strictement parlant, mais quand même, la petite blonde prend la peine de lui répondre, sur un ton normal, comme en aparté.

Elle n'est plus à une incohérence près.

— Je ne vois pas le rapport ! s'écrie H, ramenant l'échange sur le droit chemin.

— Le rapport c'est que tu dois prioriser ! lui renvoie LeX avec le même volume.

Avec un soupir exaspéré, l'ange la chasse devant lui, et les deux s'éloignent à grands pas, suivis par notre escorte animale, nous oubliant Oz et moi. La grande brune est scotchée sur place, pas très sûre de ce qui vient de se passer. Pour ma part, je préfère rester encore un peu, et profiter de cette atmosphère juvénile. Heureusement, les écoliers étaient tous en classe lorsque la Messagère est passée, ce qui a évité le carnage, je pense. (Comment la petite blonde ne cause pas plus souvent d'esclandre avec ses intolérances saugrenues reste un mystère.) Avec un peu de chance, ils pourraient cependant sortir à tout moment, ce à quoi je ne refuserais pas d'assister. Voir autant de jeunes âmes d'un coup n'est pas rafraîchissant que parce qu'elles sont jeunes. Même si la généralité va à l'encontre de ça, on peut être jeune et blasé, las, aigri, tout comme on peut être âgé et naïf, optimiste. Non, ce qui me rend les âmes jeunes si agréables c'est surtout le fait que, en y regardant bien, même si je peux affirmer qu'elles sont plus jeunes que d'autres, je serais bien embêté si je devais justifier mon constat.

On ne peut pas expliquer les âmes. Les âmes sont les individus, et en même temps pas seulement. Il n'y a pas de notion de taille, de masse, de force, ou d'intensité, lorsqu'il est question d'âmes. Les Magnets ont une forme d'accès à cet élément indescriptible, qui se manifeste sous différentes formes, comme je crois en avoir déjà parlé (vue, odorat, ouïe, etc.). Je pense cependant, surtout après la théorie de LeX sur mon contournement de certaines invisibilités, que ce ne sont que nos cerveaux qui essayent de faire façon de cette information que nous recevons de par notre nature. Toujours est-il que, malgré cette espèce de facilité d'interaction qui nous est accordée, nous serions bien incapables de quantifier quoi que ce soit en ce qui concerne une âme. Il n'y a strictement rien qui différencie une âme d'enfant d'une âme d'adulte, une âme en colère d'une âme paisible. C'est simplement un pur état de fait, et nous en avons connaissance, point. Et me voir rappeler ça est particulièrement étourdissant.

— Est-ce que ça va ? me demande Oscar, un sourcil levé, ma béatitude pas aussi bien dissimulée que je ne le croyais, sans doute, comme à notre arrivée sur la plage.

— C'est juste… Je sais pas comment l'expliquer. J'aime bien cet endroit. Je m'y sens bien.

Je hausse une épaule, m'humecte les lèvres, et souris, pour dissimuler mon trouble.

— Waw. Ça te fait décidément forte impression. Je pensais que Dwight exagérait, elle commente.

Sa surprise est mitigée entre la satisfaction et une légère incompréhension.

— Qu'est-ce qu'il a dit, exactement ? je m'enquiers alors, curieux.

— Juste que tu allais "kiffer" cet endroit. Quelque chose comme toutes les deux minutes. En hochant la tête d'un air presque flippant, elle résume en riant, marquant les guillemets du geste.

— Je visualise bien, j'avoue avec candeur, me joignant à elle.

— Vous devez être l'exemple type des amis improbables, vous deux, elle me fait alors observer, secouant la tête, l'incrédulité prenant le pas sur le contentement.

— C'est bon, j'ai saisi que je n'étais pas comme vous ! je me défends doucement, voyant très bien ce à quoi elle fait référence.

— J'ai dit que c'était une mauvaise chose ? elle me tempère indirectement.

Je me sens immédiatement un peu bête de ma réaction un peu rapide.

— On devrait les rejoindre. Sinon, ils vont revenir nous chercher, et on risquerait la catastrophe, je propose après un raclement de gorge.

Mon succès à reprendre une contenance est mitigé, comme le confirme son sourire amusé et un brin victorieux alors que je lui cède le passage.

L'ange, la Messagère, et le reste de notre troupe initiale ne sont pas très loin. Il nous suffit d'atteindre la limite de la zone fréquentée par des enfants en bas âges pour les retrouver. Si j'y avais accordé réflexion, je pense que j'aurais osé espérer que le dégoût de LeX pour les plus jeunes membres de la société soit restreint à la population humaine. Je confesse m'efforcer de ne pas trop m'interroger sur les éléments de la personnalité de la créatrice de mon espèce qui ne me concernent pas directement. Après, je sais qu'elle tolère très bien les animaux, à tout stade de leur existence. Je me demande donc où elle situe la limite. Est-ce une question de type d'âme ? Est-ce purement physionomique ? Pour que quelqu'un d'aussi sur ses gardes et symbolique que LeX ait encore, après tout ce temps, un sentiment aussi fort, sa justification doit en être non moins qu'implacable.

Par procédé d'élimination ou presque, le quartier dans lequel mon parrain et la Panthère nous attendent est probablement un quartier d'affaires. Il en a l'air, et en plus nous avons déjà traversé tous les autres grands types de quartiers qu'on peut, que je sache, trouver au cœur d'une ville. Le grand blond regarde sa compagne plus petite, stoïque, alors qu'elle fait les cent pas devant lui, sur un intervalle de quelques mètres à peine, comme dans une cage invisible. Elle doit un peu s'en vouloir d'avoir été contrainte de m'abandonner. Je note cette astuce pour me débarrasser d'elle, même si j'ai conscience qu'elle peut sans doute passer outre ses sensibilités (comme l'a si joliment formulé H) en cas d'extrême urgence. Elle se retourne vers nous lorsque nous apparaissons dans le champ de vision du déchu, bien que celui-ci n'ait signalé qu'il nous avait vus, ni par le regard, ni par le geste, ni par la voix.

— C'est pas pour dire, mais on ne s'est fait agresser par personne, lance Oz à nos deux accompagnateurs dès que nous sommes à portée de voix.

Nous ne sommes pas restés longtemps théoriquement sans escorte, mais je peux la rejoindre dans ses envies de provocation.

— Hey ! Ne nous porte pas malchance ! s'offusque LeX à cette déclaration, foudroyant la grande brune du regard.

— Si vous me dites que c'est un vrai truc, je me pends, est tout ce que cette dernière trouve à rétorquer, croisant les bras, sa voix partagée entre le défi et l'atterrement.

— Si sûre de toi, huh ? s'étonne Hannibal de la mesure extrême mentionnée par Oscar, avec un sourire en coin.

— Ce n'est pas systématique, mais ça peut effectivement arriver, LeX défend son outrage, toujours aussi rassurante.

— Je pense qu'en l'occurrence, on est bons, je prends le relais, avec un regard éloquent à la Messagère, même s'il n'a, sans surprise, aucun effet.

— De toute façon, tant pis pour vous, parce que je vous préviens tout de suite, je ne me transforme pas dans cette tenue, annonce alors la Panthère, croisant les bras à son tour.

— Qu'est-ce que ta tenue a à voir là-dedans ? je ne peux qu'interroger.

Je l'ai toujours vue revenir depuis sa forme féline à la même forme humanoïde qu'elle avait quittée en premier lieu, vêtements inclus.

— Re-matérialiser un débardeur et une paire de jeans avec des imperfections n'est pas un problème. Cette robe, je ne la fais pas passer par la phase désintégration pour rien, elle explique, m'apprenant quelque chose sur sa méthode de métamorphose.

— Personne ne t'a demandé de sortir ta fourrure, d'un autre côté, se permet de commenter H, l'air de rien.

Il a un peu le rôle de voix off, parfois. Et j'ai l'impression que ça ne lui déplaît pas. Sans doute la sensation d'impunité…

— Tu désintègres tes vêtements ? Oscar, comme moi, est restée accrochée sur un autre point.

— C'est ça ou je n'ai plus rien à me mettre lorsque je reprends forme humaine. Le choix est vite fait.

Oz et moi plissons les yeux, car ce n'était pas tellement le sens de la question.

— Tu m'expliques pourquoi tu peux faire ça et Tom non ? je demande alors.

Je me souviens clairement de Lili tendant une pile de vêtements dans la pièce où un gros chat chartreux – par la suite identifié comme le mannequin – s'était caché.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? Tu l'as vu félin ? s'étonne LeX, absente lors de l'arrivée des Témoins.

— Félin ? relève Oscar, tout à coup perdue, en l'espace de quelques répliques seulement.

— Il est arrivé sous la forme d'un chartreux, oui. Et je présume que Lili ne lui a pas ensuite tendu de vêtements dans le salon pour rien.

Surtout qu'il est apparu en finissant de zipper la fermeture éclair à son épaule.

— Attends… Tom Prescott était nu dans ton salon ?

Sérieusement ? Ça, Oz l'a déduit tout de suite ? Je fronce les sourcils.

— Il faut croire, je confirme malgré moi, n'ayant pas vu les choses sous cet angle.

— Tom est vivant. Mélanger la matière qui compose effectivement son corps et celle qui constitue ses vêtements n'est pas exactement conseillé, LeX résout l'apparente incohérence entre ses capacités et celle de son Témoin, sur le ton de l'évidence.

— Mais la métamorphose, pas de souci ! s'exclame Oscar, sur un ton sarcastique tout à fait justifié.

— Non. L'esprit sur la matière, tout ça tout ça.

Cette réponse concise n'est bien acceptable que dans l'esprit de la Messagère. Même en connaissant le rôle de la vie dans le lien corps et âme, ça me reste difficile à avaler.

— Comme si n'importe qui pouvait faire ça, raille Oz, réfractaire.

— Oui. C'est l'idée. Mais en général, ça n'en vaut pas la peine.

La grande brune reste interdite devant le dégagement de la petite blonde. Je pense que ça vaut mieux.

— BOO ! surgit alors et tout à coup une voix derrière elle, accompagnée de deux grandes mains sur ses yeux.

Le hurlement d'Oscar retentit brièvement mais fortement. Elle ne tarde ensuite pas à enfoncer son coude gauche dans les côtes de son assaillant, afin de lui faire lâcher prise. L'effet escompté est obtenu, à ceci près que, pris au dépourvu par sa réaction, l'adversaire en question riposte. Ayant fait demi-tour pour faire face à son agresseur, Oz se voit propulsée plusieurs mètres en arrière. Elle ne doit qu'à l'excellente prévenance de mon parrain de ne pas s'étaler de tout son long sur le dos. Durant toute la (certes courte) procédure, je n'ai pour ma part pu que rester interdit, à la fois surpris et amusé. LeX semble me rejoindre dans cette émotion partagée, bien qu'elle n'en ait sans doute de son côté nullement été immobilisée, et que ce soit donc sciemment qu'elle ne soit pas intervenue. Le plus ahuri est toutefois, à ses grands yeux ronds, l'initiateur malgré lui de la joute. Et le pire, c'est que je crois que son étonnement est plus dû à son propre comportement qu'à celui de sa victime.

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