Quatorzième Jour - Règlement de trois (2/10)

En quelques foulées puissantes, l'air sec et inodore de l'Arène se transforme en celui humide et iodé du bord de mer. L'éclairage tamisé et artificiel de l'immense salle est remplacé par celui naturel et resplendissant d'un soleil. Au son des sabots martelant le sol, tout à coup beaucoup plus étouffé, la faible épaisseur de sable répandue dans le sanctuaire maternel est également remplacée par une couche bien plus fournie du sédiment, digne d'une plage. Je n'ai presque pas besoin de me pencher en arrière pour que mon cheval ralentisse l'allure et s'arrête. Septentrional et ses passagers arrivent à côté de nous avec de grandes éclaboussures de sable, son gabarit plus important que celui de son collègue. Je n'ai rien vu. Rien de spécial, en tous cas. Pas de lumière ou d'assombrissement particulier, pas de tunnel ou de nuage vaporeux, rien. Étant donné la propension de leurs cavaliers attitrés à passer d'une forme à l'autre sans transition aucune, je ne devrais pas être surpris que les Montures ne fassent pas non plus dans les coups d'éclats. Je ne peux cependant pas m'empêcher d'être un peu déçu.

Oscar attend quelques secondes après notre arrêt avant d'ouvrir les yeux et se détacher de moi. Elle lâche un soupir de soulagement, reconnaissant visiblement le paysage, ce dont je ne peux pas me vanter moi-même. La plage sur laquelle nous nous trouvons est tout ce qu'il y a de plus banale en apparence. Les vagues d'un bleu profond viennent répandre leur écume à intervalles réguliers sur le sable d'un jaune mordoré. Au loin et sur notre gauche, de la végétation aride brave le terrain peu accueillant, par touffes d'abord, puis par flaques, au fur et à mesure qu'on s'éloigne du rivage et que la terre devient plus battue que sableuse. Occidental tourne la tête de tous côtés, dilatant ses naseaux blancs pour mieux humer l'atmosphère. Plutark sort la tête de sous le bras d'Oscar et grouine, comme un enfant qui se réveille lorsque la voiture s'arrête.

- Qu'est-ce qu'on fait sur une plage ? je ne peux m'empêcher de demander.

J'ai l'impression d'avoir déjà posé cette question, il y a ce qui me paraît être une éternité. Même si la situation est bien différente, mon sentiment de dépaysement est assez similaire à l'une de mes premières sessions d'entraînement, avec Dwighty.

- Le rivage est le seul point d'entrée de l'île, m'apprend la dernière personne de qui je m'attendais à obtenir une réponse.

Hannibal félicite Oscar d'un hochement de tête fier, certainement celui à lui avoir délivré cette information en premier lieu. La jeune femme savoure d’être pour une fois celle qui m'apprend quelque chose.

- L'île ? Nous sommes sur une île ? je relève, de plus en plus curieux.

Je ne sais pas pourquoi j'ai pensé que le simple fait de m'y rendre me permettrait de savoir où la cérémonie allait prendre place.

- Pas n'importe quelle île. Et plutôt un ensemble d'îles, en fait. Altipak est un archipel central au monde dérivé. C'est une terre d'asile, où toute dérivation est la bienvenue et peut être contenue, élabore LeX, tandis que Septentrional renifle le sol.

Cet animal a toujours l'air sérieux et solennel, qu'il se tienne sur du sable aussi bien que sur de la moquette ou du parquet.

- C'est un point stratégique, donc ? j'essaye de mieux comprendre, la définition fournie assez impressionnante mais finalement peu informative.

- Plus que ça. C'est un lieu de vie pour tous ceux qui n'ont nulle part ailleurs où aller. Ainsi que pour tous ceux qui ne veulent pas aller ailleurs.

Ça fait de bien belles paroles. Même si, à première vue, ça ne semble pas être une exagération.

- Ça sonne bien, je commente avec un sourire.

Ayant du coin de l'esprit suivi Dwighty, H, et Oscar lors de leur visite préalable, je m'attendais à trouver un endroit densément peuplé en dérivés. Et même sans cela, ça n'aurait pas défié toute logique. Il m'aurait cependant fallu me concentrer pour en savoir plus, et je n'avais pas jugé pertinent de m'atteler à cet effort. Maintenant que j'en vois l'intérêt, je me rends effectivement compte que les âmes à proximité sont, si pas toutes paisibles, en sécurité. Et c'est une sensation agréable.

- Dwight avait bien dit que ça te plairait, me rappelle Oscar, mon expression plus communicative que je ne le pensais.

- Est-ce qu'on reste à cheval ? je m'enquiers alors soudain, me rappelant seulement que tout le monde n'est pas aussi à l'aise que moi dans notre situation actuelle.

- Au moins jusqu'à ce qu'on ait quitté le sable… répond LeX, sous-entendant sûrement que nous ne sommes pas tous équipés pour marcher sur une telle surface.

Des jambes, nous dirigeons nos montures jusqu'à la terre ferme, ou en tous cas plus ferme, à plusieurs mètres du rivage à proprement parler. Là, Septentrional réitère sa révérence complète, pour laisser H puis LeX débarquer sans encombre. Alors que l'étalon se redresse, l'ange aide Oscar à descendre de la même façon qu'il l'a aidée à monter, afin que je puisse moi aussi mettre pied à terre. Aussitôt débarrassé de nous, Occidental s'empresse de fouiner parmi les pousses, cherchant les plus tendres et les grignotant sans merci. De son côté, l'autre équidé garde la tête bien haute, comme surveillant les alentours. Je me demande s'ils ont sciemment inversé leurs comportements précédents, comme prenant le relais l'un de l'autre. Avec précaution, Oz dépose le petit porcelet sur le sol. Immédiatement après, le rat albinos quitte l'épaule d'Hannibal à la vitesse de l'éclair, rejoignant son collègue, toujours sous l'œil perplexe de son transporteur.

- Et maintenant ? je demande, me doutant bien que la cérémonie ne va pas avoir lieu au bord de l'eau.

Quoique…

- Un petit tour du propriétaire s'impose, je pense, propose la Messagère.

Elle semblerait presque déçue que je ne sois pas plus enthousiaste.

- Est-ce qu'Oscar n'a pas déjà eu la visite guidée ? je m'étonne.

Cette journée est autant à propos d'elle que moi, après tout. Et Dwight, également. Ce dernier ne nous a pas encore rejoint dans cette dimension, mais ne devrait pas tarder, ayant déjà retrouvé Vik.

- Non. On est apparus sur la plage et on a directement… pouf, jusqu'à…

Elle mime la téléportation de Dwight de la voix et des mains.

- Shush ! Pas un mot de plus, l'interrompt LeX juste avant qu'elle ne révèle notre destination finale.

- Je n'allais pas trouver de terme, de toute façon, elle la rassure à demi-voix.

- En avant ! nous enjoint alors la Panthère, jugeant à raison que l'expérience vaut toujours mieux que la narration.

Alors que nous nous engageons sur un chemin dessiné par la fréquentation pédestre, le rat et le cochon zigzaguant entre nos pieds et les deux étalons nous emboîtant le pas, je note que la météo est fort clémente. Hier matin, LeX a décrit l'endroit comme à climat tempéré. Le ciel d'un bleu pur, à peine paré de quelques petits nuages blancs ici et là, ne crie pourtant pas mi-Novembre. Et la température même plutôt élevée non plus. C'est arrangeant pour ces demoiselles finalement peu vêtues, mais ça reste insolite. Nous avançons sur le chemin, repérant de loin en loin divers types d'habitations, mais aussi d'habitats. Ici, l'ouverture d'une large galerie souterraine ; là-bas, l'orée d'une jungle tropicale ; tout près, des huttes au toit de chaume ; à l'horizon, des maisons à l'architecture coloniale. La juxtaposition est à la fois étourdissante et curieusement harmonieuse. La transition d'une zone à l'autre se fait comme naturellement, alors qu'il semblerait évident que ce n'est pas le cas. Jusqu'ici, je me suis plutôt retrouvé dans des endroits cohérents. Je suis allé dans un type d'enfers, un type de paradis, et ai passé un certain temps sur une planète pour le moins exotique, par exemple, mais le décor a toujours été continu, si pas uniforme. Cette réunion des milieux me laisse donc un peu sceptique.

- Je suppose qu'accommoder tout le monde n'a pas été facile, je ne peux m'empêcher de commenter, impressionné.

- C'est le moins qu'on puisse dire. Mais ça aide d'avoir une dimension pour soi : l'expansion n'est pas ce qu'il y a de plus problématique. Faire un plan, en revanche… enchaîne LeX en plaisantant.

- Tu veux dire que… tout change tout le temps de place ? Oscar essaye de comprendre.

Que quelqu'un parmi nous éprouve encore des difficultés à appréhender l'extraordinaire est toujours aussi rafraîchissant.

- Pas tout le temps non plus, mais ce n'est pas exactement rare pour autant. Ça reste subtil, ceci dit ; la position relative des choses n'est jamais diamétralement changée.

C'est un peu comme de la tectonique des plaques en très localisé. Et par à-coups rapides. Donc pas du tout pareil, finalement.

- Tu es sûre que tu sais où tu vas, là, par exemple ? la grande brune s'intéresse à notre situation immédiate.

- Er… C'est moi qui vous guide, se permet Hannibal, qui marche devant, à côté de la Messagère.

L'ange fait un tour sur lui-même pour nous faire face alors qu'il lève une main pour se désigner.

- Oh, s'excuse implicitement Oscar.

Déjà, mon parrain est à nouveau tourné vers la direction dans laquelle nous avançons, mais on a pu apercevoir qu'il souriait doucement.

- Et pour qui n'aurait pas un ange mécanique sous la main, il existe des systèmes de guidage en temps réel. Et la signalétique est adaptative. En ce qui concerne les riverains, chaque addition est annoncée. Je ne dis pas que ce n'est pas de l'urbanisme de haut niveau, mais c'est bien fait, élabore LeX.

Parle d'une utopie. À l'entendre, on croirait presque qu'elle est responsable du projet.

- Ton taf peut passer de dix à vingt minutes de chez toi du jour au lendemain, mais à part ça, tout va bien, persiste à railler l'autre demoiselle.

- Il existe des moyens de transport qui font fi de la distance, tu sais, lui fait naïvement remarquer Hannibal.

Il s'est sans doute voulu serviable, et non pas insultant comme il pourrait le sembler, sachant que nous venons juste de faire l'expérience d'un tel moyen de locomotion à peine plus tôt.

Oz choisit de sourire sans relever, et le silence retombe sur notre convoi. Évidemment, le paysage n'est pas désert. En dehors de mon point de vue, depuis lequel des âmes grouillent un peu partout - en-dessous, autour, et au-dessus de nous -, de nombreuses silhouettes s'affairent çà et là. À un moment donné, Oscar repère ce qu'elle croit être un dragon dans le ciel, ce en quoi H la détrompe, la bête volante s'avérant être un ptérodactyle. Une âme inférieure, surtout aussi peu convoitée que celle d'un dinosaure, n'a pourtant pas réellement d'utilité pour une terre d'asile. Lorsque j'y fais allusion, LeX explique qu'Altipak n'est en aucun cas réservé aux fugitifs et réfugiés ; tout le monde est bienvenu, que ce soit leur dernier recours ou bien qu'ils en aient simplement envie. On pourrait penser que ce système rencontre moult problèmes, certaines dérivations pas du tout adaptées à vivre ensemble, mais la Messagère nous assure que l'accueil est bel et bien inconditionnel ; la cohabitation est aménagée par les autorités locales afin d'accommoder tout un chacun, ce dont je m'étais d'ailleurs impressionné plus tôt. Pas suffisamment, apparemment, focalisé sur les difficultés matérielles et pas encore diplomatiques.

En parlant d'autorités locales, je suis assez étonné que personne ne vienne à notre rencontre. À vrai dire, très peu semblent ne serait-ce que remarquer notre passage. Je ne m'attendais pas à un comité d'accueil (et pas seulement parce que je ne savais pas du tout à quoi m'attendre), mais suis déconcerté quant à la distance que tout le monde semble conserver avec nous. Ou au moins avec notre chemin. Au fur et à mesure de notre avancée dans les terres, celui-ci s'est précisé, jusqu'à être clairement balisé, bordé de liserés fleuris ou toute autre délimitation nette. Comme je ne ressens ni peur ni animosité venant des quelques malins qui nous ont repérés, je me dis que ce n'est après tout pas si anormal. Sur Terre, les gens ne se précipitent pas les uns sur les autres dans la rue sans raison. Et nous ne traversons aucun territoire ou propriété privée. Je reste certes intrigué par le fait que nous ne croisions personne sur notre chemin, mais ce n'est pas non plus complètement aberrant. Ce que nous rencontrons, en revanche, sont des bifurcations…

- C'est très sympa, cette petite balade à travers champ ou presque, mais pourquoi est-ce qu'on suit l'itinéraire touristique ? je m'enquiers après plusieurs intersections.

Je ne m'ennuie pas. Je crois sincèrement qu'il me serait possible de ne jamais m'ennuyer dans un endroit pareil, même sans rien faire de plus que m'y promener. Mais je suis curieux.

- Parce qu'on est un peu des touristes ? propose Oscar, qui pour sa part ne voit pas du tout le souci de notre parcours.

Il y a une semaine, elle n'avait quitté New York qu'une seule fois, et c'était pour Cambridge, donc le dépaysement ne la dérange pas.

- Ce n'est pas exactement comme si on en avait les habits, je lui oppose calmement.

Et de nous quatre, c'est bien elle qui devrait en être le plus consciente, puisque c'est elle qui arbore les talons les plus hauts. Non pas qu'aucun d'entre nous ne soit particulièrement adapté au terrain.

- Pas faux, elle me concède.

À la grimace qu'elle accorde à sa tenue, elle semble d'ailleurs s'en vouloir de l'avoir oubliée. D'autant plus que ça signifie que LeX a gagné son pari de l'y mettre à l'aise. Par la démarche moins qu'évidente d'une promenade à travers champs, en plus.

- Dans ce cas, pourquoi est-ce qu'on ne va pas en ville ? je suggère donc.

En dehors du fait que nous y ferions moins taches, c'est selon toute probabilité par là-bas que se déroulera la cérémonie. Il va donc bien falloir que nous y allions un moment où un autre. Et LeX n'a-t-elle pas dit que nous venions avec de l'avance pour nous familiariser avec les lieux ?

- Ce n'est pas forcément une bonne idée.

C'est Hannibal qui me répond. Non sans une grimace. Je fronce les sourcils, mais garde mes mains dans mes poches.

- Pourquoi pas ?

J'ai du mal à comprendre sa réticence, tous les arguments me semblant en ma faveur. Y aurait-il quelque chose que j'ignore ?

- On pourrait être reconnus, annonce alors la Messagère, comme si c'était un risque en soi.

- Comment ?! N'aurais-tu pas que des fans ? je sur-joue l'outrage, pensant qu'elle se montre simplement asociale.

Ce ne serait pas surprenant de sa part, mais néanmoins déplacé en l'occurrence.

- Je parlais plutôt pour toi, en fait, elle passe outre mon sarcasme, sérieuse.

- Ah.

Je perds à mon tour toute once de plaisanterie. Et dire que cette balade se déroulait si bien. Je n'ai à m'en prendre qu'à moi-même pour l'avoir remise en question, ceci étant dit.

- Et ? Il se passe quoi, si on le reconnaît ? On lui demande son autographe ? Oscar refuse cette conclusion implicite de la conversation, pas si évidente que ça pour tout le monde, apparemment.

Non pas qu'elle soit parfaitement claire pour moi non plus. J'ai déjà admis à plusieurs reprises ne pas être au point quant à l'opinion publique à mon sujet. Mon onomatopée ne dénotait que d'une compréhension approximative de l'allusion faite par la Messagère à ma réputation, pas plus.

- Ça, ou on lui jette des trucs, offre LeX en alternative.

Si je ne pensais pas provoquer quelque réaction que ce soit, j'aurais encore moins songé qu'on puisse vouloir m'encenser. Je suis donc quelque part moins choqué par la description du traitement éventuel qu'on pourrait vouloir me réserver faite par la Panthère que celle imaginée par Oz. Si je suis tout à fait honnête, j'ai même en tête des images mentales pires que la lapidation.

- Ah ouais. Quand même. Sympa, pour le pays de la paix dans le monde… commente Oz avec sarcasme.

- C'est n'est pas que les conflits n'existent pas ; c'est simplement qu'ils sont évités, et dans le pire des cas contenus, défend LeX, protectrice de l'archipel pour une raison qu'il me reste encore à déterminer.

- Dans ce cas, qu'est-ce qu'on risque ? Oscar la prend à son propre jeu, récoltant un regard un peu sombre mais pas de réplique, puisqu'elle a visé parfaitement juste.

- En plus, il va bien falloir y aller tôt ou tard, non ? Nous sommes littéralement là pour un rassemblement. Tant pis si je me fais entarter… je me porte volontaire, puisque c'est moi qui suis potentiellement en danger, dans cette histoire.

De toute évidence, lors des préparatifs, Oz s'est trouvée entourée de dérivés habitant sans doute dans les parages, et personne ne s'en est pris à elle. Si H ou même Dwight s'était interposé à son insu, je l'aurais indirectement su.

- Mon pauvre ! Je doute que tu aies le self-control de te laisser faire si quelqu'un est suffisamment idiot pour tenter un tel assaut ! s'exclame alors mon parrain à mon acte de bonne volonté.

La franchise de son rire me laisse désorienté quant à savoir si je dois me sentir vexé ou non.

- Je l'ai vu laisser un assassin fondre sur lui, rappelle Oscar, cherchant sans doute à me soutenir.

Sa remarque me pousse à considérer que non, je ne devrais pas me sentir insulté de ne pas pouvoir m'empêcher de me défendre. Même si elle témoigne en l'occurrence que j'en suis tout à fait capable…

- Et de ce que j'ai compris, il était tellement concentré sur ça qu'il ne t'a pas vue arriver par derrière. Une chaise à la main.

Encore une fois, je ne sais pas trop comment je dois prendre l'amusement de l'ange déchu. En un sens, il défend la force de mon instinct de survie. Dans l'autre, il souligne à quel point je peux parfois être absorbé par ce que je suis en train de faire.

- Très bien ! Dans ce cas, tant pis si je cause un nouvel incident diplomatique en empêchant malgré moi un citoyen dans son droit de m'entarter. C'est mieux ? je reviens sur ma proposition initiale, coupant court au débat qui commence à me déranger légèrement.

- D'accord. Tu l'auras voulu. En ville ! capitule alors LeX, à qui l'échange précédent a commodément permis de faire oublier la faille dans ses propres objections à cette destination.

À la prochaine intersection, nous prenons cette fois à gauche, et continuons sur cette lancée. La zone urbaine vers laquelle nous nous dirigeons n'est pas entourée de remparts, mais la transition de la campagne pratiquement rase à la cité n'en est pas moins abrupte que si c'était le cas. Les quartiers directement accessibles semblent cependant avoir été choisis en harmonie avec le paysage que l'on quitte en entrant : les rues sont étroites, et presque aucun véhicule à moteur ne circule. Je présume que si nous étions arrivés depuis la forêt tropicale entrevue plus tôt, nous aurions sans doute rencontré des constructions sylvestres, de même qu'une arrivée par la toundra que je devine s'étendre de l'autre côté de l'île (les points cardinaux n'ont malheureusement plus trop de valeurs dans cette contrée) nous aurait menés à des structures de bois et/ou de pierre grise.

Je fais enfin sens de cette impression de symétrie qui bourdonne sourdement à l'arrière de mon esprit depuis notre matérialisation sur la plage : ici, la civilisation ne s'est pas adaptée à la géographie et au climat, mais l'inverse. Ce qui est tout à fait logique, vis-à-vis de la préservation de l'entente générale déjà notée. Rendre les géants des glaces et les génasis du feu directement voisins semblerait en effet contre-productif. Seulement voilà, séparer les Ents et les dryades, par exemple, a de toute évidence été jugé tout aussi superflu. Et c'est justement cet astucieux rassemblement des dérivations semblables mais distinctes qui m'a subtilement masqué l'organisation plus générale. À première vue, et en ville encore plus qu'auparavant, où la distance séparait les ziggurats des maisons-champignon, un édifice futuriste côtoie une demeure à l'allure plus rustique sans le moindre complexe ni pour l'un ni pour l'autre. Il est difficile de concevoir qu'un tel patchwork a été planifié, même si la hauteur des bâtiments reste au moins cohérente, avec une construction progressive et non une juxtaposition insensée d'éléments divers.

Malgré les centaures, faunes, reptiliens, démons en tout genre, Na'vis, et autres créatures insolites pires ou meilleures qui arpentent les rues que nous rejoignons, je ne crois pas que notre arrivée en ville passe inaperçue. Pour notre défense, il est assez difficile de passer inaperçu lorsqu'on débarque en tenue de soirée, talonnés de deux chevaux sans aucun harnachement, un rat mutant, et un porcelet. Mais au moins, les regards intrigués semblent effectivement provoqués par nos vêtements, et non par nos identités, ce que je prends comme un bon début. J'ai ainsi le loisir d'apprécier d'être, contrairement à mon habitude de tête-à-tête ou de population homogène, dans une foule dérivée disparate. C'est un étourdissement agréable. Évidemment, LeX et Hannibal ne réagissent absolument pas à ce nouvel entourage. Oscar, elle, se retient d'ouvrir la bouche aussi grand que les yeux.

- Ha ! elle s'écrie alors que je l'attrape brusquement par les épaules afin de l'écarter de la route d'un djinn pressé, la plaquant pratiquement avec moi contre le mur à notre gauche.

- Qu'est-ce qui te prend ? m'interpelle LeX en se retournant vers nous, tout aussi surprise qu'Oz par mon geste.

Les deux m'accordent le même regard partagé entre l'incompréhension et l'agacement. Hannibal se contente de hausser un sourcil, intrigué, et encore.

- Aucun d'entre vous ne l'a vu arriver ? je m'étonne.

Rétrospectivement, je peux comprendre pour Oscar, dont le seul pouvoir est de ne pas vieillir à l'échelle cellulaire. Que le camouflage ait fonctionné sur la Messagère et l'ange mécanique me surprend en revanche un peu plus.

- Vu arriver qui ? ne comprend pas Oz, comme le soulignent ses mains ouvertes devant elle.

- Si ne serait-ce qu'un dixième de cette foule ne vous est pas visible, on va avoir un léger problème de circulation, je raisonne tout haut.

La circulation piétonne n'est pas qualifiable de dense, mais tout de même.

- Si quelque chose est invisible, ça ne veut pas dire qu'on… passe au travers ? Comme un fantôme ? propose la grande brune, naïvement optimiste.

- Invisibilité et immatérialité ne vont pas toujours de pair, la corrige H, pour une fois stoïque face à une lacune.

- Génial ! Oz se range à mon opinion, et se met à scruter les alentours d'un air inquiet qu'on réserverait plutôt à un terrain miné.

- Pas la peine de paniquer, vous deux. Usuellement, lorsqu'on sait qu'on est potentiellement invisible, on reste vigilant. C'était probablement une faute d'inattention, nous rassure LeX avec un haussement d'épaules.

Je l'aurais crue moins à l'aise à l'idée d'être potentiellement entourée d'ennemis qu'elle ne peut pas estimer. Mais peut-être dispose-t-elle d'un système qui pare à cette éventualité. Ce qui me fait penser…

- Dans ce cas, je vais en profiter pour demander : en quoi est-ce qu'un camouflage est belliqueux ?

Mon immunité, entre autres capacités Magnétiques, m'a déjà fait pas mal de coups bizarres, mais j'ai presque tous été en mesure de les rationnaliser. Pas celui-ci, cependant.

- J'ai du mal à imaginer comment ça peut l'être en soi, pourquoi ? la Panthère ne voit pas où je veux en venir.

Pas plus qu'Oz et H, qui échangent un regard, perdu pour elle, résigné pour lui.

- Mon immunité ne me protège que des manifestations irréelles qui me seraient nocives et déméritées, j'ai bon ? j'essaye de faire raisonner la créatrice de mon espèce en même temps que moi.

- Ah ! Ça ! On n'en avait pas déjà parlé ? Je pense que tu compenses simplement ta perception Magnétique par la vue.

Elle a saisi que je pensais à l'épisode de la plage, lors duquel j'ai été en mesure de voir Vik et June se bagarrer alors qu'elles étaient théoriquement dissimulées, puisque Dwight ne les a pas vues à quelques mètres de lui. Et elle a raison, elle en a effectivement fait mention, lors de notre toute première conversation. Mais elle n'avait alors rien dit d'autre que c'était un indice de l'étendue de mes capacités.

- C'est-à-dire ? je l'incite à élaborer, l'hypothèse qu'elle vient de prononcer sur le sujet restant assez vague.

- La plupart des invisibilités concernent le champ visuel uniquement ; l'âme est rarement dissimulée, notamment parce que c'est rarement nécessaire. Ce que je pense qu'il se passe, c'est que techniquement le camouflage visuel fonctionne sur toi, mais ton cerveau corrige l'absence de ce qu'il sait être là grâce à ton Magnétisme, et donc contourne le problème.

Je plisse les yeux mais ai compris. Je suis presque déçu de la simplicité de cette explication.

- De la même façon qu'on ignore le bout de son nez, ou comble son point aveugle, Hannibal apporte en exemple, pour aider le public moins averti à comprendre.

Malgré cet effort louable, Oscar semble malheureusement encore plus larguée qu'avant.

- Et en quoi ça m'est spécifique ? je me dépêche de clore le sujet.

- Ce n'est pas unique, mais c'est rare que ce soit suffisamment précis pour que tu ne te rendes pas compte qu'il s'agit d'une correction, expose LeX, avec un petit sourire en coin et un bref haussement de sourcils.

Je me retrouve une nouvelle fois à ne pas savoir si je dois me sentir insulté ou non.

- Je sais quand quelqu'un n'est pas visible, merci, je me défends malgré moi, ce qui ne fait qu'élargir le sourire de la Panthère.

Ce que j'ignore, c'est à qui l'individu est effectivement invisible, oui.

- Quelqu'un a faim ? propose tout à coup H, retentant un sauvetage d'Oscar, avec une tactique plus radicale et donc efficace que la précédente.

- Je ne dis pas non, accepte la grande brune en dissimulant difficilement son soulagement.

C'est mon tour de sourire, oubliant la légère moquerie de la petite blonde.

Nous avions peu avancé dans les rues avant que mon secours d'Oz ne nous fasse nous immobiliser. Nous reprenons notre route, l'ange blond incité par LeX à ouvrir une fois de plus la voie. Il nous guide sans hésitation de quartier en quartier. Progressivement, et malgré la diversité locale à toute épreuve, le décor qui défile passe d'atmosphère en atmosphère. Même le climat se modifie peu à peu, et nous quittons les températures estivales pour de plus fraîches, bien que rien ne s'approchant de ce qu'il doit régner sur Cambridge à l'heure actuelle. Côté dérivations, certaines sont à peu près omniprésentes, tandis que d'autres sont clairement plus localisées. Si nous ne trouvons jamais un endroit dans lequel notre cortège paraisse à sa place, aucun autre incident ne survient jusqu'à notre arrivée sur une place gourmande. Par prudence, nous y optons pour la nourriture la moins dépaysante. C'est sans doute un peu pleutre de notre part, mais l'heure n'est pas à l'expérimentation culinaire.

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