Treizième Jour - Jeu (8/8)

— Tu as quelque chose à dire sur le sujet, toi ? Oz renvoie finalement à Dwight, d'une toute petite voix crispée, et après un soupir beaucoup plus porté sur l'inspiration que l'expiration.

— Bah ouais. J'crois bien, il se risque, hésitant à s'affirmer, comme souvent.

— Je suis même pas sûre d'avoir digéré, elle résume sa propre position sur le problème, resserrant le bras qui n'est pas à son cou autour d'elle.

— Ouais mais, c'est d'main, quand même, donc bon… il rappelle doucement, parfois aussi maladroit avec les mots qu'avec les objets.

— Vous avez parfaitement le droit d'intégrer tout ça chacun à votre rythme. Ce serait même inquiétant si tu avais tout assimilé aussi vite que Dwighty, je juge pertinent d'intervenir pour apaiser les esprits, commençant en m'adressant à eux deux, et terminant à l'intention d'Oscar.

— C'vrai qu'j'suis né d'dans, abonde Dwight dans mon sens, heureux de recevoir de l'aide pour adoucir ses paroles.

— Ce qui ne m'accorde pas un ultimatum après le sien…! se défend Oz, un peu rassurée mais pas suffisamment, en s'adossant contre la bibliothèque derrière elle.

— Non. Mais même si ça semble proche, ça reste demain SOIR. Et je ne prends aucune décision sans ton consentement absolu et convaincu. Je ferai attendre tous les invités s'il le faut, je lui promets sans hésitation.

— Ce qui n'aide pas à diminuer la pression, elle me fait remarquer, quoiqu'un vague sourire étire brièvement ses lèvres.

— Et c'probablement pas une bonne idée, vieux, me tempère quant à lui mon Tuteur, ayant probablement une connaissance approximative de la liste des invités, et surtout une notion de ce dont ils sont capables si insultés.

— Je rappelle qu'on m'a donné deux semaines pour réfléchir à tout ça. Deux semaines ! C'est une durée arbitraire et absurde. Deux peuvent jouer à ce jeu…! je m'agace, allant même jusqu'à accompagner mon semblant de menace du geste, ce qui est plutôt inhabituel pour moi.

— Moi je n'aurai pas eu deux semaines, d'ailleurs. Je peux pas plaider ça ? propose alors Oz, à moitié optimiste seulement.

— Ton apolarité est liée à la mienne, parce que tu étais sous ma protection au moment de ta dérivation. Je crois. Donc, comme pour ta dérivation, même si ce n'est pas le cas, je pense que la communauté opère sous la présomption que tu l'as choisie en connaissance de cause. Ce dont je ne sais d'ailleurs pas ce qu'ils pensent, au final…

J'avoue que si je peux parfaitement concevoir que l'alignement de Dwight soit lié au mien, d'où sa mise à mort par LeX, j'ai plus de mal à comprendre pourquoi Oscar s'est retrouvée embarquée là-dedans. D'où mon semblant d'explication selon laquelle ce serait dû à son statut de protégée au moment de sa transition d'humaine à dérivée. Je ne suis cependant pas moi-même persuadé de sa pertinence, et reste ouverts à des alternatives. Quant à mon ignorance de l'opinion universelle, je m'en suis déjà fait la remarque plus tôt dans la journée et n'ai de toute évidence pas eu le temps d'y remédier depuis.

— Ce n'est pas ce qu'ils voulaient, à la base, que je "dérive" ? fait remarquer Oscar, les propos d'Oudamou sans doute aussi difficiles à oublier que ceux de June.

On pourrait penser qu'elle aurait appris à ne plus écouter aux portes, après tout ça, mais ça m'étonnerait.

— Je ne pense pas qu'ils raisonnent de cette façon. Ils voulaient ta mort par principe autant que pour réparation. Lorsque tu as défendu la légitimité de mes actions, tu as aussi un peu défendu ton droit à l'humanité. Et maintenant, ils voient que tu as changé de camp, si je puis dire, et je ne sais pas trop comment c'est perçu, j'expose, m'efforçant d'être clair, même si c'est encore un peu confus dans mon propre esprit.

— S'i's lui en voulaient vraiment, on l'aurait su, à ce stade, essaye de nous rassurer Dwight, logique.

— Ce n'est pas parce qu'aucune action n'est prise qu'il n'existe pas une opinion sur le sujet, je persiste à m'inquiéter un peu.

— Ouais, bah l'essentiel c'est qu'i's fassent rien, nan ? poursuit mon Tuteur sur sa lancée rationnelle.

— J'ai tendance à être d'accord avec ça, Oz acquiesce vigoureusement, allant jusqu'à désigner Dwight du doigt.

Elle a l'air d'avoir en tête des exemples de situations auxquelles cet algorithme s'applique. Ça rejoint un peu sa logique de ne pas réparer quelque chose qui n'est pas cassé, après tout. Pas étonnant que ça la rassure, donc.

— Encore une fois, je veux juste être préparé à ce qui va potentiellement nous tomber dessus à cette cérémonie, je défends ma propre philosophie.

Ce qui commence à faire pas mal de chose, tout de même, mais bon.

— Quoi qu'il en soit, moi j'pense que t'as trouvé la bonne solution, vis-à-vis d'not'e choix, Dwight en revient à ce pour quoi il a lancé cette conversation, comme si de rien n'était.

— Vraiment ?! Oscar s'exclame pour nous deux.

Je hausse une nouvelle fois les sourcils. Je ne m'attendais pas à un refus catégorique, mais pas non plus à une approbation aussi totale pour autant.

— Ouais. Ç'fait sens. C'sûr, ' y a des inconnues dans c't'équation, mais ' y en a dans toutes les alternatives. Et honnêt'ment, j'pense pas qu'ce soit quoi qu'ce soit qu'on peut pas gérer, il déclare avec un hochement de tête, aussi assertif qu'il en est capable.

— J'ai du mal à croire qu'on a entendu la même chose. On parle quand même d… commence Oz avant qu'il ne l'interrompe :

— Je sais, je sais, mais faut pas l'voir comme tu l'vois, j'pense, il la coupe, un peu impatient de faire comprendre son point de vue.

— Il n'y a pas trente-six façons de le voir, je crois, elle proteste, faisant de gros yeux.

— Faut pas y penser comme un processus mais comme un résultat, il essaye de présenter ma proposition sous un jour nouveau, moins effrayant que je ne l'ai fait hier soir.

— La fin justifie les moyens, c'est ça ? elle s'échauffe presque, ayant probablement l'impression d'être prise de haut.

Ce qui ne pourra pourtant jamais être dit de Dwight.

— C'plutôt qu'la balance bénef/risque en vaut plus le coup, finalement. Ouais, ç'paraît extrême, mais les aut'es possibilités sont p't-êt'e safe, à mon avis elles vont nous rev'nir dans les dents sur l'long terme, d'une manière ou d'une autre. La solution d'facilité, c'bien connu qu'c'est pas la meilleure, il argumente, de toute évidence entièrement convaincu par ma présentation d'hier soir.

Oscar soupire à nouveau, mettant plus de poids cette fois sur l'expiration, avant de passer une main dans ses cheveux.

— Je ne suis pas du genre à revenir sur mes décisions, mais je commence quand même vraiment à souhaiter ne pas avoir à prendre une décision pareille, elle admet, dépassée, incapable de trouver quoi que ce soit à opposer au Jumper, mais pas décidée pour autant par son raisonnement.

Je baisse les yeux, me sentant horriblement coupable.

— Pour c'que ça vaut, j'suis assez sûr qu'Vik pourrait t'anti-vacciner. Mais c'pas dit qu'si tu d'mandes ça on t'laisse garder ta mémoire ou quoi, tente Dwighty avec une moue embêtée, compatissant.

Cela ne m'étonnerait effectivement pas de la Botaniste de demander rétribution pour un cadeau rendu.

— J'ai dit que je ne revenais pas sur mes décisions, et je ne reviendrai pas sur celle-ci. C'est juste… un peu trop d'un coup, elle poursuit ses aveux, avant de regarder par terre en se mordillant la lèvre inférieure, laissant ses mèches brunes tomber devant son visage.

— Encore une fois, tu n'as pas à décider de quoi que ce soit maintenant, je rappelle en surmontant la boule que j'ai dans la gorge, cherchant toujours à la rassurer.

Je voudrais bien lui conseiller de ne pas se borner dans une décision par abus de fierté, mais j'ai peur d'avoir l'effet inverse de désiré.

— Non, seulement dans un jour ! elle raille, avec un éclat de rire sec, relevant la tête un peu comme elle l'a fait lors de notre toute première rencontre.

— I' m'semble qu't'es plus décisive à la dernière minute, d'toute manière, nan ? observe Dwight, à raison étant donné l'expérience que nous avons tous les deux d'elle et des décisions hâtives.

Fuir l'infirmerie du MIT par la fenêtre (du premier étage) ; me déboîter l'épaule (au saut du lit et sans connaissance des faits) ; assommer un maître Assassin avec une chaise de cantine (au moment où il avait sa lame levée au-dessus de moi, qu'elle cherchait justement à sauver) ; s'injecter un sérum aux effets méconnus (au beau milieu de la nuit) ; partir sans dire au revoir pour aller aider l'un de ses frères à sortir le second de prison (immédiatement après avoir appris la nouvelle de son emprisonnement dans le journal). Son palmarès est même assez impressionnant pour une si courte période.

— Juste parce que j'assume ensuite ne veut pas dire que je suis toujours 100% satisfaite de tous les choix que j'ai jamais faits. Je ne retombe pas sur mes pieds par enchantement, elle rétorque, véhémente, ce qui achève de me convaincre que je ne pourrais pas l'amener à prendre l'échappatoire qui lui est disponible même si c'était la meilleure solution pour elle – ce que j'ignore, de toute façon.

Ce serait sans doute plus prudent, pour elle comme pour sa famille, mais elle serait aussi probablement dans une fureur terrible lorsqu'elle serait amenée à se souvenir, plus tard dans son existence.

— Et si on arrêtait d'y penser ? je propose, sentant les humeurs se détériorer et ne voulant pas que ça dégénère.

Cette journée était supposée nous aider à y voir plus clair, et de toute évidence elle n'a pas encore eu l'effet escompté pour tout le monde, alors autant la poursuivre.

— J'ai envie d'aller danser, lâche alors Oscar.

— Hein ? je laisse échapper, Dwight m'accompagnant dans mon expression d'incompréhension.

— J'ai envie d'aller dans une boîte de nuit, et de danser. Juste laisser mon corps gérer le monde à ma place, pendant une heure ou deux. Arrêter de penser, elle explicite sa soudaine suggestion.

Ce qui ne nous laisse pas moins interloqués. Ceci dit, je peux personnellement attester qu'elle gère le stress de façon surprenante.

— C'est un point de vue… intéressant, je parviens à balbutier, me demandant quel chemin mental elle a bien pu suivre pour en arriver à une telle proposition à partir du sujet précédent.

— Et si danser ne fonctionne pas, je peux toujours subtiliser deux trois portefeuilles pour me changer les idées, elle complète, me tirant un sourire amusé, et un hochement de tête à Dwight.

— Incorrigible, je commente en secouant la tête.

On peut éloigner la fille du vol, mais on ne peut pas retirer la voleuse de la fille.

— Au moins, 'n a trouvé c'qu'on allait faire c'soir, fait remarquer Dwighty, impressionné qu'en nous ayant détourné de la question initialement proposée nous ayons tout de même fini par y répondre.

— On va aller en boîte la veille d'un bal. Pourquoi pas, après tout ! j'adhère à l'initiative, honnêtement pas assez habitué du concept pour être pour ou contre l'idée.

À point nommé, LeX et Hannibal se font entendre. Ils n'auront effectivement pas mis très longtemps à passer en revue le calendrier de demain. Le bruit de la porte de la maison annonce leur retour avant qu'ils n'apparaissent dans notre champ de vision, lui derrière elle, que ce soit par galanterie machinale ou simplement par esprit pratique, pour ne pas la cacher, avec son quart de mètre de plus qu'elle. Ils s'arrêtent dans le couloir, puisque mine de rien nous bloquons un peu l'accès au salon, et nous toisent chacun notre tour, chacun dans son ordre. De toute évidence, ils savent de quoi nous étions en train de parler juste avant, ce qui ne fait que renforcer mon intuition pourtant tirée par les cheveux. Je leur rends leur regard insistant, ce à quoi ils répondent l'un comme l'autre par un large sourire, comme les effrontés qu'ils peuvent être. Ils pourraient être une paire de faux jumeaux démoniaques que personne ne serait capable de faire la différence. Je lève les yeux au ciel, impuissant, tandis qu'Oscar recule la tête d'un air méfiant.

— Quel est le plan, cette fois ? nous interroge LeX, reprenant la question du jour, une main sur la hanche.

— ' va aller danser, répond Dwighty, d'un ton et d'une posture qui ne suggère aucun appel possible.

— Hum. Pendant une seconde, j'ai cru que tu avais dit qu'on allait danser, déclare LeX en plissant les yeux, son sourire soudain presque crispé.

Allons bon, qu'est-ce qui ne va pas avec la danse ?

— C'est c'que j'ai dit, mon Tuteur ne se démonte pas.

— C'est l'idée de qui, ça ? la Messagère poursuit sur sa réaction réfractaire, son regard gris ambré passant sur nous trois une nouvelle fois.

— Quelle importance, puisque nous sommes unanimes ? je soutiens Dwight dans la défense de l'idée d'Oscar.

— Je suis agoraphobe, annonce alors LeX, comme si c'était imparable.

— Et je ne peux pas danser, H s'exprime enfin, désinvolte pour sa part, mains dans les poches.

— Sérieux ? T'peux patiner mais pas danser ?

Comment est-ce que ceci peut être la première question qui vient à l'esprit de Dwight ? Je me tourne vers lui en fronçant les sourcils, incrédule.

— Patiner est un moyen de transport. Danser est un art, répond l'ange blond, comme si c'était supposé rendre son inaptitude claire.

— Et ? Oscar se dévoue pour lui demander d'élaborer.

— Et je suis déchu. L'art fait partie des choses qui ne me sont pas permises.

Je fais un "o" silencieux, comprenant tout à coup beaucoup mieux comment LeX a pu retourner ses propos contre lui, au moment d'aller patiner, lorsque l'ange a taquiné Dwight sur son mal des transports.

— Sérieux ?! s'exclame le Jumper, un peu trop vivement par rapport au facteur étonnement de la révélation, mais soit.

Et moi qui croyais qu'il n'allait jamais avoir le cœur de tenir tête à H !

— Oui, sérieux, confirme l'ange, pour une fois impassible face à ses lacunes.

Après ce sur quoi Dwighty s'est ahuri un peu plus tôt, je pense en même temps qu'il n'y a plus nombre de remarques de sa part desquelles mon parrain pourrait s'offusquer.

— C'est plus que les déchus s'interdisent des trucs tous seuls, mais bon, ce ne sont pas mes affaires, se permet d'intervenir LeX, levant les mains en signe de reddition avant même qu'Hannibal n'ait pu lui rétorquer quoi que ce soit.

Ce qu'à son expression il n'aurait pas manqué de faire.

— … Sauf que ni lui ni toi n'avez une excuse valable, en fait, je mets un terme à leur bataille de regards, pris d'une inspiration soudaine.

— Il y a plus valable que si jamais tu m'emmènes dans une foule je tue tout le monde, comme excuse ? demande LeX comme pour elle-même, haussant un sourcil et croisant les bras.

— Vous avez déjà oublié ? C'est vous qui me répétez que je suis un Rykerson et qu'il faut que j'embrasse les avantages de ma condition. Si je ne m'abuse, on n'est ni obligé de danser, ni obligé de se mélanger à la foule, dans une boîte de nuit…

Je suis très fier de moi, pour une idée aussi simple. Ceci dit, même sans mon nom de famille, j'aurais difficilement pu me mêler à la foule, donc l'excuse de LeX était de toute façon un pétard mouillé. Mais si je lui fais remarquer, elle va sans doute m'arracher la tête. Non pas que l'idée ne semble pas déjà lui traverser l'esprit.

— …

La mâchoire de la Messagère se décroche. Je crois que c'est la première fois que je la prends réellement au dépourvu. Et en retournant son propre argumentaire contre elle, en plus. Bonus.

— Le petit marque un point, cède H, bien meilleur joueur, et jubilant sans doute plus qu'un peu de la voir mise en défaut.

Ces deux-là s'allient aussi vite qu'ils se retournent l'un contre l'autre.

— Si ça vous amuse de prendre des risques comme ça… elle finit par capituler à son tour, bien qu'évidemment de mauvaise grâce.

Puisque la décision est prise, notre prochaine étape est de localiser un établissement adapté. Évidemment, dans une ville étudiante, ce n'est pas ce qu'il y a de plus difficile. Le véritable obstacle réside en fait dans notre méconnaissance des lieux. La mienne est sans doute la plus honteuse, mais personne n'étant capable de faire mieux, les railleries restent rares. H me dévisage l'air de dire qu'il pourrait résoudre notre problème en un instant, si seulement je n'avais pas mis de veto sur les capacités les plus invraisemblables. C'est curieusement LeX qui nous tire d'affaire, soupirant lourdement avant de demander sur un ton empli de sarcasme lequel d'entre nous n'a pas un téléphone portable sur sa personne. Oz, Dwight, et moi nous entre-regardons, tous aussi en faute les uns que les autres. Nous mettrons cette absence d'esprit sur le compte de notre habitude de savoir où nous allons, sans doute.

Le choix final revient à Oscar, Dwight, et Hannibal, les deux premiers les plus habitués – ou du moins les moins non-habitués – du type d'endroit recherché, et le dernier le plus à même de nous dire où mon nom sera reconnu. Malgré ma proposition initiale d'en faire usage, qu'il puisse seulement l'être me laisse assez surpris, ce à quoi l'ange ne manque pas de me rappeler que mes parents ont eu une très longue jeunesse, suivie d'un âge adulte plus que fructueux sur le plan des relations publiques. Soit. Même si je me serais bien passé de l'image mentale de mes parents prenant part à une rave party, je ne vais pas m'en plaindre, puisque ça peut visiblement m'être utile et que de surcroît la nature de mes géniteurs, et aujourd'hui la mienne, en invalide les effets négatifs. J'aurais pu être inondé de journalistes suite à la mise en scène de leur accident d'avion, et je n'ai rien reçu de plus que des faire-part de condoléances. Sur le coup, ces petites enveloppes m'ont déjà parues de trop, mais finalement, c'était un moindre mal.

Nous ressortons sans même prendre la peine de nous changer, sachant que là où nous allons même les lunettes noires d'Hannibal passeront inaperçues, à la fois de par la pénombre mais aussi le manque d'attention des fêtards. J'admets que si LeX n'avait pas demandé notre avis sur la question, ça ne m'aurait même pas effleuré l'esprit. Nous marchons dans un silence presque complet, si ce n'est pour les querelles de la Messagère et de mon parrain en ce qui concerne la direction à prendre, desquelles ne manque pas de se moquer Dwighty, faisant d'abord sourire puis même rire Oscar. Une fois arrivés, le videur examine la carte de visite que lui tend H d'un geste assuré. Son regard surpris se pose ensuite sur LeX, puis Oz, avant de revenir sur LeX, et une nouvelle fois sur le petit rectangle cartonné. Ses yeux toujours rivés sur l'inscription dont j'ignore moi-même la nature, il détache la corde de velours qui barre l'entrée d'un geste distrait afin de nous ouvrir le passage, sans avoir prononcé un seul mot.

À l'intérieur, semblant insensible à la musique qui nous assaillit désormais les oreilles, Hannibal réitère sa manœuvre avec la première serveuse qu'il croise. Cette fois, c'est lui, puis Dwight et moi qui sommes jaugés d'un regard critique, avant que la jeune femme ne nous guide sans rien dire non plus jusqu'à une petite alcôve, surélevée de quelques marches, bordée d'une balustrade, et à l'accès là aussi restreint par une corde de velours. Je ne peux pas m'empêcher de faire rouler mes yeux dans leur orbite à tout ce cérémonial, à mon sens franchement ridicule, sans compter carrément cliché. Point positif : nous sommes un peu isolés d'un point de vue sonore. Oscar et Dwight s'entre-regardent en hochant la tête, partagés entre amusement et admiration. LeX, pour sa part blasée, se déleste la première de son gilet à capuche, qu'elle jette sur la banquette à notre disposition. Elle est rapidement imitée par le reste d'entre nous, H mis à part, qui s'assoit à sa manière si statuesque. La Messagère va ensuite s'accouder à la rambarde, d'où elle observe la foule dansante un peu en contrebas, un air pour le moins dédaigneux sur le visage.

Puisque je ne peux pas m'approcher de la piste sans créer de vide, j'incite Oz et Dwighty à s'y rendre seuls, d'un geste du menton. Elle me lance un drôle de regard avant d'emboîter le pas au Jumper, qui l'attend gentiment. Je les suis des yeux jusqu'à ce qu'ils se joignent à l'agitation collective, selon les rythmes épileptiques que le DJ transmet aux énormes enceintes disposées stratégiquement dans la grande salle. Je reste un moment hypnotisé par la façon donc les longs cheveux bruns d'Oscar virevoltent dans tous les sens à chaque bond qu'elle effectue sur le parquet, secouant en plus sa tête dans toutes les directions possibles. De temps à autres elle dégage son visage d'un geste expert, et je peux apercevoir, si les spots lumineux qui parcourent la pièce sont en ma faveur, qu'elle sourit d'une oreille à l'autre, yeux clos. Considérant l'objectif de cette sortie atteint, je m'arrache à la contemplation de sa silhouette qui ondule sur la piste, et vais rejoindre Hannibal sur la banquette, à l'abri des flashs et des basses.

— Tout va bien ? s'enquiert l'ange, plein de considération.

— Oui. Ne le dis pas à LeX, mais cette journée était vraiment une riche idée. Pour tout le monde, je réponds, le sourire d'avoir vu Oz et Dwight s'amuser toujours aux lèvres.

Mon parrain me rend mon expression, tandis que je reste une seconde en apnée, m'attendant à un "J'ai entendu ça !" en provenance de la balustrade. Mais non. La Panthère nous tourne impassiblement le dos, sa tête oscillant faiblement de gauche à droite alors qu'elle scrute la foule. Je me demande ce qu'elle peut bien penser, à l'affût comme elle l'est. A-t-elle réellement, comme elle l'a menacé plus tôt, envie de massacrer tous ces inconnus autant qu'elle sache innocents ? Tuer un être vivant, pire, tuer un être humain, n'est pas anodin. Croyez-le ou non, il existe un comité de protection des Humains, qui sanctionne, dans un sens ou l'autre du verbe, chaque vie humaine ôtée par un individu conscient de la gravité de son acte – c'est-à-dire un dérivé qui sait qu'il en est un, ou bien un Humain informé. L'Humanité étant la source de toute dérivation, personne n'a envie de savoir ce qu'il se passerait en cas de son extinction. Dwight m'a même un jour dit avoir entendu parler de mesures de conservation de l'espèce, de "spécimens" qui seraient "élevés" hors planète, dans un environnement répliqué, évidemment inconscients de leur situation mais sous bonne garde, en cas de catastrophe globale. Étant donné les allusions faites par Vik et LeX à des évènements d'extinction, je ne peux que me demander si cette structure a déjà servi. Et frissonner à cette idée.

Ah, l'Humanité. Si importante et si fragile. J'ai été rebaptisée après elle, puis puni pour l'avoir défendue. Je m'y identifie toujours alors que je n'en fais plus partie, et plus que ça, sa fréquentation m'est interdite. Toute la logique du monde m'indique d'en faire le deuil, et pourtant je ne m'en défais pas. Autant j'ai rapidement pris l'habitude d'être entouré d'individus qui ne sont pas humains, autant l'absence totale de ceux qui furent mes congénères pendant les vingt premières années de mon existence continue à me déranger. Je vais cependant bien devoir finir par m'y faire, car je serai très bientôt à court d'excuses pour m'accrocher. Je n'ai d'ores et déjà plus de cours à prendre, donc plus vraiment d'obligation administrative conséquente. Le laboratoire dans lequel j'ai été convoqué est selon toute probabilité entièrement composé de dérivés, donc pas de chance de ce côté-là non plus. Et je serai de toute façon dans pas si longtemps trop jeune pour mon âge, pour encore passer pour humain. Et Oscar va rejoindre ses frères dès qu'elle le pourra, sectionnant ainsi ma dernière connexion à la population réelle.

Je ne vois pas pourquoi je suis si embêté, ceci dit, étant donné que je suis plus que satisfait de la nouvelle communauté qui s'offre à moi. Et ce malgré le mauvais pied sur lequel je suis parti avec elle. À cause de mon lien si particulier avec la population que je quitte, d'ailleurs, mais passons sur ce détail. Malgré leur bizarrerie intrinsèque, les dérivés ont des valeurs qui n'effleurent jamais la plupart des Humains, et ce indépendamment de leur âge ou leur statut de mort ou vif. Comme me l'a sagement formulé Kel, ils ont notamment la valeur d'être, une chose qu'un Humain, même conscient du fonctionnement de l'univers, a du mal à appréhender, pour la simple et bonne raison qu'il n'est pas fixé sur sa propre origine. Ce qui a quelque chose d'ironique, puisque ce sont justement ses théories et divagations sur le sujet qui donnent naissance au Second Univers et à ce qu'il déverse dans le Premier. Une sorte de cercle vertueux. Bref. Connaître leur source et donc leur raison d'exister – l'Humanité, au cas où vous n'auriez pas suivi – confère ainsi aux dérivés une forme de reconnaissance permanente, toujours là qu'ils l'assument ouvertement ou non. Ce sont des créatures merveilleuses à plus que du titre évident, et je ne peux qu'être honoré d'avoir le droit et le devoir de les protéger, qu'ils me le rendent ou non.

C'est d'ailleurs justement ce qui rend mon choix si difficile. Je ne suis pas le seul concerné, et pas uniquement parce qu'Oscar et Dwight ont été entraînés avec moi dans cette histoire. Ce n'est pas une décision personnelle, et pas seulement parce que, comme me l'a dit 'mmanie, j'ai la chance qu'aucun Magnet n'aura jamais eue. Je fais ce choix pour tous mes protégés futurs. Pour toutes ces âmes que je serai amené à défendre, sauver, ou simplement aider, et auxquelles je serai toujours lié, plus profondément que par simple obligation. En partant du principe que les populations des pôles sont équilibrées, on me demande plus ou moins de choisir de n'être, à un instant donné, en mesure de ne préserver qu'un tiers de la population universelle. Sachant qu'en plus d'être erroné dans la pratique, ce principe n'est pas toujours faux dans le même sens tout le temps. Je me demande comment font mes confrères et consœurs, lorsqu'ils sont dans l'impossibilité de secourir un dérivé juste parce que son camp est en position de force au moment où il est en difficulté. Sans doute leur radar ne le repère-t-il même pas, et y suis-je moi-même sensible de par ma situation toute particulière.

Ce qui m'amène à une nouvelle considération. Mon illumination d'hier m'a peut-être permis d'à peu près me résoudre à cette décision cornélienne, il en reste une partie sur laquelle je ne suis pas au clair, et qui ne dépend qui plus est pas entièrement de la nature de ma décision au juste. Comme l'a très bien dit Dwight, et comme j'ai plutôt eu tendance à y penser jusqu'ici, notre choix doit se faire sur le long terme, le regard tourné vers l'avenir, et non pas être vu comme un processus ou un concept immédiat. Seulement voilà, il y a bel et bien une part de phénomène ponctuel dans tout ça. Et si ce n'est pas ce qui compte le plus, c'est le passage auquel nous ne pouvons pas échapper. Avec ça en tête, je ne peux que me demander quels seront les effets directs de notre répartition. Certes, il existe des Jumpers de tous les alignements, et ce qu'Oscar s'est injectée est même d'ordinaire supposé provoquer la polarisation, étant majoritairement proposé à des Humains. Ce type de changement nécessite cependant la mort, la plupart du temps, donc…

— Est-ce que ça va être douloureux ? j'interroge mon parrain à côté de moi.

Si LeX fait semblant de ne pas nous entendre, j'espère qu'elle va parvenir à continuer de se retenir d'intervenir, car je préfère d'avance la réponse que va avoir Hannibal à celle qu'elle pourrait me donner.

— De quoi est-ce que tu parles ? il demande précision, penchant la tête sur le côté.

— Tu sais de quoi je parle.

Autant j'ai voulu rassurer Oscar, autant la cérémonie a tout de même lieu demain, donc je ne vois pas trop sur quel autre sujet je pourrais avoir envie de l'interroger.

— Pourquoi est-ce que tu me demandes à moi ? Est-ce que LeX n'est pas plus qualifiée pour répondre à cette question ?

Je fais la moue. Pas nécessairement. Et puis, une réponse n'est pas réduite à son contenu, la présentation compte également.

— En matière de perception de la douleur et de réponse à peu près directe : non, je lui renvoie donc, diplomate.

— Tu trouves que j'ai des réponses directes ? il relève, haussant un sourcil.

C'est bien, qu'il ait des instants de lucidité.

— En ce qui me concerne, plus que LeX.

Ce qui n'est pas exactement un mensonge. Pas tout le temps.

— Moins que Perry, par exemple, il persiste à refuser le compliment.

— Perry n'a pas traversé un changement de polarité tel que je suis sur le point de traverser, je coupe court à son humilité mal placée.

— Non pas que qui que ce soit ait traversé ce que tu t'apprêtes à traverser, l'ange déchu me corrige tout de même, un sourire presque triste aux lèvres.

Jusqu'ici, j'avais pensé qu'il n'avait simplement pas eu l'occasion de me donner son opinion sur mon idée d'hier soir, mais il m'effleure seulement à l'instant que peut-être il n'en a pas eu envie. Ce qui ne fait qu'augmenter mon inquiétude.

— Mais tu es ce que j'ai de plus proche, je réplique doucement.

C'est un très heureux hasard que mes mots puissent aussi bien porter le sens évident de ma phrase – qu'H est dans mon entourage effectivement l'un des rares à avoir eu une expérience similaire à celle qui m'attend – qu'une autre signification, que je n'aurais sans doute pas osé formuler comme ça dans un contexte différent, mais dont je ne peux qu'approuver. À la façon dont son penchement de tête s'accentue légèrement, l'ange semble avoir saisi le sous-entendu, mais il n'ose pas le relever ouvertement, ne pouvant pas être certain que cette ambiguïté était intentionnelle, et ne voulant donc pas se montrer présomptueux. Quelles sont les chances qu'un double sens soit à la fois fortuit et vrai, après tout ?

— … Rien ne va t'être pris, comme il m'a été pris, il expose une différence de taille entre ce que je vais traverser et son propre vécu, après avoir pris une seconde pour peser ses mots.

— Mais quelque chose va m'être donné, non ? Cette partie-là, je vais l'avoir, n'est-ce pas ?

Passer d'apolaire à polaire, et non d'une polarité à une autre. En y pensant, c'est tout de même bizarre que personne ne m'ait encore parlé de tout ça. Et l'hésitation apparente de mon parrain ne m'aide pas à me défaire de cette impression.

— … Tu sais, Josh, je suis conscient que tu mets beaucoup d'application à enregistrer que je veille sur toi depuis avant ta naissance, mais il te reste encore du chemin à parcourir avant d'avoir tout à fait intégré cette information. Je ne peux pas te dire ce que ça fait. Je n'en ai même pas envie, H reprend après une nouvelle pause pensive, secouant la tête à la négative.

— Donc, c'est douloureux, je ne peux que conclure, avec un éclat de rire sec, me voulant détaché face à cette perspective.

— Non. Pas en soi. Pas que je sache, il s'empresse de me détromper.

— Alors pourquoi est-ce que tu ne veux pas m'en parler ?

J'ai du mal à comprendre de quoi d'autre il pourrait vouloir me préserver. Car s'il s'agissait simplement d'un sujet qu'il ne voulait pas aborder pour des raisons personnelles, il me l'aurait dit d'entrée de jeu.

— Parce que ce n'est pas quelque chose qui s'explique. Te préparer ferait sans doute plus de mal que de bien, pour peu que j'en sois seulement capable, ce qui est tout de même une hypothèse forte. Après que ça soit arrivé, tu sauras que ça s'est passé, et tu vas quand même te demander qu'est-ce que ça faisait. Ça se passe, et c'est tout. C'est comme mourir. Tu seras bien incapable de pointer du doigt la distinction entre l'avant et l'après, même si tu seras parfaitement conscient qu'elle est là. Aussi, je ne suis pas entièrement sûr de ne pas être mort, lors de ma propre version de cette expérience, donc mon avis est sans doute pas mal biaisé.

Il a des mouvements des mains se voulant sans doute illustratifs, notamment à chacun de ses usages de comparatifs, mais c'est malheureusement plus embrouillant qu'autre chose.

— … Est-ce que tu ne viens pas d'un peu me préparer quand même, là ? je lui accorde avec clémence, voyant qu'il n'est pas à l'aise, quoique ne plaisantant qu'à moitié.

C'était peut-être confus, mais c'est mieux que rien. Et c'est surtout toujours mieux que certaines explications qu'il a pu essayer de me donner par le passé.

— Ciel, tu es plus insolent que ton père et ta mère combinés à ton âge ! il s'exclame, percevant mon ton.

Je suis impressionné qu'il fasse mention d'eux si spontanément, mais très content qu'il en soit capable.

— Hum… Loin de moi l'idée d'interrompre votre séquence bromantique, mais Oz et Dwight sont en train de se battre, la voix de LeX me fait tout à coup sursauter.

La Panthère s'est détachée de son point d'observation, et désigne la piste de danse derrière elle d'un index pointé par dessus son épaule.

— Hein ? j'éructe, tandis qu'Hannibal la fixe d'un regard vide, pas plus avancé que moi.

— Ils sont en train de déclencher une bagarre. Là, maintenant, tout de suite, reformule la Messagère d'un ton las.

Je me précipite jusqu'à la balustrade, et constate rapidement qu'elle dit vrai. Rien de grave, sans quoi je l'aurais remarqué, ne serait-ce que du coin de mon Magnétisme, mais Dwight est bel et bien en train de s'interposer entre Oz et un danseur, dont le poignet droit semble endolori, à la façon dont il le tient tout contre sa poitrine. Mon Tuteur fait face à l'inconnu, mais a tout de même un bras tout aussi tendu devant Oscar que devant lui, le tempérament belliqueux de la grande brune sans doute pas étranger au conflit qui est en train d'éclater. Avec un soupir, et sans vraiment réfléchir, mes deux mains déjà sur la rambarde, je la franchis d'un bond et atterris sans heurts sur le parquet. Ce n'est qu'en touchant le sol que je me dis que ce n'est pas une entrée des plus discrètes. Je n'ai cependant pas à attendre longtemps du tout avant que la foule s'écarte autour de moi, sans même interrompre son ballet désorganisé. Et bien entendu, personne n'aurait l'idée de tourner la tête vers moi non plus.

Haussant les épaules à ma chance de débutant, je me dirige droit vers mes deux trouble-fêtes favoris, afin d'éviter que la situation ne dégénère. Mon espace vital me suit comme si j'étais une goutte d'huile dans la mer. Lorsque j'arrive derrière Oz, ma sphère de répulsion atteint leur antagoniste, qui ravale le peu d'agressivité qu'il lui restait face à Dwighty déjà imposant, et choisit de s'éloigner, à la plus grande surprise de celle qui est à n'en pas douter responsable de son poignet blessé. Si Dwight reconnaît tout de suite là mon intervention, qu'il confirme rapidement en se retournant, Oscar est bien plus déroutée. D'autant plus qu'elle remarque peu à peu qu'elle se sent de moins en moins oppressée. Elle n'a cependant pas le réflexe de tourner sur elle-même, et interroge plutôt Dwight du regard, ce à quoi il se contente de se retenir de rire au comique de la situation. Puisqu'elle ne peut pas m'entendre avec la musique, je prends alors la décision de lui tapoter l'épaule. Bien mal m'en a cependant pris…

Encore échauffée suite à l'altercation qui vient d'avoir lieu, elle se dégage et se retourne brusquement, dans un mouvement qui aurait amené son coude à ma gorge si je n'avais pas moi-même eu de bonnes habitudes. Je recule d'un demi pas, intercepte son coude d'une paume, et son autre main de l'autre, me retrouvant ainsi les bras croisés. J'écarquille les yeux devant tant de vivacité. Heureusement, Oscar me reconnaît de suite, et détend sa posture instantanément à mon contact. Nous baissons notre garde ensemble, et elle me foudroie du regard, l'air de dire qu'elle aurait pu me tuer. Dwight, derrière elle, se bidonne franchement, et récolte une petite tape sur le bras, sans doute pour ne pas l'avoir prévenue de ma présence. D'un geste du menton, je leur enjoins de me suivre au-dehors, un vide tel que je suis en train d'en causer dans la foule auparavant dense risquant de finir par être remarqué, de loin.

À l'extérieur, nous retrouvons d'abord avec soulagement un niveau sonore supportable, mais aussi LeX et Hannibal, qui nous tendent veste, manteau, et hoodie respectifs. La Messagère semble atterrée par notre comportement, tandis que l'ange a plutôt l'air amusé. Voilà qu'ils sont passés de jumeaux maléfiques à figures parentales. Allons bon. Nous les ignorons plus ou moins l'un comme l'autre, et notre troupe se remet en marche vers notre point d'origine. Je n'ai aucune idée de l'heure qu'il est, mais la nuit est installée, et je pense par conséquent qu'il est plus que temps pour nous d'aller nous coucher. L'évènement central de demain est peut-être prévu pour la soirée, je pense qu'il ne sera pas de trop d'être bien reposés pour l'entièreté de la journée. Et puis, la nuit porte conseil, il paraît, ce dont Oscar a particulièrement besoin. Non pas que je compte rappeler tout ça à qui que ce soit, préférant largement profiter de la vague d'euphorie générale sur laquelle nous surfons actuellement.

— Wouhou ! Ça faisait longtemps que je ne m'étais pas autant amusée ! déclare Oz avec enthousiasme, levant les bras en l'air en signe de victoire.

— Dis-moi que tu ne lui as pas volé son portefeuille, je m'assure de la raison de la dispute que je viens d'étouffer dans l'œuf.

Je récolte une nouvelle œillade foudroyante.

— Nan, vieux, il l'a collée d'un peu trop près, me rassure Dwight avec un coup d'épaule, prenant ainsi de court toute rétribution physique qu'Oscar aurait pu imaginer.

— C'était donc légitime, adjuge Hannibal, d'un ton placide.

— En revanche, la situation était sous contrôle, tu n'avais pas besoin d'intervenir, se permet de me dire Oscar, marchant à l'envers devant nous le temps de sa remarque.

— Oui, bien sûr, parce que j'en mènerais large de t'amener à moitié amochée à la cérémonie de demain, raille LeX, admettant indirectement qu'elle était contre une manifestation de violence.

J'en reste bouche bée.

— C'est toi qui lui as dit d'intervenir ? s'étonne également Oz.

— C'est moi qui lui ai dit ce qui était en train de se passer, elle corrige légèrement, visiblement honteuse mais ne pouvant nier son implication pour autant.

— Mais t'savais qu'i' vol'rait à la rescousse, Dwight poursuit le raisonnement la liant à l'évitement de la bagarre.

— Oui. Et qu'il n'aurait même pas besoin de causer d'esclandre.

Elle rend tout calculatoire. Heureusement qu'elle est déjà convenue que je ne suis pas toujours prévisible, sinon j'aurais été déprimé.

— … Je suppose que je te dois des excuses, m'adresse Oscar après un temps de considération.

— Pour quoi ?

Je doute qu'elle veuille s'excuser de ne pas être reconnaissante de mon intervention. Jamais elle ne laissera insinuer qu'elle aura accepté le rôle de demoiselle en détresse. Et ce même lorsqu'il était mérité. Non pas qu'il l'ait été en l'occurrence.

— Pour ne pas t'avoir cru quand tu m'as dit que tu ne pouvais vraiment pas… être entouré. Je n'imaginais pas que c'était aussi…

Elle hésite beaucoup. Se dire qu'on repousse les gens est un vocabulaire à adopter, c'est vrai.

— Grave ? Effrayant ? j'essaye de l'aider à trouver ces mots.

— Tranché, elle finit par choisir, décrivant finalement assez bien le phénomène.

Je ne sais pas trop quoi répondre. Je n'ai jamais demandé qu'on me plaigne, notamment parce que je le fais très bien tout seul. Je n'aurais néanmoins pas pensé pour autant qu'on puisse trouver cette caractéristique autre chose que problématique. Si Oz reconnaît clairement que ma situation est plus remarquable qu'elle ne le croyait, son choix de qualificatif la dédramatise drastiquement. Cette fille me désarme totalement. Il y a une semaine, elle n'avait encore jamais entendu parler de dérivés, et elle a prouvé à plusieurs reprises aujourd'hui ne pas encore être à l'aise avec les morts ou les créatures fantastiques. Et pourtant, lorsqu'elle constate l'une des parties de l'étendue de ma bizarrerie sans doute pas la moins dérangeante, elle ne se démonte absolument pas. De quoi je me plains de repousser les Humains, lorsque je peux être en si excellente compagnie de toute manière ? Je reste silencieux, me contentant de sourire et hocher la tête pour la remercier de sa compréhension.

Il faut dire aussi que, sans cet effet secondaire de ma condition, aussi insatisfaisant il puisse être de donner raison à la Messagère, notre sortie aurait pu mal se terminer. Sans mon aura répulsive, j'aurais dû jouer des coudes pour atteindre Oscar et Dwight, et qui sait si le Jumper aurait pu la retenir plus longtemps, ou bien si ce ne serait pas leur adversaire qui aurait fini par s'enhardir. À mon avis, ce dernier n'aurait eu aucune chance contre ces deux-là, mais c'est bien mon apparition, tout auréolé de mon espace plus que vital, qui nous a permis d'éviter d'en avoir confirmation. Ce qui reste préférable, nous en conviendrons tous, même si pour des raisons différentes et avec des niveaux d'enthousiasme variables. Acceptée par autrui comme elle l'est ou non, il serait donc de toute façon assez malvenu de ma part de dénigrer ma capacité passive lorsqu'elle vient de me rendre service.

Car en y réfléchissant bien, je pense que c'est effectivement à moi-même que j'ai le plus rendu service. Je doute qu'un ou deux hématomes auraient gêné Oz ou Dwighty le moins du monde. Au contraire, les connaissant, ils les auraient sans doute arborés fièrement. Ce que j'aurais d'ordinaire tendance à dire à propos de LeX aussi, d'où ma surprise à son interposition, même indirecte. Je peux me tromper, mais je ne crois pas que nous amener en bon état à cette cérémonie présente un quelque intérêt personnel pour elle. Je pense surtout qu'elle a besoin de pouvoir démontrer à qui s'y intéresse que, si nous sommes en mauvaise condition, elle a tout de même fait tout ce qu'il fallait pour que ce ne soit pas le cas. Me prévenir était plus une manière de se couvrir qu'une réelle volonté d'empêcher l'incident. Personne ne pourrait lui reprocher sa stratégie ; qui de mieux qu'un Magnet pour éviter une altercation entre dérivé et Humain ? Si j'avais échoué, ça aurait été ma faute, pas la sienne. Ce qui rend finalement sa démarche encore plus machiavélique que je ne l'avais déjà crue. Et explique surtout son manque de motivation au moment d'expliquer le motif de son intervention pourtant maligne. Waw. Je me demande si elle fait réellement toute cette mécanique mentale ou bien si c'est devenu une seconde nature au fil du temps. Et je ne sais pas ce qui serait le plus inquiétant.

Désirant me re-focaliser sur du positif, je repense à la remarque d'Oscar, selon laquelle elle ne s'est pas autant amusée depuis longtemps. Je suis heureux qu'elle se dise ça – sans compter que ça confirme ma théorie selon laquelle les bleus sont le cadet de ses soucis – et ne peux en plus qu'approuver. Je ne sais pas combien de fois exactement je me suis arrêté, aujourd'hui, pour apprécier l'instant présent. Un réveil en douceur, une balade au bord de l'eau, un déjeuner dans un parc, une séquence de patinage sur glace, un moment de repos, et de la franche rigolade, histoire de finir en beauté. Je me suis certes pris la tête avec June, mais ce n'était qu'une question de temps, et au moins l'abcès a été crevé. J'ai eu quelques autres conversations plus ou moins inconfortables, mais rien d'insurmontable ou regrettable. Je n'ai vu ni sang ni larmes, aujourd'hui. Je n'ai vu personne en souffrance, blessé, ou apeuré. C'est peut-être un constat un peu pitoyable, que ces absences soient mes nouveaux critères pour décréter ça, mais c'est ce quej'appelle une bonne journée. Je me demande ce qu'il se passerait si tout le monde avait ces mêmes attentes simples.

L'objectif posé par LeX pour aujourd'hui me semble plus qu'atteint. Quoi qu'il se passe finalement demain, nous sommes tous fin prêts à l'affronter. Nous avons même notre tenue de préparée, c'est pour dire. Dwight et moi avons fait la paix avec ce qui est demandé de nous, et saurons nous en remettre à l'avis d'Oscar le moment venu, qu'elle finisse par se ranger à ma préférence ou non. Comme je l'ai déjà dit, et comme me l'ont plus ou moins seriné Eren puis LeX, cette décision est de toute façon vouée à l'échec. Si quelqu'un avait la réponse, il n'y aurait pas de pôles. Et s'il n'y avait pas de pôles, il n'y aurait sans doute pas d'Humanité. Bref. Je suis tombé sur un penchant, un léger biais dans une direction plutôt que les autres, mais je ne compte pas l'imposer à qui que ce soit, et serai tout à fait capable de me faire une raison pour ce à quoi Oscar adhérera, sans la moindre rancœur qui soit. Ironiquement, je n'ai en effet que de bonnes options. Souriant bêtement à cette idée, je prends le parti de profiter de ce qu'il reste de cette splendide journée, à déambuler en silence dans cette nuit de Novembre, bien accompagné, sans plus songer à ce qu'il en sera de moi, demain à la même heure.

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