Treizième Jour - Jeu (7/8)
Je trouve la Messagère face au réfrigérateur, un bras tendu au-dessus d'elle pour en tenir la porte par le haut, son autre main sur sa hanche. De mémoire, il ne doit pourtant pas rester grand-chose là-dedans pour qu'elle conserve cette position aussi longtemps, mais les seuils de frigidaires sont après tout des endroits réputés propices à la réflexion, comme les douches ou les toilettes. J'entre discrètement dans la pièce, et signale ma présence d'un éclaircissement de gorge lorsque j'ai atteint la table, à laquelle je m'accoude. En réalité, il y a toutes les chances pour que même si j'avais voulu la surprendre, la Panthère m'ait entendu venir depuis le moment où je me suis levé de mon siège dans la pièce d'à côté ; j'estime cependant qu'il tient d'une bienséance plutôt basique de se faire volontairement connaître. Et ce même si on n'est pas certain que la personne à qui on s'annonce aurait eu la même courtoisie à notre place.
— Il n'y a littéralement plus que du lait dans ce frigo. J'ai été une étudiante, mais là c'est hardcore, quand même, commente la petite blonde en se retournant, une bouteille à la main.
— Je ne sais pas si tu devrais boire ça, je lui conseille en grimaçant, ne sachant plus de quand date l'ouverture du produit.
Nous avons été plutôt occupés, ces derniers jours, pour prendre le temps d'aller faire les courses. Et puis, il y a HAG.
— Qu'est-ce que ça va me faire ? Me tuer ? elle réplique, haussant un sourcil et refermant le réfrigérateur derrière elle avec le pied.
— … Ça ne pourrait pas ? je prends le risque de demander, plutôt flou sur les limites de ses capacités, finalement.
— Non. Au pire ça me mettrait de mauvais poil pendant une heure ou deux. Mais à l'odeur, je pense qu'on est bons, elle expose, humant le liquide blanc après en avoir ouvert le contenant.
— Est-ce que tout va bien ? je me jette à l'eau, voyant qu'elle est bien disposée.
— Pourquoi ? Parce que je ne t'ai pas arraché la tête, à l'instant, alors que tu as insinué que je pouvais être mise en défaut par un produit laitier périmé ?
Je reste coi une seconde à cette réaction rapide. Au moins, elle est consciente de son tempérament, ce qui n'est pas toujours évident, à la fréquenter. Ceci dit, ça confirme la théorie de Dwight selon laquelle elle ne fait que jouer un rôle en permanence.
— Er… Pourquoi pas. Mais je pensais surtout au fait que tu n'as pratiquement pas changé d'expression depuis que Vik a sonné à la porte. Et tu viens de nous dire que tu allais t'occuper d'organisation mais je te retrouve ici à boire du lait. Ce dont tu n'as pas besoin, si j'ai bien compris. Un souci ?
LeX est si polyvalente que j'ai arrêté de compter tous les masques que je l'ai vue porter. Je n'aurais cependant jamais pensé pouvoir être aussi amical avec elle.
— Je fatigue. J'ai hâte qu'on en ait fini, c'est tout, elle écarte ma préoccupation, et se détourne pour aller fouiller les placard à la recherche d'un verre.
— Tu es sûre qu'il n'y a pas autre chose ? j'ose insister.
Il y a une forte possibilité que son humeur soit liée au retour de ses souvenirs à mon sujet, comme m'en a parlé l'ordinateur hier. Ce dont il m'a aussi averti de ne pas lui parler au risque d'envenimer la situation. Mais j'ai le sentiment qu'elle saurait mieux cacher son trouble à cet évènement que ça.
— Depuis quand tu t'inquiètes de moi, toi ? elle me demande avec suspicion, tout en revenant vers la table, un verre à la main.
— Disons que je m'inquiète pour les autres si personne ne s'inquiète de toi, je lui avoue une pensée que j'ai déjà eue à son sujet.
— La flatterie ne t'amènera pas loin, avec moi, elle me prévient.
Elle n'arrive cependant pas à empêcher un sourire d'étirer ses lèvres alors qu'elle verse sa boisson.
— Je ne plaisante qu'à moitié.
Il est à mon sens très incongru qu'elle se donne tant de mal pour passer pour dangereuse, mais que dès que quelqu'un semble l'accepter, elle ne le croie pas. Elle pose la bouteille avant de répondre.
— … Vik est ma meilleure pote. Et je ne peux pas lui dire que, d'ici la fin de leur rencart, celui qu'elle vient d'inviter ne sera plus une option pour elle. Mais je ne sais pas si ça compte comme un souci, elle finit par lâcher, ne voyant sans doute finalement aucune raison de ne pas me vider son sac alors que j'offre si gentiment de l'écouter.
Je suis assez surpris qu'elle ait suivi une ligne de pensées si similaire à la mienne après le départ de la Botaniste.
— Tu ne sais pas ça. Qu'il ne sera plus une option pour elle. Notre choix n'est pas arrêté, je lui oppose, incapable de rester impartial.
— Peu importe votre choix. Il en va du bon sens qu'un Jumper de vingt ans comme lui et une Botaniste millénaire comme elle ne sont pas un couple viable.
Ce dont je me suis également fait l'observation. Le parallèle a quelque chose d'effrayant, comme un déjà-vu dantesque.
— J'aurais pensé que tu approuvais, je partage.
Si j'ai mis du temps à m'en rendre compte, et n'ai pas tellement eu la tête à ou la capacité d'intervenir, elle a de son côté de toute évidence vu la situation venir de loin, et a à n'en pas douter toutes les compétences pour s'être interposée si elle l'avait jugé nécessaire.
— J'approuve qu'ils s'entendent bien. C'est en essence ce que je lui ai dit après qu'elle a attaqué son ex : d'y aller doucement, parce qu'il était évident qu'ils avaient des tempéraments compatibles. Mais au-delà de ça…
Elle finit sa phrase par une grimace expressive, tout en commençant à soulever son verre. J'ai un frisson d'avoir à ce point la même vision de la situation qu'elle.
— Si vous en avez déjà parlé, quel est le problème ? je me reprends et reviens au cœur de ce qui la dérange à cet instant précis.
— Elle est quand même venue le chercher, non ? elle me rappelle, portant le verre à ses lèvres.
— Donc, tu es en colère qu'elle ne t'ait pas écoutée ? j'essaye de comprendre son état d'esprit, mais il y a tellement de raisons pour lesquelles ça va forcément m'être difficile que je préfère ne pas les énumérer.
— Personne ne m'écoute jamais, c'est bien connu. Et de toute façon, c'est une grande fille, elle fait ce qu'elle veut, elle grommelle presque entre deux gorgées, sans éloigner sa boisson de sa bouche.
Elle ne m'aide pas, là.
— Donc tu peux toujours lui dire ce que tu penses, quel est le problème ?
Elle pose son verre, un peu plus d'à moitié vide maintenant.
— Non, je ne peux pas. Même si je n'étais pas ici et elle là-haut, ce ne serait plus ma place. J'ai déjà dit ce que j'avais à dire sur le sujet. Et c'est frustrant, parce que je sais ce qu'il va se passer. Comme d'habitude.
À la façon dont elle semble en vouloir à la fois à tout le monde et personne, je me demande si ce ne serait finalement pas suffisant de la laisser pester et acquiescer sans même essayer de comprendre.
— C'est une habitude pour Vik d'aller dans le mur ? je commente pourtant, cherchant à alléger l'atmosphère.
— Non, pour moi de prédire que quelqu'un y va, LeX me reprend avec une grimace qui laisse deviner qu'elle a très bien compris ce que je cherchais à faire.
— Cassandre, huh ? je poursuis mon effort.
Elle a une petite moue fière.
— C'est bien, tu suis, elle m'accorde avant de secouer la tête.
Est-elle vraiment sûre que la flatterie n'amène nulle part avec elle ?
Elle porte à nouveau son verre à ses lèvres, le vidant d'une traite, puis se retourne pour le rincer dans l'évier. Comme c'est domestique de sa part. Elle prend également le soin de laisser tomber la bouteille vide dans la poubelle, sous mon regard plus qu'incrédule. Avant qu'elle ne reporte son attention sur moi et ne s'en rende compte, je suis cependant distrait – et donc sauvé – par le passage d'Oscar dans mon dos. Sur son chemin vers ma chambre, la grande brune m'accorde un furtif salut de sa main qui ne tient pas son téléphone portable à son oreille. Je devine qu'elle cherche à s'isoler pour appeler ses frères, comme ils le lui ont fait promettre de faire tous les jours. Après avoir réfléchi au futur de Vik et Dwight, je me dis qu'en ce qui concerne Oz, je me suis un peu trop focalisé sur sa situation actuelle et immédiate, et n'ai guère songé à ce qui allait lui arriver ensuite.
— Hey, LeX. Qu'est-ce que tu sais des dieux aveugles ? j'interroge alors la Messagère, ce qu'il adviendra d'Oscar intimement lié à ce qu'il adviendra de sa fratrie.
Et si vivant il m'a déjà semblé solide, j'ai été très marqué par la vision apocalyptique d'un Clay post-mortem. Et puisque LeX ne m'a pas laissé potasser ce matin, il n'est que justice que ce soit elle qui compense maintenant.
— Tu veux dire à part le fait qu'ils sont aveugles ? elle me renvoie en pouffant.
— Tu sais ce que je veux dire, je me permets, quoiqu'avec plus d'assurance que je n'en ressens réellement.
— Oui. Je me demande simplement pourquoi tu te poses ce genre de question, sorti de nulle part, elle reprend son sérieux, s'appuyant à son tour sur la table entre nous.
— Est-ce que ça te concerne directement ? Est-ce que c'est incriminant ? je lui demande, dans une variante un rien plus fondée du "Est-ce que je t'en pose, des questions ?".
Je me dis que j'explique usuellement plutôt bien le contexte de mes questions, et qu'étant donné ce qu'elle m'a fait faire hier, dont elle m'a explicitement dit de ne pas lui parler, elle va deviner que c'est de là que vient ma question. Et puis sinon tant pis, tout le monde ne m'explique pas toujours tout, à moi.
— Très bien, très bien. Un dieu peut être aveugle, et ce sera tout. Mais je présume que si tu demandes, tu t'interroges plutôt sur l'offre groupée, elle s'avance, prenant sur elle pour être pédagogue.
— Alors, c'est quelque chose en soi. Les dieux aveugles, je veux dire, je l'incite à poursuivre, ma curiosité de plus en plus attisée.
— La cécité peut être un truc en soi avec sans doute toutes les dérivations. Certains dérivés aveugles sont à mettre à part. C'est un peu comme une option en plus, un genre de double dérivation. Et autant dire que ça booste carrément le potentiel. C'est même plutôt radical, elle confirme et explicite, avec sur la fin un haussement de sourcils qui veut tout dire.
— Radical à quel point ? je lui demande quand même d'être plus précise.
— Du genre tu mérites vraiment ton pouvoir. Dans le bon sens. Il faut une âme extrêmement forte pour supporter une énergie pareille.
Ce qui colle parfaitement à Clay. J'ai beau n'avoir aucune idée de l'allure de son aura, ni à son état d'humain (duh) ni mort dans le possible simulé, mais d'après son historique, je n'ai aucun mal à croire qu'il en a sous le capot à cet égard.
— Et il y a des circonstances particulières, pour l'obtention d'une telle… condition ? je m'enquiers.
D'après la machine, je sais déjà que Clay devrait obtenir son titre à peu près quelle que soit la méthode et l'heure de sa mort. Je serais cependant intéressé d'en connaître les raisons, surtout si c'est effectivement cette prédestination qui m'a incité à braver tous les interdits.
— Je ne suis pas experte, mais étant donné la rareté de ce genre de dualité, je dirais qu'être capable de la supporter suffit pour se la voir attribuer. Selon le principe de la dérivation du Second Univers dans le Premier, tout doit toujours exister. D'un côté, la plupart des dérivations sont faciles à obtenir, soit par génération spontanée d'âmes dérivées, soit par affectation indiscriminée à des âmes humaines. Mais d'un autre côté, il y a des dérivations plus difficiles à obtenir, qui requièrent des paramètres très spécifiques. Par conséquent, même si les paramètres en questions ne sont pas en eux-mêmes une cause de la dérivation à laquelle ils peuvent correspondre – comme c'est le cas pour les Jardiniers du Paradis, pour contrexemple –, l'Univers ne prend pas le risque d'attendre un autre candidat, et dès qu'il en a un, il y a droit. J'aurais tendance à dire que c'est ce qui se passe pour la cécité. Surtout sur un truc comme une divinité.
J'aime bien quand LeX s'emballe dans un sujet et oublie temporairement de forcer le respect et/ou la peur. C'est souvent le cas lorsqu'elle explique le fonctionnement de l'Univers. Sachant qu'elle en a apparemment eu conscience même de son vivant, au moins en partie, c'est sans doute normal ; on est toujours plus enthousiasmé par ce qu'on maîtrise bien. En revanche, vu la difficulté que j'ai moi-même à enregistrer le peu que je sais, je me demande bien comment ça pouvait être pour elle.
— Qu'est-ce qui se passe si une dérivation donnée disparaît de la circulation ? j'interroge, m'écartant un peu de ma question principale mais intéressé par ce qu'elle vient de m'expliquer.
— Rien de bon. Par coïncidence, c'est très souvent sur les Magnets que retombe la responsabilité d'éviter que ça se produise, comme de réparer les dégâts s'il est hélas déjà trop tard, elle m'apprend avec un éclat de rire.
— C'est déjà arrivé ? je m'inquiète, me demandant si elle ne me peint pas là une ébauche d'un potentiel futur pour moi, qui n'ai en fin de compte aucune idée de ce qu'est la normalité Magnétique.
— L'Humanité a bien failli y passer plus d'une fois, et tu crois que des espèces encore plus fragiles ne sont pas tombées dedans ? elle me soumet, didactique.
— L'Univers n'est pas parfait, alors, j'observe, quelque part un peu déçu.
Je suppose que toute extinction dérivée est réversible, mais il aurait été sécurisant que l'équilibre soit mieux préservé que ça.
— Bien sûr que non. Il fait de son mieux, mais il obéit à des règles. Face à certains évènements, ou même par simple stochasticité, il est hélas parfois contraint à l'échec. Comme tout système dynamique à paramètres variables, en fait. Mais ça reste loin d'être mal fait, de manière générale, j'espère qu'on en conviendra.
Son attitude protectrice envers le système me fait sourire.
— Tu vois, que j'avais bien besoin d'un cours de rattrapage, je la taquine.
— Tu n'en avais pas besoin, tu en avais envie parce que tu es naturellement curieux, c'est tout. Mais plus sérieusement, je ne sais pas pourquoi tu t'intéresses aux dieux aveugles, mais si tu comptes aller en chatouiller un, je te préviens, je ne peux rien faire pour toi, elle conclut son intervention sur le sujet, peut-être une pointe de véritable inquiétude dans le regard.
— Je sais, je lui réponds, le souvenir d'elle désespérée après la disparition de Clay, suite à une avancée diplomatique vaine, relativement vif dans mon esprit.
— Comment ça, tu SAIS ? elle s'indigne, se redressant de la table.
Au moins, il y a une forme de cohérence dans son incohérence.
— Tu n'arrêtes pas de me répéter que les Messagers ne sont pas aussi invincibles que ce que je crois, et au moment où je l'accepte, tu m'agresses ? je lui fais remarquer, me demandant soudain si elle se rend compte de ce mauvais pli.
— Parce que je n'ai jamais rencontré personne qui l'ait accepté sans m'avoir personnellement mis la pâtée ! elle se justifie, croisant les bras et fronçant les sourcils.
— Je t'ai un peu mis la pâtée, quand même, je lui rappelle, faisant référence à mon brusque réveil de la machine, la veille.
Elle qui est d'ordinaire si insensible à la température, je présume qu'elle ne porte pas de col roulé sans raison.
— Continue de rêver, elle réplique, serrant tout de même les dents et portant discrètement une main à sa gorge.
Je décide de ne pas l'embêter plus que ça sur le sujet, et me redresse à mon tour de la table, dans l'intention de quitter la pièce. Alors que je me demande ce que je vais bien pouvoir faire maintenant, l'idée de rester oisif dans un canapé plus aussi attractive que tout à l'heure, je me rends seulement compte, dans un grand moment d'effroi, qu'avec Oscar dans ma chambre, Hannibal et Dwight sont seul à seul. Ils ont réussi à s'entendre ce matin, mais ça ne signifie pas que je suis habitué à ce déroulement. Je me rends avec aussi peu de précipitation que j'en suis capable jusqu'au seuil du salon, et suis soulagé de découvrir que Dwight dort et H… eh bien, H est H, et n'a pas bougé d'un pouce depuis tout à l'heure. Je m'adosse au chambranle et observe l'ange blond immobile, jusqu'à ce que celui-ci tourne les yeux vers moi. Je crois.
— D'accord, il faut que je demande : comment est-ce que tu lui as fait accepter de porter une cravate ? je l'interroge presque tout bas, même si Dwighty a le sommeil lourd.
Personnellement, je n'ai jamais réussi cet exploit. Je ne dirais pas que j'ai particulièrement insisté non plus, mais même pour un enterrement – certes symbolique mais tout de même – il ne s'est jamais forcé.
— Il est bien possible que j'emporte ce secret dans ma tombe, déclare mon parrain, non sans un petit sourire, sans doute amusé par l'idée que je puisse être taraudé par un évènement qu'il doit considérer bénin.
— Tu es déjà dans la tombe, Hannibal, je lui rappelle, lassé des jeux de mots sur ce thème.
— Non. Ma tombe est en Australie, me corrige cependant le déchu, ingénu.
— Attends… Tu caches littéralement tes secrets dans ta tombe ? je ne peux m'empêcher de m'assurer, qu'il me fasse marcher n'étant pas l'explication la plus évidente pour sa réponse.
— Une fois qu'on a trouvé le courage de s'y rendre, notre tombe est un excellent endroit de réflexion, il se contente de raconter, répondant à ma question sans y répondre vraiment.
— Tu pousses les jeux sur les mots trop loin, tu sais ça ? je lui fais remarquer en croisant les bras.
Je ne peux pas tellement lui en tenir rigueur sur ce coup, ceci dit, puisque c'est un peu moi qui lui ai tendu la perche.
— Je suis simplement consciencieux, il proteste doucement, avant de séparer ses mains et se lever de son siège.
— Quoi qu'il en soit, je suis content que vous ayez fini par trouver le moyen de vous entendre, je le félicite.
— Comment ça, fini ? il s'étonne, semblant sincèrement ne pas me suivre.
— Tu es toujours après lui, et il n'a même pas le cœur de riposter, je lui ravive la mémoire, direct, car lui demander s'il plaisante ne mènerait strictement à rien.
— Ou pas les capacités pour, il raille en mettant ses mains dans ses poches, illustrant parfaitement mon propos.
— Tu vois ce dont je veux parler ?
Je ne saurais même pas dire s'il l'a fait exprès ou non.
— On n'est pas dur avec quelqu'un dont on ne pense pas qu'il peut mieux faire, il déclare avec sagesse.
— Tu as été un Tuteur trop longtemps, je lui lance, jugeant que son comportement envers Dwight n'a pas toujours pu être imputé à une volonté d'amélioration, et qu'il me sort donc une excuse générique.
Et puis, je me fiche de qui on est, même quelqu'un dont on sait qu'il est un cas désespéré peut nous taper sur les nerfs.
— Oh oui… le grand blond accepte mon commentaire, hochant la tête.
Dans un large bâillement et un étirement désordonné, Dwight revient parmi nous. Je me demande ce qu'il lui a pris, car il en faut habituellement beaucoup pour le fatiguer. Et même lorsqu'il a effectivement des raisons d'être épuisé, il attend la nuit pour tomber comme une masse. Et lorsqu'il s'effondre enfin, il ne se réveille pas pour ce qui peut atteindre douze heures. Une courte sieste en milieu d'après-midi ne lui ressemble donc pas. Tout à coup, je me rappelle la façon dont H a instantanément plongé Scott dans un profond sommeil, d'un simple contact, et ai un regard suspicieux pour mon parrain. Lorsque je suis revenu dans la pièce, il était très exactement là où je l'avais laissé en la quittant, mais il n'y a bien que pour lui que ce n'est pas systématiquement à considérer comme suspect. J'aimerais croire qu'il ne m'aurait pas laissé me réjouir de son entente avec mon Tuteur s'il venait d'éviter toute conversation avec lui de façon aussi mesquine, mais…
— Qu'est-ce qui te prend, à dormir en pleine journée ? j'adresse à Dwighty, espérant qu'H aura la bonne grâce de se dénoncer s'il est réellement impliqué.
— Le sommeil change, après la mort, tu sais, l'ange défend le Jumper, ne m'avançant pas plus quant à sa culpabilité.
Il pourrait tout aussi bien être en train de me prouver qu'ils ont effectivement fait la paix qu'essayer de couvrir ses traces. Il pourrait même avoir perçu ma suspicion et se payer ma tête.
— Des private jokes de morts ? Vraiment ? je lui renvoie, légèrement acide sur les bords.
Il affronte mon regard d'un air indéchiffrable.
— Où est Oz ? demande Dwight après avoir regardé à droite et à gauche d'un air désorienté, nous ignorant complètement.
— J'ai crypté son appel, et elle est partie le passer depuis la pièce d'à côté, explique brièvement H, ce à quoi Dwighty hoche la tête.
Étant donné qu'ils ont passé la journée d'hier ensemble, il a sans doute déjà été témoin de cette manœuvre. Je suis en revanche moins au point.
— Tu as crypté son appel ? je relève, surpris de son intervention.
— C'est la moindre des précautions à prendre, lorsqu'on est en cavale, il se méprend sur mon étonnement.
— Je ne pense pas que ses frères lui auraient demandé de les appeler tous les jours s'ils ne pensaient pas qu'elle savait le faire sans risque, je fais donc remarquer, moins subtil.
— Cette fratrie a effectivement des rudiments, mais on n'est jamais trop prudent, répond alors l'ange mécanique.
Je ne peux qu'être d'accord avec cette affirmation. Je me demande en revanche à qui il applique ce principe : directement aux McAddams, par souci du travail bien fait, ayant participé à l'évasion et ne voulant pas qu'elle n'ait servi à rien, ou bien indirectement à moi, pour éviter que j'aille une nouvelle fois voler à la rescousse, comme LeX avec son glyphe d'appropriation sur le toit du pénitencier ? J'avoue avoir encore un peu de mal à croire qu'elle se soit montrée si prévoyante. Je dois sous-estimer sa volonté de me préserver. Ou sa créativité quand il est question de couvrir ses actes d'altruisme, qui sait. De la part de mon parrain, j'aurais moins de mal à accepter d'être ainsi surprotégé, mais suis tout aussi partagé quant à savoir si c'est effectivement ce qu'il essaye de faire. D'autant que, si ça se trouve, il y a un peu des deux.
— Hey. Qu'est-ce que j'ai raté ? demande Oscar en arrivant derrière moi, me coupant de toute façon dans mes pensées.
— Rien d'important. Est-ce que tout est bon du côté de Clay et Scott ? je m'enquiers en lui cédant un peu de place dans l'encadrement.
— Ouais. Ils ont trouvé un point de chute. Ils devraient arriver en fin d'aprèm, elle informe en venant s'adosser au chambranle en face de moi, mains croisées dans le bas du dos.
— Et c'est sécurisé ? je m'assure, n'aimant pas l'idée qu'ils se retrouvent à bouger de planque moisie en planque pourrie.
Il y a après tout forcément des limites à l'intervention de LeX dans les affaires humaines. Au regard qu'Oz m'accorde, je devine que je commence en tous cas à toucher aux limites de la mienne.
— Autant que ça peut l'être pour quelqu'un qui est recherché pour meurtre, son frère qui doit être le premier suspect pour l'avoir aidé à s'échapper de prison, et leur sœur qui a envoyé balader sa conditionnelle genre… cinq jours avant, elle me propose, avec une moue étonnamment sereine pour ce qu'elle vient d'énumérer.
Je devine qu'il doit y avoir du réseau là-dessous.
— C'est… bien, est tout ce que je trouve à répondre.
Je suis réellement soulagé de savoir qu'ils ne seront pas en véritable fuite, mais son énumération de leurs chefs d'accusation respectifs m'a un peu pris de court. Et je ne voudrais de plus surtout pas pousser ma chance et m'insinuer dans ses affaires encore plus qu'elle ne semble déjà estimer que c'est le cas.
— Yo. Bonne nouvelle, pour tes frangins. Ils ont du potentiel, ce serait vraiment dommages s'il était gâché par un mauvais frame job, LeX s'incruste dans la conversation sans complexe, comme si elle avait tout suivi alors qu'elle vient seulement de surgir de la cuisine.
Ce qui est entièrement possible, même pour une personne normale, mais incroyablement indiscret, évidemment.
— Il y a bien un chef d'accusation qui est mérité, marmonne H à demi-voix, signifiant sans doute l'évasion.
Il est vrai que même s'il est un jour exonéré de l'assassinat de son amie, Clay devra toujours répondre d'avoir filé entre les doigts du système carcéral. Peut-être en prouvant que sa vie était en danger s'il restait ? Le pauvre n'est pas au bout de ses peines avec cette affaire.
— Je ne veux pas savoir ce que tu veux dire par "potentiel", Oscar avertit LeX en croisant les bras, me poussant à mettre mon début de réflexion de côté pour plus tard.
— Que des bonnes choses, l'assure la Messagère, tout sourire.
Ça aurait plus de poids si tout le monde ici présent n'avait pas appris à se méfier de ce type d'expression chez elle.
— Elle a dit qu'elle v'lait pas savoir…
Dwight, qui a fini par se lever et s'avancer vers la porte, réitère la mise en garde d'Oz, d'ailleurs valable pour nous tous. J'espère.
— Tu n'avais pas dit qu'il te restait des détails à organiser ? Tu as déjà fini ? je lance de mon côté, sachant pertinemment qu'il n'en est rien.
Les pupilles de la Panthère s'étrécissent à peine, dans un surprenant élan de self-control.
— C'est précisément pour ça que je suis là, figure-toi. J'aimerais repasser sur l'emploi du temps de demain, et voudrais donc emprunter le plus responsable d'entre vous.
Sa requête, pourtant émise avec tout le sérieux du monde, me laisse pour le moins perplexe.
— … Qui est ? je vocalise la pensée de l'assemblée, sur les visages de laquelle ma propre incompréhension est reprise en écho.
LeX marque une pause avant de répondre, d'un air contrit :
— … Hannibal. J'aurais dû dire le plus expérimenté. Rétrospectivement, j'aurais définitivement dû dire le plus expérimenté, elle m'accorde lourdement la pertinence de ma question, hochant la tête.
Il est un Tuteur légendaire, et un excellent garde du corps, et pourtant lui appliquer l'adjectif de "responsable" semble irrépressiblement excessif.
— Je commence à me demander ce que tu ferais sans moi, Panthère, commente l'ange en faisant un pas vers la porte, acceptant la sommation sans relever le changement de qualificatif, prouvant qu'il ne se décrirait pas lui-même comme responsable.
— Et nous, on fait quoi ? interroge Oz, alors que la Messagère est à deux doigts de grimacer à l'intention du grand blond.
— Ce que vous voulez. Dans mon idée, je ne pensais pas qu'on serait rentrés avant la nuit, donc vous n'avez qu'à ressortir, elle propose, expéditive.
— Ressortir ? Sans toi ou H ? je me permets de lui rappeler.
Techniquement, elle ne devrait pas avoir à me donner cette autorisation deux fois. Mais je sais aussi combien elle est difficile lorsque face à ses propres erreurs de jugement. Une nouvelle fois, elle fait une courte pause avant de m'accorder raison.
— …. Oubliez-ça. On ne devrait pas en avoir pour trop long, donc vous n'avez qu'à rester ici et réfléchir à ce que vous avez envie de faire quand on remettra le nez dehors, elle corrige sa réponse initiale.
— Attends une minute ! Il y a deux jours je suis sortie courir toute seule comme une grande, proteste Oz, qui à son léger mouvement d'épaules croiserait sans doute les bras s'ils n'étaient pas déjà dans cette position.
— Et t'as laissé Jo' aller en cours t'seul, aussi, renchérit Dwight.
— Et entre-temps, il s'est passé quoi ? Ah oui, c'est vrai, vous vous êtes introduits par effraction dans une prison haute sécurité ! nous rappelle LeX, sarcastique.
Passons sur le fait que c'est sans doute elle qui s'est le plus amusée lors de cette péripétie.
— Techniquement, il n'y a pas eu effraction, marmonne une nouvelle fois H, toujours à demi-voix.
— La ferme, Hannibal, lui lance l'autre entre ses dents.
— Je croyais que j'étais la meilleure protection qui soit pour elle à l'heure actuelle ? je propose, retournant les propos de la Messagère contre elle, quoique doucement.
— Oh, ce n'est pas une question de capture. C'est juste que vous avez le chic pour vous fourrer dans le pétrin. Je t'ai laissé aller en cours il y a deux jours parce que j'ai jugé que c'était dans un lieu à faible risque. Et ce malgré le fait que, la dernière fois que je t'ai laissé aller en cours tout seul, tu t'es… Bref. Quant à ton jogging, tu n'es techniquement pas directement ma responsabilité.
La succession rapide de grimaces sur son visage juste avant son ellipse narrative me font resituer très vite la dernière fois que je n'ai pas été escorté en cours : le jour de la visite de Telrah, soit le lendemain du retour de Dwighty. On mettra donc ce petit accroc sur le compte des balbutiements de notre routine actuelle, à défaut d'un meilleur terme. Je ne sais pas si on peut qualifier de routine une organisation qui va être abandonnée après moins de deux semaines de respect.
— J'aurais bien aimé que tu essayes encore de m'empêcher de sortir, pour voir, raille Oz, avec sa bravade habituelle, car de son côté incapable d'interpréter les mimiques de la Messagère.
— Si on m'avait demandé mon avis et que j'avais su ce dont il est capable pour tes beaux yeux, je t'aurais sans doute escortée. Vous ne vous rendez pas compte d'à quel point vous êtes un chargement précieux, répond LeX immédiatement, conservant son sérieux.
— Tu veux dire lui, la corrige Oz, la remarque selon laquelle elle n'est qu'un problème annexe n'étant pas passée aussi inaperçue qu'on aurait pu le croire.
— À ce stade, c'est une offre groupée, lui renvoie la Panthère, très simplement.
— Et peut-être devrions-nous donc laisser l'offre groupée discuter ? intervient alors vivement Hannibal, faisant un nouveau pas en avant, ce qui l'aurait amené entre Oscar et moi si le manque de place ne nous avait pas contraints à nous déplacer pour le laisser passer, elle vers l'intérieur du salon, moi vers le couloir.
— D'où tu t'impatientes de m'aider, toi ? s'étonne LeX en fronçant les sourcils.
Sans plus de cérémonie, il lui suffit de faire mine de vouloir la saisir pas les épaules pour qu'elle recule à son approche. Rapidement, elle fait même volte-face pour l'esquiver plus facilement, et il la mène ainsi jusqu'à la maison, trajet durant lequel ses protestations se font de plus en plus indistinctes pour nous, avant de s'éteindre totalement lorsque la porte de la cabine téléphonique se referme derrière eux. Je ne sais pas s'il a soudain eu hâte d'en finir avec ce qu'elle lui a demandé et a opté pour une tactique de "plus vite commencé, plus vite terminé", ou s'il a tout à coup trouvé une raison particulière de vouloir nous livrer à nous-mêmes. Et je ne vois de toute façon pas trop quoi dans les propos de LeX aurait pu provoquer l'une comme l'autre des réactions. Bizarre, donc, même selon les standards de l'ange. Je me retourne vers Oscar et Dwight, qui ont l'air tout aussi étonnés que moi par son comportement.
— Est-ce qu'on a seulement envie de ressortir ? je m'enquiers auprès d'eux, acceptant l'idée de la Messagère d'en débattre, et pour ma part ouvert à l'alternative.
— Carrément ! Petite pause bienvenue, mais sans vouloir te vexer, cet appart a peut-être meilleure allure que tous les endroits où j'ai été amenée à vivre, après y avoir été enfermée pendant une journée, bizarrement…
Oscar termine par une grimace et une vaguelette de la main, qui transmettent très bien son manque d'enthousiasme à l'idée de rester en intérieur.
— Ça peut se comprendre. D'autres brillantes idées, comme ce matin ? je demande en revenant dans le salon et allant prendre appui sur le dossier du fauteuil précédemment occupé par LeX.
— J'sais pas c'qu'on pourrait r'tourner faire en ville, mais j'sais c'qu'on pourrait faire en attendant, intervient Dwight, avec l'hésitation qu'il réserve usuellement aux choses sérieuses.
— Qu'est-ce qu'il y a ? je l'incite à élaborer, mon attention piquée.
— On pourrait r'parler de c'que t'as dit hier soir… nan ? il tente timidement, baissant la tête mais pas les yeux.
Je n'avais pas vu ça venir. En même temps, il a été tellement chamboulé par la visite de Vik qu'il m'aurait paru tendu même s'il avait proposé de regarder un film. Au pire, j'aurais pu penser qu'il hésitait à aller à l'encontre des "instructions" de LeX, mais rien d'aussi grave que de ramener notre choix sur le tapis. Et quoi qu'il en soit, j'aurais surtout pensé que, même s'il avait déjà pris une décision par rapport à ma proposition de la veille, il aurait voulu profiter de notre dernière journée de liberté avant de revenir sur le sujet. Je hausse donc un peu les sourcils, surpris. De son côté, Oscar ouvre et referme la bouche sans laisser sortir un son, puis commence à faire doucement jouer sa mâchoire inférieure, en signe de grande hésitation. Puisque ni elle ni moi ne nous pressons pour répondre, Dwight relève enfin le menton, pour mieux voir nos réactions. Pour ma part, je n'ai aucune objection à en discuter, mon opinion forgée, mais c'est d'eux que je m'inquiète. Et s'il semble enclin à rouvrir le débat, elle est clairement beaucoup moins pressée, ce qui est tout à fait compréhensible.
Mon Tuteur repère rapidement qu'elle et moi avons des raisons différentes de rester cois, mais se connaissant maladroit à agir en conséquence de l'ambiance qu'il lit, s'en remet à mon évaluation de la situation. Tandis qu'il m'accorde un regard à la limite du paniqué, je la surveille plutôt elle. Honnêtement, il ne me semble pas y avoir de bon comportement à adopter ici. Si je prends la parole le premier, elle va se sentir encore plus submergée, bien qu'attendre qu'elle réagisse la mette aussi un peu sur la sellette. Et autant la fixer peut paraître insistant, autant détourner le regard serait à mon avis décourageant. À la façon dont ses doigts montent distraitement à l'aimant qui pend à son cou, je suis pris d'une étonnante inspiration sur le comportement d'Hannibal précédemment. Si Dwight avait déjà tenté d'aborder le sujet pendant que j'étais dans la cuisine, ça pourrait expliquer qu'Hannibal l'ait anesthésié, devant l'affolement d'Oscar, jugeant préférable que je sois de la partie. D'où l'empressement de l'ange ensuite à nous laisser tous les trois. Et la tentative pourrait aussi expliquer l'appel d'Oz à ses frères, son refuge ultime, dont le pendentif qu'elle manipule désormais est le meilleur proxy. Maintenant, qu'est-ce qui est le plus fou : ma théorie, ou le fait que je ne la trouve justement pas si folle ?
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