Treizième Jour - Jeu (6/8)

Nous errons sans but à travers le parc pendant un long moment, à parler de tout et à peu près n'importe quoi, comme ce matin avant le déjeuner. Après avoir croisé une calèche tirée par deux chevaux de traits, Oscar m'interroge par exemple sur les animaux et mon effet sur eux, se demandant s'il ne serait pas logique que je les repousse tout autant que les Humains. Si je sais que je n'ai aucune influence qui soit sur le genre animal (Luther en étant la preuve la plus directe), j'ignore pourquoi, et laisse donc LeX répondre. Je m'attendais à une explication un peu plus poussée que le simple fait que, aussi puissant leur pouvoir de création soit-il, les humains ne peuvent en aucun cas créer quoi que ce soit qui influe une espèce réelle autre que la leur, mais c'est apparemment là la raison principale de cet état des choses. Plus précisément, les Humains pourraient créer quelque chose qui influerait sur une espèce réelle avec laquelle ils partageraient explicitement une part de mythologie, mais comme ils ne sont présentement en communication bilatérale avec aucune autre civilisation que la leur, la question est vite réglée.

De là viennent les interrogations sur l'apparente inaptitude de l'Humanité à communiquer avec d'autres espèces. Ou même en rencontrer, si vraiment celles avec qui elle cohabite n'étaient tout simplement pas réceptives. LeX revient alors avec une certaine nostalgie sur la conquête spatiale entamée quelques décennies avant sa naissance, poursuivie de son vivant, et certainement pas abandonnée après sa mort. Hannibal, né bien ultérieurement mais il y a néanmoins longtemps, reste vague sur la stagnation voire le recul des divers programmes lorsqu'il était en vie, plaidant un désintérêt à la fois personnel mais aussi mondial pour le sujet. En tant que physicien, l'astronomie n'est pas complètement hors de mon domaine d'expertise, et je reste interloqué par certains projets qu'ils mentionnent, n'ayant jamais entendu parler de quoi que ce soit d'approchant. Je n'aurai jamais cru pouvoir être déçu de notre état actuel de présence dans l'espace intersidéral.

Petit à petit, le sujet et les points de vue qui en sont offerts ne permettent plus que tout le monde participe à la discussion. Oscar décroche la première, larguée sur tous les plans, suivie de Dwight, et enfin moi-même. LeX et H échangent avec ferveur, mais je ne suis même pas certain qu'ils parlent encore d'astronomie. Ni même qu'ils parlent ne serait-ce qu'Anglais. Leur enthousiasme dissuade cependant le reste d'entre nous de rediriger la conversation, pour une fois. Nous sommes de toute façon à ce moment-là arrivés à proximité de mon immeuble, ayant inconsciemment pris le chemin du retour, la journée loin d'être terminée mais notre sortie bien remplie. Nous montons donc les escaliers avec en bruit de fond les deux blonds intarissables, Oscar scrutant l'horizon à travers la paroi vitrée, Dwight regardant ses pieds, et moi les yeux dans le vide, les sourcils froncés, essayant encore de faire sens de la dernière chose que j'ai comprise dans le débat qui semble faire rage derrière nous.

Juste après avoir ouvert la porte de mon appartement, un picotement inattendu dans ma nuque attire mon attention et me fait jeter un œil derrière mon épaule. Mon geste échappe à mon Tuteur, toujours absorbé par ses baskets et les tâches d'herbe qui sont venues s'ajouter à celles de boues extraterrestres qui y trônaient déjà, mais pas à Oscar, qui hausse un sourcil interrogateur. Je secoue la tête en souriant, pour lui signifier que ce n'est rien, et ouvre la voie vers l'intérieur. Alors que je tiens la porte pour laisser passer tout le monde, je ne manque pas de voir LeX, qui ferme la marche, d'abord arborer la pose que j'ai prise un instant plus tôt, puis faire à peu de choses près la même tête qu'Oz, également à mon intention. À elle, je réponds par un haussement d'épaules. Je ferme ensuite derrière moi et rejoins la troupe, que Dwighty a déjà guidée vers le salon le plus proche. J'ignore s'il a agi en bon fainéant ou bien par habitude, ayant connu plus de retours à cet appartement avant ma réception d'HAG qu'après.

Tout en s'asseyant, prenant soin de repousser les pans de son long manteau derrière lui, Hannibal conclut la tirade qu'il avait commencée au début du couloir de mon étage, avec une remarque qui concerne peut-être ou peut-être pas la race d'un ours. Je ne pense pas me tromper, mais j'ai quand même du mal à m'imaginer comment ils ont pu en arriver à parler zoologie à partir du thème de l'espace. LeX retire son gilet à capuche et le place sur le dossier du fauteuil d'en face, sur lequel elle s'assoit, ramenant ses pieds sous elle après avoir retiré ses Converses. Elle fait la moue, comme considérant ce qu'il vient de lui exposer, avant de repartir de plus belle dans leur échange abscons. Après être allé déposer ma veste sur le porte-manteau (puisque je suis visiblement le seul ici présent à connaître l'utilité d'un tel objet) je prends pour ma part place dans le canapé, à la droite d'Oscar, elle-même à la droite de Dwighty, déjà la tête basculée en arrière et les yeux fermés. Oz se tortille pour s'extirper de son propre manteau, dans lequel elle a déjà rangé son bonnet, son écharpe, et ses gants, après quoi elle le balance derrière elle sur le dossier du canapé, comme un oreiller fortuit. Au soupir d'aise qu'elle pousse une fois sa tête bien calée, je conclus que nous sommes tous décidément plus fatigués que nous ne le croyions.

Poussés par un respect que je ne leur connaissais pas, LeX et Hannibal diminuent petit à petit leur volume sonore, tandis que la respiration de Dwight s'approche de plus en plus dangereusement du ronflement. Dans un effort pour s'installer encore plus confortablement, Oscar finit par imiter la Messagère, et se délester de ses bottes pour pouvoir ramener au moins une de ses jambes sous elle. La tâche est cependant rendue ardue par la nécessité de ne pas déranger son voisin de gauche, et la présence de moi-même, son voisin de droite. Je ne suis souple que jusqu'à un certain point, et l'un de mes côté est assez sensible depuis sa brutale rencontre avec une lance de bois et la guérison de la plaie occasionnée par un Jardinier. J'ai beau m'efforcer de ne rien laisser paraître, lorsqu'éviter le contact entre son coude et mes côtes m'amène à me plaquer, même doucement, contre l'accoudoir du canapé, elle m'adresse tout de même un air atterré, me traitant sans doute silencieusement de petite nature. Je suppose que c'est mérité, et souris. Il faudra que je demande à Perry s'il sait quoi que ce soit à propos de rendre ses patients chatouilleux.

Alors que nous sommes tous enfin douillettement installés, appréciant un moment de quiétude, la sonnette retentit soudain. Nous sursautons tous, moi y compris, bien que la présence de quelqu'un derrière la porte depuis plusieurs minutes déjà ne m'avait pas échappé. Et ce n'est pas uniquement dû au fait que cet appartement n'a jamais eu de sonnette, depuis aussi longtemps que je vis ici ; je pense que notre visiteur ne savait pas lui-même qu'il était sur le point de faire savoir sa présence. Tant d'indécision de sa part me fait rire intérieurement. Hannibal penche la tête sur le côté comme il en est si bien capable, intrigué, tandis qu'Oscar tourne la tête vers la porte, partageant ce sentiment, quoique que pour d'autres raisons. Dwight ouvre les yeux mais les garde rivés au plafond, jamais excellent en situation de réveil abrupt. LeX et moi nous entre-regardons. Comme toujours, je ne sais pas ce qu'elle pense, et j'ai conscience qu'elle ne peut pas savoir ce que je pense non plus, alors je me demande bien pourquoi est-ce qu'on s'essaye à cette forme de communication qui n'en est finalement pas une pour nous. Elle finit par se renfoncer dans son siège avec un sourire, me laissant la main pour gérer cet évènement comme bon me semble. Voyant qu'Oscar scanne la pièce, se demandant qui va d'ordinaire répondre, Hannibal s'apprête à se dévouer, posant ses mains sur ses genoux, mais j'ai une autre idée :

— Dwight, tu peux aller ouvrir, s'il te plaît ? j'enjoins mon Tuteur, coupant mon parrain dans son élan.

L'interpellé relève et tourne la tête pratiquement au ralenti, affichant un air ahuri.

— Pourquoi moi ?! il couine pratiquement à l'injustice.

H penche la tête de l'autre côté, visiblement perdu.

— Sans raison, je mens éhontément, dissimulant mon mauvais visage de poker par une vague grimace et un haussement d'épaules.

LeX dissimule l'élargissement de son sourire à ma maladroite ruse, et H et Oz sont de plus en plus désorientés.

— C'quoi c'te idée ? T'fais rien, là, il persiste à protester.

À sa place, j'aurais plaidé que j'étais plus proche de la porte que lui, mais sa logique enfantine a la vie dure.

— Et j'aimerais que ça reste comme ça. Tu peux jumper, si tu veux.

La première partie de ma prise de parole me fait horreur, mais c'est pour le bien de mon meilleur ami, donc je me force à feindre l'égoïsme. J'ajoute un compromis, à la fin, pour moins passer pour le méchant.

— Sans rire ?

Miraculeusement, la simple perspective d'un laissez-passer pour enfreindre l'une des toutes premières règles que je lui ai imposées est suffisante pour lui faire oublier à quel point ma requête est infondée. Béni soit son tempérament.

— Ce n'est qu'une porte… je commente comme si je devais faire un effort, alors qu'il lui arrive encore d'oublier cet interdit de façon régulière, et je n'en suis finalement pas si embêté.

Il ne faut pas donner au Jumper la permission deux fois. Dans un bruit d'explosion étouffé et une courte onde de choc qui fait frémir le canapé, poussant Oz à m'agripper l'épaule par réflexe, Dwight disparaît d'à nos côtés pour réapparaître dans l'entrée. Il ouvre la porte sans cérémonie, mais lâche un "Han !" sonore, à peine a-t-il achevé son geste, et la referme encore plus vite qu'il ne l'a ouverte, dans un claquement un rien plus retentissant que son onomatopée. Perturbé, il garde d'abord ses deux mains à plat sur la porte pendant quelques secondes, ne laissant à Oscar et Hannibal que le temps de se demander ce qui est en train de se passer, quoique toujours à des niveaux différents, et à LeX et moi-même de retenir notre hilarité. D'un pas vif, mon Tuteur fait demi-tour et s'avance jusqu'à l'encadrement de la porte du salon, d'où il vient me dévisager avec un mécontentement apparent.

— Vieux ! T'savais qu'c'était elle ! il fulmine, gesticulant sur le début de chacune de ses phrases.

— Oui. C'est pour ça que je t'ai envoyé toi, je plaide coupable sans hésitation et pratiquement sans honte.

— Mais pourquoi ? J'la déteste ! il affirme, grognon.

— Non, c'est faux, je lui rappelle gentiment.

— Ah ouais ? Ben maint'nant, c'est toi, qu'je déteste ! il me lance, décidément énervé.

— C'est faux aussi, ça.

Maintenant je me sens comme Hannibal, ce genre de réplique sa spécialité. Et à la façon dont l'ange sourit largement lorsque je la prononce, il n'a pas manqué la similitude non plus.

Soufflant par le nez, incapable de trouver une autre pique à me jeter, Dwight s'en retourne vers la porte d'entrée, d'un pas toujours aussi vif, après une ultime gesticulation dont il est le seul à connaître le sens. On l'entend soupirer un grand coup avant qu'il ne se résolve à rouvrir la porte. Pendant plusieurs secondes, lui comme la visiteuse, qui n'a pas bougé du seuil, trop interloquée, restent silencieux. Je profite de l'occasion pour répondre aux interrogations muettes d'Oscar, qui n'est pas au point sur l'identité de l'intruse. Je n'ai qu'à mimer son prénom des lèvres pour que tout paraisse tout de suite beaucoup plus clair à ma voisine, qui se rend alors seulement compte qu'elle me tient toujours par l'épaule, et me repousse gentiment, d'autant que maintenant que Dwight est parti nous avons plus de place sur le canapé. En ce qui concerne l'incompréhension d'Hannibal, je ne peux en revanche rien faire, et le laisse pencher la tête d'un côté puis de l'autre, en boucle, comme un jouet cassé. De l'autre côté du mur, Dwight finit par s'éclaircir la gorge et commencer :

— Hey, Vik, il accorde enfin un accueil correct à la Botaniste.

Je n'ai pas besoin de le voir pour savoir qu'il a croisé les bras, pour se donner une contenance.

— Je peux savoir pourquoi tu m'as claqué la porte au nez, à l'instant ? elle s'enquiert pour sa part, ne s'embarrassant pas de civilités.

Elle s'efforce de garder un ton neutre, mais son caractère est difficile à contenir.

— Er… Pa'ce que j'suis maladroit. T'sais bien. Déso, il invente et s'excuse dans le même souffle, déglutissant ensuite, pas meilleur menteur que moi.

— D'accord… elle accepte, à mi-chemin entre la bonne grâce et l'indifférence.

— Qu'est-ce tu fais là, d'toute façon ? il demande, n'aimant ni les silences ni tourner autour du pot.

— J'ai reçu ça.

On entend un bruit de papier, laissant deviner, par le contexte, qu'elle brandit soit une enveloppe, soit ce qu'elle a contenu, soit les deux.

— C'cool, pa'ce qu'on l'a envoyée, répond Dwight, laconique.

— C'est ton écriture, non ? s'assure la petite brune, d'un ton qui laisse deviner que sa question est rhétorique mais qu'elle s'est résignée à obtenir une réponse quand même.

— Ouais. I's ont essayés d'm'exploiter. Mais c'est quand même une édition limitée, pa'ce que j'écris pas terrible, donc ils m'ont envoyé faire aut'e chose après que'ques unes, il explique posément.

J'ignorais que les invitations pour demain avaient été distribuées sous un format aussi archaïque, mais soit. J'ai bien reçu l'annonce de la venue de LeX sous ce format, après tout.

— Tu écris comme un gamin de sept ans, mais au moins c'est lisible, se contente de commenter la Botaniste, remballant son faire-part.

— Er… Merci ? tente le Jumper, incertain de ce qui est en train de se passer.

Il est vrai que cette question ne justifie pas une visite.

— …

Un ange métaphorique passe.

— T'voulais aut'e chose, ou t'es juste venue pour te payer ma tête ? il lui demande, relançant une nouvelle fois la discussion, montant d'un cran dans la provocation.

— Je suis venue pour te demander si tu avais une cavalière pour demain, en fait, elle annonce solennellement.

Aha, on entre enfin dans le vif du sujet. Oz tombe bouche bée. Il lui avait pourtant fallu bien moins longtemps que moi pour remarquer la synergie entre Vik et Dwighty.

— Nan. 'l en faut une ? mon Tuteur s'alarme légèrement, adorablement naïf.

— Je n'ai pas de cavalier non plus. Donc, je me suis dit qu'on pourrait faire d'une pierre deux coups en y allant ensemble, elle propose, l'air de rien.

Oscar place carrément sa main devant sa bouche, de plus en plus époustouflée par ce qui est en train de se produire de l'autre côté de la paroi. Hannibal, pour sa part, semble de moins en moins comprendre ce qui est en train de se passer, tandis que LeX conserve son sourire au beau fixe, peut-être même un peu trop pour être honnête.

— … Et j'suis l'combientième à qui t'as d'mandé ? Dwight interroge la petite brune après un instant de réflexion, tout à coup suspicieux.

— Le premier, elle répond sans hésitation.

Je la sais bonne menteuse, mais pas à ce point.

— J'te crois pas, il déclare pourtant quand même, par défi.

— En toutes autres circonstances, j'aurais pu demander à un bon nombre de Botanistes qui m'idolâtrent alors que je les tolère à peine. Sauf que grâce à toi et tes plans de capture débiles, je n'ai plus exactement la cote auprès de mes collègues. C'est même plutôt la lose totale. Donc, puisque c'est ta faute si je n'ai pas de cavalier, il ne me paraît que justice que ce soit toi qui compense. En plus, je sais que tu sais danser et n'es pas complètement insoutenable en costard, elle expose relativement posément le raisonnement l'ayant amenée jusqu'à lui, ne perdant son ton grave qu'un instant, en l'accusant de l'état de sa réputation.

Voilà la Vik qu'on connaît et que lui semble apprécier !

— … T'es pas un peu vieille pour être ma cavalière ? il commence.

À partir de là, je sais qu'il va dire oui, et ne fait que jouer avec elle.

— Pas autant que tu es trop jeune pour être mon cavalier, elle réplique du tac au tac.

— J'pense aussi qu'j'aurais pas l'air malin avec une cavalière aussi p'tite, il poursuit, égal.

— C'est seulement parce que tu es une espèce de géant, elle rétorque toujours sans sourciller.

— La plupart des gens pensent que t'es plutôt une garce, il ose.

— Ceux qui pensent ça doivent aussi penser que tu es beaucoup trop naïf pour ton bien, lui renvoie la Botaniste sans se démonter.

— T'nous as laissés, aussi.

Voilà là son argument final, sa réticence ultime. Comme je m'en suis rendu compte au mariage de Zarah – et aurais sans doute dû le remarquer bien avant – Dwight a toujours eu un faible pour la petite brune, à mon sens étrange et inexplicable, mais soit. Et à la façon dont elle a constamment été à la limite de le brutaliser ou l'insulter, et n'a jamais raté une occasion de le provoquer ou de le mettre en défaut, il est possible de penser qu'à sa manière elle lui rendait ce sentiment. Et ce premier état des lieux est d'autant plus surprenant que plusieurs obstacles à cette improbable relation sont à prendre en compte. D'une part, ils se sont rencontrés dans des circonstances malheureuses – à savoir, comme elle vient de le rappeler, lui lui tendant un piège. Puis il y a cette différence de ce qu'on peut appeler statut, à la fois liée à leurs natures dérivées respectives, pas vraiment incompatibles mais de catégories distantes, et aussi à leur différence d'âge, et sans doute même de niveau social et d'éducation d'origine.

Avec un bilan pareil, on pourrait penser ces deux-là capables de tout surmonter, quel que soit leur situation exacte. Et pourtant, je pense que le moment où elle a décidé de rester au Paradis, le jour où j'ai réuni June et Perry, elle a trouvé la seule chose qui pouvait franchement endommager cette relation : l'abandon. Il aurait pu passer toute son existence à juste se prendre le chou avec elle, même seulement ponctuellement. Mais qu'elle ne lui dise pas au revoir, sur ce nuage, ne l'a pas laissé au meilleur de sa forme, ce soir-là, ce qui est loin d'être facile à obtenir. Certes, mon Tuteur est la personne la mieux lunée que j'ai jamais rencontrée, et il est à mon avis strictement incapable de garder une réelle rancune contre un individu, mais ça n'empêche qu'il sait faire savoir lorsqu'on l'a blessé, même maladroitement. Avant d'invariablement pardonner, évidemment, fidèle à lui-même.

— … Mais je suis plus que soutenable en robe de soirée, répond Vik après un instant de pause, signifiant des excuses par tout sauf les mots.

Dwight reste silencieux, considérant sa réponse. Techniquement, ce moment devrait être celui où il accepte ce semblant de rédemption à bras ouverts, même plus vite que la fautive ne le mérite. Et pourtant, il hésite. J'ai d'abord du mal à m'imaginer pourquoi, parce qu'aussi blessé qu'il l'a été par le départ précipité de la Botaniste, il était beaucoup trop content de la revoir il y a quelques minutes, quoiqu'il en ait dit, pour lui en tenir rigueur. Mais il ne faut finalement pas longtemps pour que ce qui l'entrave me frappe. J'ai beau ne pas avoir les yeux sur elle, je peux deviner que, avec là d'où elle vient tout droit, Vik est en uniforme de son rang. Et la capuche et la couleur blanche sont un cruel rappel de tout ce qui les sépare, et pire, tout ce qui pourrait les éloigner encore plus d'ici demain soir.

Il n'y a aucune restriction de fraternisation entre alignements, et de toute façon ils n'étaient pas polarisés pareil jusqu'ici, mais le souci vient justement du changement de situation proposé, je pense. Comme je m'en suis déjà fait la remarque, Dwight pourrait tout à fait passer toute son existence à la taquiner et se faire taquiner par elle, et ce serait parfait, il ne questionnerait jamais cet arrangement. Sauf que là, elle parle d'aller à un bal ensemble, ce qui concrétise un peu leur attraction mutuelle (et incompréhensible, j'y tiens). Et pourquoi s'engager dans une voie si on sait d'avance que c'est un cul-de-sac ? Autant il l'apprécie indubitablement, autant après demain, l'idée de leur couple pourrait devenir un concept plus qu'épineux. Surtout avec la proposition que j'ai faite hier. Même en sachant qu'il ne voudrait s'en défaire pour rien au monde, je m'en veux à cet instant précis terriblement de le mettre dans cette position.

Au-delà de cette question, Vik n'a aussi séjourné avec nous que par obligation. Si, comme me l'a soufflé le super-ordinateur hier, son statut de BFF de leur créatrice ne l'enhardissait pas à se mêler des affaires des Magnets, elle ne se serait jamais retrouvée coincée avec nous dans cette aventure. Et après la cérémonie de demain, quel que soit notre choix, elle n'aura plus vraiment de bonne raison de traîner avec nous. Je pense même qu'à l'avenir, elle y réfléchira à deux fois avant d'aller s'immiscer dans les activités Magnétiques, mais je digresse. Si la séparation imminente n'avait rien d'effrayant alors qu'ils ne faisaient que flirter, la perspective devient tout de suite un peu plus sombre si leur situation se complique. Ce sont toutes ces questions et d'autres qui doivent torturer Dwighty de l'intérieur et l'empêcher d'accepter l'invitation tendue comme une branche d'olivier.

— Qu'est-ce qui ne va pas ? finit par demander Viky, s'impatientant.

— Sors d'ma tête ! se défend immédiatement le Jumper, avec un mouvement de recul.

Je pense qu'il a en réalité sursauté, tiré brutalement de ses pensées, et a simplement habilement masqué son geste.

— Même si j'y avais accès, je n'aurais pas besoin de ça pour voir que tu rumines un truc, elle lui oppose, rendue sceptique par une réaction aussi explosive.

— Ça t'regarde pas ! il continue de se défendre, alors qu'il n'a pas réellement été accusé de quoi que ce soit.

— Si ça t'empêche de répondre à ma proposition, un peu quand même, elle raisonne, pragmatique.

— N'importe quoi ! il refuse sa logique.

— Non, pas n'importe quoi ! elle lui renvoie, n'arrivant pas à ne pas le rejoindre dans son comportement puéril plus longtemps.

Qu'elle ait conservé son calme jusqu'ici est déjà tout à son honneur.

— Si ! il persiste.

— Contente-toi de me donner une réponse ! elle s'agace.

— J'peux pas, il esquive plus que maladroitement.

Même moi je n'arrive pas à trouver une logique dans ce qu'il dit, sur ce coup-ci.

— Pourquoi pas ? l'interroge Vik, essayant de lui mettre le nez dans ses propres incohérences.

— Pa'ce que ça t'regarde pas, j'ai dit ! il répète sa première objection.

— Ça n'a aucun sens, ce que tu racontes ! elle éclate, abandonnant l'idée de le faire retomber sur ses pieds.

— Mais si ! il proteste, lancé dans l'absurde et incapable d'en revenir.

— Er… Non !

— Si !

— Alors explique !

— Mais nan !

— Mais tu vas me dire si tu acceptes qu'on aille à cette foutue cérémonie ensemble, oui ou non ? elle recentre la dispute, persévérante.

— Bon, bah très bien, d'accord, alors ! il capitule soudain, acculé.

— D'accord ? elle répète, prise au dépourvu.

— Ouais ! il confirme.

— Super, elle conclut.

Le ton qu'ils ont tous les deux atteint est difficile à perdre d'une seconde à l'autre…

— Génial. On se r'trouve là-bas ? il s'enquiert, son intonation toujours pas en accord avec son propos.

— Tu pourras passer me prendre à ces coordonnées.

Nouveau bruit de papier.

— Génial.

— Salut.

On l'entend tourner les talons, puis Dwighty refermer la porte. Il reste un moment devant, et un bruit mat me laisse penser qu'il est sans doute venu y apposer son front, le temps de se remettre de cet intense échange. Oscar découvre le bas de son visage mais reste bouche bée, et je hoche la tête, partageant son ébahissement à une telle relation. LeX est toujours aussi impassible, sans doute parce que dès que ça concerne Vik, elle a l'habitude, et rien ne doit jamais être de toute repos avec la petite brune. Quant à Hannibal, il ne semble pas moins perdu qu'avant, mais au moins il a enfin remis sa tête droite. Dwight finit par revenir nous rejoindre dans le salon, où les deux blonds sont les seuls à ne pas le fixer, Oscar et moi moins timides ou blasés vis-à-vis de lui.

— C'était… commence Oz, sans arriver à trouver les mots.

— Vous êtes au-delà de toute possibilité d'explication, je crois, j'offre pour ma part, espérant à la fois renvoyer l'opinion générale et mettre un terme à toute discussion sur le sujet, afin d'épargner mon Tuteur plus d'embarras encore.

— La ferme, il me lance doucement, tout en nous invitant du geste à nous décaler vers la gauche dans le canapé, afin de pouvoir nous y rejoindre.

J'aurais vraiment du mal à décrire son humeur. Il y a d'abord une bonne part de pur bonheur que Vik soit revenue, du type de joie qu'un chien ressent au retour de son maître après une journée de travail. À savoir que mon Tuteur exprime ce genre d'allégresse pour à peu près toutes ses connaissances, avec plus ou moins de force, selon le temps écoulé depuis leur dernière entrevue et leur degré d'intimité. Pour vous donner une ligne de base, je peux vous dire par expérience que ne serait-ce qu'être salué par un sentiment pareil tous les matins améliore considérablement votre humeur. Je ne le dirai jamais assez, mais tout le monde devrait avoir un Dwight dans sa vie. Là, ça ne vaut pas l'accueil qu'il m'a accordé lorsque je suis pratiquement revenu d'entre les morts, après avoir sauvé Oscar, mais ça reste honorable. J'ai beau ne pas exactement porter la Botaniste dans mon cœur, j'espère quand même qu'elle a les moyens de s'en être rendu compte.

Il y a ensuite une part de panique totale, sans doute à la simple idée d'être le cavalier de qui que ce soit. Une bonne panique, plus composée d'anticipation que d'appréhension. Je sais qu'il n'a aucun manque de confiance en ses capacités de danseur, mais j'ai déjà entraperçu une forme de cette sourde alarme à chaque fois qu'il est fait mention du bal de demain. Les évènements formels le sortent un peu de son élément. Notamment parce que, comme j'ai eu l'occasion de l'apprendre, les cravates lui rappellent cruellement la pendaison. Le reste de son affolement repose sur sa maladresse habituelle face à la gent féminine. Cette même maladresse qui m'a conduit à ne rien remarquer entre Vik et lui avant trop longtemps pour pouvoir me prétendre un meilleur ami qui se respecte. Comme je le disais, de la bonne peur.

Enfin, il y a une dernière part de franche inquiétude, pour toutes les raisons que j'ai déjà mentionnées. En tant qu'irréductible optimiste, il essaye de ne pas laisser le négatif surpasser le positif, mais la lutte est dure. Il va sans le moindre doute passer une meilleure soirée en sa compagnie que s'ils étaient venus séparément et n'avaient pas surmonté cette funeste séparation. C'est d'ailleurs probablement cette certitude qui a fini par le faire accepter l'invitation. Avoir arrangé les choses à court terme n'est cependant pas aussi satisfaisant lorsqu'on sait qu'à long terme ce même arrangement va certainement mener à une situation potentiellement encore pire que celle qu'on a cherchée à améliorer en premier lieu. De quoi donner le tournis à n'importe qui. Dwight est donc laissé par cette étrange mixture d'émotions dans un état proche de la catatonie, qu'il cache en s'enfonçant aussi profondément qu'il est anatomiquement possible dans le canapé à côté de moi.

— Est-ce qu'Hannibal amène quelqu'un ? interroge tout à coup Oscar à la ronde, prise d'une inspiration soudaine.

Pour la seconde fois depuis que nous nous sommes installés dans le salon, tout le monde sursaute.

— Pfffsch. Excusez-moi ? le principal intéressé s'étouffe avec de l'air.

J'appelle ça du talent. Il faut dire qu'il était peut-être en apnée tant il se concentrait fortement pour comprendre ce qui vient de se passer avec Vik. Mon parrain peut parfois être tellement à côté de la plaque, comme pour compenser ses ponctuelles à peine croyables intuitions.

— Est-ce que tu as une cavalière pour la cérémonie ? Parce que tout le monde semble y aller avec quelqu'un, alors…

Oz n'a pas tort du tout. Les Messagers fonctionnent par couples, et June et Perry viendront évidemment ensemble. Elle et moi, en un sens, formons une paire. Et maintenant Vik et Dwight seront un duo, même si difficile à définir. Il serait légitime de penser qu'Hannibal ait lui aussi une escorte.

— Avoir quelqu'un n'est pas exactement dans mes attributs, déclare l'ange avec simplicité.

Je n'en reviens pas d'avoir vu si juste, tout à l'heure à la patinoire.

— Pourquoi pas ? demande Oscar, curieuse.

— Déchéance, principalement, résume H, concis.

— Justement. Je comprendrais qu'un ange n'ait pas de sexualité, mais les démons en ont une, non ?

Je grimace, trouvant sa formulation bien cavalière, sans mauvais jeu de mot.

— Premièrement : je ne suis pas un démon, bien que j'apprécie la confusion. Deuxièmement : ce n'est pas une question de sexualité, répond Hannibal avec précision, étonnamment stoïque.

— Disons pas QUE… commente LeX entre ses dents.

— Alors quoi ? Tu… attends l'amour ? plaisante Oz.

— Quelque chose comme ça, il répond pourtant très sérieusement, lui faisant perdre son sourire.

— Nan mais… Er… T'veux dire que… Jamais ? essaye de demander Dwight en se redressant.

Il n'a pas besoin d'exactement finir une phrase correcte pour que tout le monde comprenne où il veut en venir, bien qu'il soit je pense le seul à être allé aussi loin dans cette direction.

— Non pas que ce soit tes affaires. Est-ce qu'on pourrait s'il vous plaît parler d'autre chose ? commence seulement à s'agacer mon parrain, venant placer ses bras sur les accoudoirs de son siège.

— Jamais ?! insiste lourdement le Jumper, abasourdi et manquant cruellement de tact.

— Qu'est-ce que ça peut bien te faire ? gronde doucement l'ange.

Si je n'étais pas si embarrassé pour lui, je pense que je prendrais le temps de m'étonner qu'il soit parfois si grivois.

— Mec. T'es genre… vieux. Ça t'inquiète pas ?

Cette fois, je donne un coup de coude à mon Tuteur, sachant que le modérer par les mots a en général l'effet inverse, puisqu'il tente alors de défendre sa ligne de questionnement. Je sais bien qu'il a ses propres problèmes, mais il y a des limites à ce que je suis prêt à laisser passer.

— J'ai d'autres choses plus importantes desquelles m'inquiéter, merci, répond le grand blond, resserrant son emprise sur ses accoudoirs mais restant courtois.

— Mec ! s'exclame Dwight, recevant un deuxième coup de coude plus violent que le dernier, ce qui lui fait enfin tourner la tête vers moi et remarquer mon expression d'incitation au mutisme.

— Tu sais, Oscar, avant que tu poses cette question, je t'appréciais vraiment beaucoup, l'ange se tourne vers l'instigatrice de la discussion gênante, braquant sur elle son regard hétérochrome, comme il évite habituellement de le faire.

— Je ne savais pas que c'était un sujet tabou. Désolée, elle se défend et s'excuse conjointement, se faisant toute petite à mes côtés.

— Maintenant, je ne t'apprécie qu'un peu… poursuit mon parrain, laissant enfin un sourire étirer ses lèvres, tempérant son précédent propos.

Quel maître du suspense, celui-là. Je suis content qu'il ne reste pas troublé par le manque de délicatesse de Dwighty, bien que j'aurais tout à fait pu comprendre que ce soit le cas.

— Merci, murmure Oz en souriant à son tour.

C'est vrai qu'il a été le premier chargé de sa protection, après son sauvetage. Ça crée des liens.

Après un haussement d'épaules, n'ayant dans sa préoccupation pas tellement compris ce que je lui reprochais, Dwight retombe en arrière et dans ses pensées. Hannibal desserre sa prise sur ses accoudoirs et joint ses mains, entremêlant ses doigts comme s'il avait l'intention d'entrer en méditation voire, ce qui serait encore plus singulier, en prière. Finalement, le calme et le silence reviennent régner sur le salon. Oscar, tête basculée en arrière, contemple le plafond, et puisque je ne vois rien de mieux à faire, je l'imite. J'ai un soudain élan de nostalgie pour cette courte période entre le moment où je suis devenu Magnet et la mort de Zarah, où il n'était ni question d'alignement, ni question d'ordre des choses, de décision majeure, de responsabilités ou de devoirs, de Messagers et de communauté dérivée toute entière d'un seul bloc. Durant cette période, je n'étais qu'un Magnet, quelque part un peu le type le plus ennuyeux du monde qui apprenait que justement ce titre était ce qui allait faire qu'il ne le soit plus. J'allais en cours, je m'entraînais à des tâches plus ridicules les unes que les autres, et j'apprenais à connaître mon nouveau colocataire à la fois forcé et exactement ce dont j'avais besoin. On ne sait pas la chance qu'on a avant qu'elle ne s'épuise. Je m'en voudrais de me faire avoir deux fois, et savoure donc ce moment de paix.

— C'est pas tout ça, mais je dois encore pouvoir trouver quelques petits détails d'organisation à régler avant demain, déclare tout à coup LeX, se levant sans laisser le temps à qui que ce soit de réagir.

Je ne suis pas responsable d'elle. Je ne devrais pas me sentir responsable d'elle. De toutes les personnes ici présentes, et même de toutes les personnes à l'heure actuelle dans l'univers, c'est sans doute celle dont je suis le moins responsable. Elle est d'ailleurs probablement plus responsable de moi que l'inverse. Et ce n'est même pas mon caractère qui me pousse à me sentir responsable de tout le monde, c'est ma nature. Récemment acquise, en plus. À cause d'elle. Alors qu'elle déteste sans doute qu'on s'inquiète d'elle. Pourquoi est-ce que je ne peux pas être comme Oscar, et laisser les gens tranquilles tant qu'ils ne demandent pas explicitement de l'aide ? Pourquoi est-ce que je ne peux pas être plus comme Hannibal, et savoir quand il est tout bonnement plus sage de laisser les gens gérer leurs humeurs tout seuls ? Avec un grognement intérieur et un soupir audible, je me lève néanmoins du canapé et suis la Messagère à la cuisine. Est-on considéré faible lorsqu'on perd contre soi-même ?

Scène suivante >

Commentaires