Treizième Jour - Jeu (5/8)

Comme LeX l'avait prédit, l'endroit n'est pas bondé. Mais il n'est pas désert pour autant. Quelques bandes d'amis, plusieurs couples, un duo parent-enfant, et une jeune femme seule, soit une vingtaine de personnes occupent la glace. Un certain nombre d'observateurs sont également accoudés à la palissade, leur âge, le landau ou le chien qui les accompagne, ou bien une malencontreuse blessure les empêchant de se joindre au ballet désordonné formé par les patineurs. Je ne peux pas m'empêcher de songer à l'excuse que tous ces gens vont bientôt s'inventer pour s'éloigner. Peut-être le froid, l'heure, ou bien une soudaine lassitude pour l'activité. Je suis un peu consolé par l'idée que la jeune femme seule, au moins, va pouvoir rester. Le temps que nous enfilions nos patins, le père a déjà emmené sa fille retirer les siens, et les personnes âgées ont commencé à passer leur chemin. Pas pour la première fois, je me demande si quelqu'un a déjà étudié les origines de la variabilité interindividuelle de la sensibilité à la répulsion Magnétique.

LeX entre sur la glace la première, l'ange lui cédant galamment le passage. J'en fais de même avec Oscar, qui lève les yeux au ciel, puis attends Dwight, qui ferme la marche, peut-être pas malade en patins mais visiblement pas le plus à l'aise pour autant. Hannibal glisse les mains dans le dos, serein. LeX patine devant lui, à reculons, gardant un œil sur le reste d'entre nous, qui essayons de guider un Dwight pas très heureux d'être le moins habile du groupe. Nous ne rejouons pas Bambi dans la neige, mais presque. Le Jumper ne manque pas d'équilibre, mais prendre de l'élan semble lui poser des difficultés, ce qui me laisse penser qu'il en prend d'habitude grâce à son don. Une fois lancé, il est cependant stable et se passe de toute aide.

Bien que nous restions dans un cercle restreint, à un bout de la patinoire, le reste des badauds et les patineurs humains s'en vont tour à tour. L'homme au guichet, occupé à lire un magazine, ne prête par chance pas d'attention particulière à la soudaine migration. Je ne sais pas si c'est la distance entre la glace et le kiosque qui l'abrite, ou bien son obligation professionnelle qui étouffe son besoin de partir, mais quoi qu'il en soit, je suis content qu'il n'ait pas l'air gêné. La patineuse dérivée a quant à elle un baladeur sur les oreilles, et est de plus trop concentrée sur son entraînement pour remarquer quoi que ce soit non plus. C'est tout juste si elle accorde une seconde d'attention à son ami plâtré, parmi les spectateurs, qui lui fait signe qu'il la laisse. Celle qui reste en revanche bouche bée est Oscar, enfin convaincue de mon impact sur la population humaine. Elle m'adresse un regard ahuri, auquel je réponds par un haussement d'épaules et un sourire, rapidement suivi d'un éclaircissement de gorge embarrassé lorsque je croise le regard de LeX, trop contente que j'aie fini par trouver du positif dans ma condition.

Nous évoluons un bon moment sans rien dire, occupant peu à peu presque tout l'espace disponible, tout en prenant soin de ne pas perturber notre seule compagne. Inconsciemment ou non, et pour une raison que j'ignore, H se retrouve à imiter tous ses mouvements, discrètement et en décalage, mais indubitablement. Il a de la chance qu'elle soit suffisamment absorbée par son exercice pour ne rien remarquer, car je ne suis pas certain qu'elle apprécierait nécessairement cet étrange hommage. De son côté, LeX compose sa propre chorégraphie, plus agressive et moins artistique. Oscar, Dwight, et moi restons à peu près groupés, et sobres dans nos figures, profitant simplement de la sensation de glisse sur la surface gelée. J'en viens à m'interroger sur la dernière fois que j'ai fait du patin à glace. Certainement avant d'emménager à Cambridge. Sans doute en compagnie de mes parents et Zarah.

— C'était une excellente idée, j'interpelle Oz, qui fait volte-face pour m'écouter, très à l'aise sur ses patins.

— C'est toi qui m'as fait parler de Clay. C'est le genre de trucs qu'on fait tous les Hivers depuis presque dix ans. Quand j'ai vu le panneau, j'ai déjà eu un élan de nostalgie, et tu n'as pas aidé, elle justifie en souriant.

— Rockefeller Center ? interroge Dwighty, New York l'une des villes qu'il connaît le mieux.

— Où d'autre ? elle répond en riant.

— Où est-ce que tu as appris, toi ? je m'enquiers auprès de mon Tuteur, curieux de savoir en quelles circonstances il a pu avoir besoin de cette compétence.

— Il manquait un joueur dans une équipe de hockey, une fois… il explique vaguement.

— De quoi peut bien avoir l'air un match de hockey sur glace avec un téléporteur ? demande Oz, sceptique à cette idée, sans doute amatrice du sport dans sa forme "traditionnelle".

— C'tait pas moi l'plus avantagé. ' y avait trois frangins, un precog', un telep', et un illusionniste : balèzes, les gars.

Précognition : don de prévoir les évènements à venir. Télépathie : don du partage de pensées. Illusionnisme : don de présenter une fausse réalité à l'un ou plusieurs des sens des autres. Même seules, ces capacités ne sont pas triviales.

— Tu m'étonnes. Est-ce qu'ils pouvaient seulement être vaincus ?

Parce que prévoir l'avenir puis transmettre cette connaissance à quelqu'un qui peut agir massivement et instantanément en conséquence, ça semble une tactique solide.

— Ouais. D'à peu près mille façons. Comme n'importe qui.

Je ne sais pas si je me ferai un jour au fait qu'il n'y a bien que les originaux pour voir leur pouvoir leur monter à la tête. Les humains fraîchement dérivés comprennent vite qu'ils ne sont pas invincibles, et les dérivés nés soit se sentent victimes soit ne font pas tout un fromage de leur spécificité.

— Et elle, elle a quoi de spécial ? interroge alors Oscar, désignant notre compagne sur la glace d'un mouvement de tête.

— Pourquoi tu d'mandes ? réagit Dwighty.

— C'est la seule personne à être restée. Elle doit bien avoir un truc, se justifie la grande brune.

— C'super indiscret de d'mander ça ! lui apprend le Jumper.

— Josh n'a qu'à la regarder pour savoir ! elle proteste.

Je ne juge pas pertinent de préciser que ma vision n'a rien à voir là-dedans. Ni que déterminer la nature d'un dérivé n'est pas toujours évident.

— Jo' est Magnet pour une raison ! Dwight s'enflamme.

Comme, à son expression faciale, Oz est prête à répliquer sur le même ton, je juge que c'est le moment pour moi d'intervenir :

— Du calme ! C'est une synesthète. Elle voit la musique. Et je suis prêt à parier qu'elle suit les motifs qu'elle entend en ce moment-même.

Le fait que ses yeux sont clos les trois quarts du temps est une première indication. Le reste est plus une impression de synchronicité entre son aura et sa danse.

— Pourquoi t'lui dis, vieux ?! s'outre Dwight, vexé que je ne me range pas à son opinion.

— Parce qu'Hannibal est en train d'imiter le moindre de ses mouvements. Et aussi étrange soit-il, ce comportement ne m'avance pas tellement quant au type d'ange qu'il a bien pu être. Donc, si vous ça vous inspire quelque chose, n'hésitez pas.

Je ne mens pas, même si ma motivation première à répondre est en fait que je n'ai aucune raison de ne pas le faire. Interroger un dérivé sur sa nature n'est impoli qu'en personne, et comme Oz va rejoindre ses frères dans quelques jours, je doute qu'elle ait jamais l'occasion de recroiser cette patineuse de son vivant. Et même si s'était le cas, je lui fais confiance pour se montrer discrète sur ce sujet.

Mon observation laisse les deux délinquants perplexes, et ils fixent l'ange avec intensité pendant quelques instants afin de vérifier mes dires. Mon parrain n'est pas en train d'avoir une réminiscence angélique, mais je ne peux pas m'empêcher de penser que son initiative est au moins en partie liée à sa nature, probablement passée. Je ne le pense pas incapable de son propre motif de patinage, et même si c'était le cas, il pourrait suivre n'importe lequel d'entre nous, voire alterner, pour ne serait-ce que faire illusion d'indépendance. Et quand bien même, s'il était réellement en train de suivre la jeune femme de façon consciente pour une raison rationnelle quelconque, il n'aurait pas manqué de remarquer que nous étions trois à le fixer, et se serait immédiatement interrompu dans sa démarche. Or, malgré le manque de discrétion notable d'Oscar et Dwighty, il ne fléchit pas dans sa filature. Il nous accorde même un salut de la main lorsqu'il nous voit regarder dans sa direction, sans sembler comprendre la raison de notre soudain examen.

— Qu'est-ce qui te fait croire que ça a à voir avec… ça ? Peut-être qu'il la trouve juste jolie, propose Oz, pragmatique, en s'arrachant enfin à l'étrange chorégraphie en écho.

Dwight et moi échangeons un regard avant d'éclater de rire ensemble.

— Ouais, pa'ce que l'meilleur moyen d'séduire une fille c'est d'la suivre ! raille mon Tuteur en premier.

— Je doute qu'Hannibal séduise, je renchéris, ne plaisantant qu'à moitié.

— C'est vrai que sauver la fille et la loger pendant quelques jours est une tactique infaillible… marmonne Oz, retournant notre moquerie sur moi pour défendre à la fois son hypothèse et indirectement l'honneur de l'ange mécanique.

J'ai un mouvement de recul à la vitesse à laquelle elle en est revenue à notre situation.

— … Qui a dit que je cherchais à te séduire ? je m'étonne, voulant souligner sa prétention mais cherchant aussi une réponse réelle.

— Tu vois ce que je veux dire, elle me dit, ôtant toute lourdeur éventuelle à ses propos, et me faisant me sentir un peu stupide d'en avoir trouvée une.

— Oui. … Mais puisque tu en parles, il est possible que d'autres non.

Je me dis que c'est probablement la meilleure occasion que j'aurai de partager la révélation que LeX m'a faite ce matin.

— Comment ça ? Oscar ne me suit pas.

— Apparemment, l'idée reçue est que nous venons au bal de demain… ensemble.

Dwight ouvre de grands yeux et manque de perdre l'équilibre, tandis que le froncement de sourcils d'Oz se fait simplement plus prononcé.

— Ensemble… ensemble ? elle s'assure, incrédule.

— C'est LeX qui m'a dit ça ce matin. J'étais aussi surpris que toi, j'explique rapidement, ne voulant pas lui laisser le temps de mésinterpréter mon annonce, déjà suffisamment embarrassante en elle-même.

— Mais comment est-ce que c'est possible de penser ça ?! On s'est rencontrés il y a même pas une semaine !

Merci ! C'est exactement ce que j'ai dit !

— Ce qui ne fait pas partie des informations retenues, il faut croire, je réponds en grimaçant, n'aimant pas être porteur de mauvaises nouvelles.

— Je croyais que tout avait été retransmis en détails ? proteste encore Oscar.

— Pas ça, apparemment.

Nouvelle grimace de ma part, parce que son objection est à nouveau on-ne-peut-plus valide.

— Merde. Ça soûle.

Même en sachant ce qu'elle veut dire, ce n'est pas très agréable à entendre, et mon bref tic facial n'échappe pas à la vigilance de Dwight.

— J'vais p't-êt'e vous laisser parler… il décide de s'éclipser, jugeant que la conversation a un fort potentiel à devenir très personnelle.

Oz patine agressivement et en silence pendant un moment. Je peux comprendre son état d'esprit. Les évènements entourant notre rencontre ont été relatés à un nombre faramineux d'individus à une vitesse incroyable, et ce malgré mes efforts pour enterrer l'affaire. Et nous avons donc dû subir les retombées des éléments véridiques de cette fuite. La perspective qu'il nous faille désormais gérer les conséquences des éléments erronés n'a rien de plaisante. Et puis bon, étant donné la nature des détails qui n'ont visiblement échappés à personne – mon impossible décision dangereusement contre-nature, mon identité et celle de mon entourage, mon adresse – il aurait quand même été la moindre des choses que ce qui aurait permis d'éviter ce genre de malentendu idiot – à savoir le parcours d'Oscar, même résumé – ne soit pas omis. Mais comme me l'a si gentiment dit LeX ce matin : bienvenue dans le monde de la gestion de réputation. Je suppose que le grand public dérivé, à l'instar du grand public humain, ne retient que les informations qui l'arrangent.

— Et on ne peut pas… je sais pas… faire paraître un démenti ? demande Oz en fronçant le nez à l'idée de cette procédure pompeuse.

— Je ne pense pas que ça aiderait. Le mieux est sans doute de l'ignorer. Tu sais ce qu'on dit : la vérité fait partie des trois choses qui ne peuvent pas rester cachées éternellement. Je te dis ça uniquement pour que ça ne te prenne pas par surprise si quelqu'un se pique de te faire une remarque.

Connaissant son tempérament, c'est même la seule démarche prudente à suivre.

— Mais… si on me demande, je peux dire que c'est faux, non ?

Décidément, elle en a après mon ego. Je souris cependant, humble.

— Er… Oui, bien sûr. Bien sûr, je ne vois pas pourquoi tu devrais mentir sur un truc pareil.

Mon hésitation a été causée pat une pensée étrange qui m'est venue tout à coup.

Un peu mal à l'aise, j'accélère brièvement afin de prendre la tête de notre duo. Bêtement, je me surprends à me demander ce qui serait si terrible si la rumeur disait vrai. Le terme rumeur est si péjoratif. Et pourtant, j'ai du mal à voir le négatif dans la situation hypothétique exposée. Ma défense ne reposait après tout pas sur la raison de mes actions mais sur leur justification, ce qui est une nuance de taille en le cas présent. Si Oudamou a accepté de ne pas porter le coup fatal, c'est en effet parce qu'il a compris (en même temps que moi d'ailleurs) que le simple fait que j'aie été capable de faire ce que j'ai fait suffit à rendre mon action légitime. D'ailleurs, au moment où j'ai présenté cet argument, je ne savais pas encore la raison exacte de ma décision. La seule idée que j'avais en tête, c'est que je n'avais pas voulu tuer un être humain, mais d'une part je savais que c'était insuffisant, et d'autre part j'ignorais encore tout du château de cartes menant à un Clay déifié semant la destruction à travers la galaxie. Et encore maintenant, il me reste sans doute d'autres causes à découvrir pour cette expérience finalement aussi choquante pour moi que pour le reste de la communauté concernée.

Donc, pour en revenir à mon questionnement initial : en quoi est-ce que ça aggraverait l'opinion publique si Oscar avait effectivement été une de mes connaissances antérieures ? Ou si effectivement nous étions un couple, peu importe notre date de rencontre ? Si ça, c'est grave, est-ce que le simple fait qu'elle soit désormais dérivée n'est pas tout aussi accablant ? Je me rends compte que si je suis à peu près au courant de l'opinion publique à mon sujet, je suis en revanche beaucoup moins au clair sur cette même opinion en ce qui concerne Oscar. Elle était après tout autant la cible de l'Assassin que moi, même si pour une question d'équilibre et non de culpabilité, alors il serait logique que les avis aillent tout aussi bon train à son propos qu'au mien. LeX a mis l'emphase sur le quiproquo qui nous concerne tous les deux, ce matin, mais je commence à me demander s'il ne pourrait pas y avoir des ressentiments bien plus préoccupants dans la pensée générale…

— Mais… Er… Juste par curiosité, en vrai, on y va comment ? Oscar interrompt ma réflexion, me faisant freiner brusquement.

Je me rattrape en faisant un tour sur moi-même, ce qui ne manque pas de la faire sourire. Je dois avouer ne pas être monté sur des patins depuis longtemps, mais j'ai récemment reçu un entraînement suffisamment éclectique pour que mes réflexes correspondant à cette tâche répondent à l'appel.

— Comment ça ? je l'incite à développer, tout en reprenant un rythme de patinage normal.

— C'est quoi le… statu quo ? elle paraphrase, tout en s'appliquant à tracer des sillons entrecroisés sur la glace.

Cette question embarrasserait n'importe qui, même dans une situation disons normale, alors la poser en référence à notre propre position est périlleux.

— Er… Je… n'en sais rien. Est-ce que ça a de l'importance ?

Le fait que nous ne soyons pas un item est déjà une précision suffisante à mon goût. Autant j'apprécie l'ordre, autant je ne ressens pas le besoin de toujours tout définir en détail.

— Je suis juste curieuse…

Elle continue à fixer la glace qui défile entre ses patins. On pourrait croire la conversation close, mais son attitude laisse deviner que non. Et je suis assez d'accord.

— Le fait que tout le monde présume quelque chose ne rend pas la tâche de la définition de la situation facile. Et très honnêtement, je préférerais beaucoup ne pas avoir à le faire. Ce n'est pas que je ne veux pas, c'est que je n'ai pas envie d'avoir à le faire. J'aimerais avoir le loisir de ne pas savoir, de ne pas me demander. Quelle que soit la réponse qu'on trouve à cette question, ça va forcément causer un esclandre de toute façon. Il ne devrait pas y avoir tant d'implications à une interrogation comme celle-ci, c'est tout, je reprends, de manière un peu désordonnée, je l'admets.

— Je suis d'accord.

Oscar relève la tête vers moi et acquiesce, semblant satisfaite de ma réponse.

— Tu m'as suivi ? Parce que je ne suis pas sûr de m'être compris moi-même, j'avoue en riant.

— T'es malin, ça va te venir, elle me taquine, accélérant à son tour.

— Tu sais quoi ? J'aimerais qu'on vienne de se rencontrer, je lui lance alors, pris d'un nouvel élan d'appréciation pour la normalité.

— Quoi ?

Elle fait volte-face, replaçant une mèche qui s'est échappée de sous son bonnet derrière son oreille.

— J'aimerais qu'on se soit juste rencontrés et que rien de spécial ne se soit passé. Ou dramatique, en tous cas. Quoique catastrophique décrit sans doute mieux ce qui s'est passé en réalité… Juste, deux personnes dans la vingtaine. Normal. Pas de pression, pas de prises de tête, je partage mon utopie, ce que je m'attendais qu'il se produise après avoir fait irruption dans cette salle de classe vide, que je croyais encore occupée d'une dérivée inconsciente de son état.

— Et comment est-ce que ça aurait pu se passer comme ça ?

Oscar se prend au jeu, patinant désormais pratiquement à reculons devant moi.

— Bonne question. Comment est-ce que tu rencontres des gens nouveaux, toi ?

Parce que je dois admettre que moi, avant de devenir Magnet, je ne rencontrais pas vraiment grand monde.

— Bah… Des évènements divers, je suppose, elle reste volontairement vague, sans doute parce que, d'après son palmarès, les circonstances dans laquelle elle est présentée ne sont pas des plus glorieuses.

— D'accord… Donc, un évènement lié au MIT, pour que j'en sois, je propose, en revenant finalement à notre point de rencontre réel.

— Ah ouais, donc même les bars, tu fais pas ? elle me taquine une nouvelle fois.

— Oh, ça va, je réplique, levant les yeux au ciel.

Quand cette réputation d'ennuyeux me passera-t-elle ? Quand cessera-t-elle d'être méritée ?

— Si c'est un truc d'universitaires, j'y aurais sans doute été forcée, et ça veut dire que je me serais ennuyée comme un rat crevé, Oz reprend plus sérieusement la conversation en cours.

— Et moi donc ! je valide ce qu'elle voyait sans doute comme une objection.

— C'est pas censé être TON truc, les études ? elle s'étonne, haussant un sourcil.

— Les cours ; pas les galas, je distingue.

— D'un côté, c'est sans doute mieux pour se parler si on est tous les deux en train de rien faire, non ? elle finit par capituler.

— Ce n'est pas la seule configuration viable, mais c'en est une, oui, j'entérine notre choix de contexte.

— Et comment on se serait parlés, alors ? Oscar continue à dérouler le scénario.

— Au risque de mettre en péril ma virilité, il n'y a aucune chance pour que ce soit moi qui sois venu te parler, j'annonce d'entrée de jeu.

Mais alors, aucune. Toute ma vie, toute interaction avec un autre être humain a toujours été initiée par l'autre. Systématiquement. Ce qui en dit sans doute long sur mon absence de besoins…

— Mais est-ce que tu serais du genre à me fixer ? me propose alors Oz pour compenser, jugeant sans doute qu'elle ne serait probablement pas venue me parler d'elle-même non plus, pas sans motivation en tous cas, ce que je peux accepter, au risque de paraître vieux jeu.

Trait de caractère pour lequel j'ai, au pire, une meilleure excuse que la majorité de ma génération.

— Potentiellement. Mais j'ai été suffisamment bien élevé pour ne pas me faire repérer, je rattrape immédiatement ma réponse initiale.

— Tu oublies à qui tu parles. En partant du principe que je t'ai vu me mater, j'aurais sans doute… renversé mon verre sur toi, elle énonce d'un ton confiant.

— Je protestes à l'utilisation du verbe mater. Ainsi qu'à toi renversant quoi que ce soit. Improbable, j'objecte en secouant la tête.

— Dis le gars qui avait les yeux rivés sur mon décolleté deux minutes après m'avoir rencontrée. Et je pensais qu'il était clair que j'avais renversé mon verre exprès, elle rétorque à mes deux contestations, toujours aussi sûre d'elle.

— Encore une fois, je regardais ton pendentif ! je m'offusque, avec d'autant plus de véhémence que mon excuse n'en est pas une, mais la pure vérité.

— Si tu as besoin de te dire ça… Comment tu réagis à une fille qui ruine ta chemise, Monsieur bien-élevé ? elle me provoque ensuite.

— Par un rire nerveux. Sans doute.

Ma répartie n'est pas ma plus grande qualité. Je peux être un plutôt bon argumentateur, mais il me faut le temps de réfléchir.

— Okay. Je t'accompagne, alors, Oscar poursuit le déroulement de la rencontre factice.

— Je te dirais "Bonsoir", je suggère, peu inspiré.

— "Bonsoir. Désolée pour ça.". À son intonation, je devine qu'elle délivre le dialogue hypothétique que nous sommes en train d'écrire ensemble.

— "Pas de souci… ", je réponds sur le même ton.

— "Je m'appelle Oz."

— Oz ? je sors du jeu, surpris qu'elle se présente de cette façon.

— C'est mon nom, elle défend son choix.

— Ce n'est pas comme ça que tu t'es présentée la dernière fois, je lui fais remarquer.

— Différentes circonstances, elle élimine ma protestation, avec un petit geste de la main.

— Très bien. Er… "Enchanté, Oz. Je suis Josh.", je reprends le ton de la déclamation.

— "Oui, Oz. C'est le diminutif d'un prénom pas très féminin.", elle choisit de répliquer.

— Pourquoi tu dis ça ? je sors une nouvelle fois de notre jeu, ne comprenant pas trop d'où vient cette réponse.

— À cause de la tête que tu viens de tirer, elle explique tout simplement, se retenant de rire franchement, avant d'enfin reprendre un sens de patinage normal.

— Ça ne compte pas ! Peut-être que j'aurais su maintenir ma contenance ! je m'indigne, restant bouche bée à tant d'audace de sa part.

À quel moment suis-je suis devenu le dominé de la conversation ?

— Sans vouloir te vexer, je pense que non, elle insiste, superbe.

— "D'accord.", je capitule, à la fois réellement et dans notre petite scène.

— … D'accord ? C'est ta réponse ? elle s'étonne, désarçonnée par une victoire si facile.

— Oui, je confirme succinctement, la laissant se dépatouiller à son tour d'une réplique un peu épineuse.

— "Comme si Josh n'était pas le diminutif de quelque chose.", elle choisit de me renvoyer la balle, sans se douter de son erreur.

— Encore une fois, je proteste au fait que tu penses que je ne saurais pas retenir mes expressions faciales. Mais… "Non. C'est mon prénom complet.".

Je ne peux pas retenir un sourire de satisfaction d'avoir réussi à faire tomber sa question rhétorique à plat.

— Pour de vrai ?! elle s'exclame, écarquillant les yeux de surprise.

— Oui. Pourquoi est-ce que c'est si difficile à croire ?

Sans compter qu'elle n'a jamais entendu personne se référer à moi par Joshua, et a en revanche eu l'occasion d'entendre presque tout le monde m'appeler Jo'.

— "Il faut croire qu'on a tous les deux des prénoms bizarres.", elle commente, à la fois pour le moment présent et pour l'hypothétique soirée de gala à laquelle nous aurions peut-être pu nous rencontrer, dans une réalité au-delà d'alternative, je crois.

— "Disons atypiques.", je réponds avec ce même double ton.

— J'arrive pas à croire qu'on se serait bien entendus !

Sa sincère stupéfaction assène un nouveau coup d'estoc à mon ego pourtant déjà peu proéminent.

— Pourquoi ? je me permets de demander, pour cette fois.

— Parce que tu n'es pas du tout le type de personne avec qui j'ai l'habitude de traîner.

Au moins, c'est une réponse franche.

— J'ai enfreint pas mal de règles, depuis que je t'ai rencontrée. Est-ce que ça ne me qualifie pas pour être un délinquant ? je m'aventure, tout en me demandant dans un coin de mon esprit quand est-ce que la délinquance est devenue un but.

— Mouais. Bof.

Oscar n'est clairement pas convaincue par mon argument. Pourtant, si j'avais été pris, mon casier serait rempli d'infractions non moindres, à commencer par une évasion de prison, et complicité avec pas seulement un mais trois criminels. Je ne crois pas qu'il soit permis de circuler dans les égouts, non plus. Et en cherchant bien, il doit y avoir une forme de kidnapping dans la façon dont je l'ai secourue. Sinon, on peut toujours m'accuser d'avoir hébergé une fugitive, par la suite. Et en remontant encore plus loin, je ne crois pas que l'inspecteur Léonard serait très fier de mon rôle dans la mort de Zarah, non plus. Peut-être faut-il voir là une autre raison pour laquelle les individus les plus sans histoires sont sélectionnés pour être Magnets : lorsqu'ils sont contraints d'enfreindre les lois dans le cadre de leurs fonctions, personne ne les soupçonne.

— Qu'est-ce qu'il te faut ? je m'enquiers donc, cherchant ce qui pourra la convaincre que les différences qu'elle voit entre nous ne sont pas si énormes.

— Ce n'est pas une question de criminalité. C'est la façon dont tu raisonnes, dont tu agis et réagis.

Pas plus tard qu'au déjeuner, nous nous sommes en effet rendu compte d'une divergence de philosophie majeure, par exemple.

— Donc… je suis trop bien éduqué, c'est ça ? je reformule.

Quelque part, ça veut dire que ce n'est pas vraiment ma faute.

— Exactement, Oz confirme, avec une petite grimace d'excuse.

— Et en quoi c'est un problème ? je me surprends à me défendre, plus embêté par son commentaire de notre rencontre hypothétique que je ne devrais sans doute l'être.

— Ce n'est pas un problème, c'est juste que… on ne mélange pas les torchons et les serviettes, tu vois.

Je ne suis pas sûr de qui est torchon et qui est serviette, dans cette métaphore, mais passons.

— Par préjugés, oui, mais une fois la première impression passée, il n'y a pas de souci. La preuve.

Je désigne du geste à la fois elle-même mais aussi Dwight, et même le reste du groupe, dans une certaine mesure. À nous cinq, nous venons d'au moins trois milieux différents, peut-être plus, les origines de mon parrain assez troubles, et celles de LeX potentiellement inventées de toutes pièces, du peu que j'en sais.

— Mais la première impression est difficile à dépasser, justement.

Je crois qu'elle a du mal à comprendre pourquoi je suis si perturbé par cette histoire. Je dois admettre que je ne saurais pas l'expliquer clairement moi-même.

— Je sais. Je vois ce que tu veux dire, j'essaye de clore le débat, sa dernière phrase justifiant finalement plutôt bien son incrédulité à notre association, quelle qu'elle puisse être exactement.

— … Tu sais que le fait que je trouve ça incroyable ne veut pas dire que je n'y crois pas au final, non ? elle déclare après considération, me passant devant comme pour mieux scruter mon expression.

— Hein ?

Sa phrase m'a fait le même effet que lorsque Dwight utilise des mots inhabituellement complexes pour son vocabulaire courant.

— Oui, tu n'es pas tellement le type de personnes avec qui je traîne d'ordinaire, mais ça ne veut pas dire que je vais te rejeter. Je n'ai pas pris le sérum de Vik pour rien.

C'est comme si elle avait vu à travers moi. Il est en effet possible que mon inconfort exagéré à sa réaction soit venu de mes insécurités d'abandon. Je les ai développées si récemment que je n'y suis pas encore habitué. Ce n'est pourtant pas faute d'y être confronté encore et encore…

— Tu l'as pris pour toi. Pour ta liberté, je m'oppose, bien qu'en douceur, à son argument de l'antidote qu'elle s'est injectée.

Certes, j'ai été la cause de cette décision, mais elle n'a fait que s'ouvrir une porte, elle ne s'est pas engagée sur une voie plutôt qu'une autre.

— Oui, pour ma liberté de rester en contact avec qui je veux. Et autant que je sache, c'est toi, la seule personne qu'on voulait m'interdire de voir, elle insiste, défendant la symbolique de son geste.

— Cette liberté est une possibilité, rien de plus.

Oui, bon, là, je commence à m'agacer moi-même. Faisant crisser la glace sous ses carres, Oscar vient brusquement se placer devant moi, me forçant à m'arrêter à mon tour.

— Si quelqu'un me sauve la vie et va aussi loin que tu l'as été pour me protéger, j'ai tendance à ne pas vouloir le rayer de mes contacts. Tu as aussi aidé mon frère à s'échapper de prison, ce que ni lui, ni moi, ni Scott, ne sommes près d'oublier. Si j'ai jamais besoin de quelqu'un à qui je peux entièrement faire confiance, et que pour une raison à laquelle je préfère ne pas penser je ne peux pas appeler mes frangins, je sais que je peux compter sur toi. Et tu es bien le premier à figurer sur cette liste avec eux, donc tu vas arrêter tout de suite de te monter des films pour un truc aussi idiot que je trouve ça bizarre de traîner avec un mec comme toi, parce que c'est débile, vu qu'on traîne effectivement ensemble. Okay ?

Elle ne croise les bras qu'après avoir terminé son discours, les ayant gardés fléchis devant elle pendant, figée dans son geste de stopper mon avancée. Je reste bouche bée un instant devant tant d'autorité.

— … D'accord, je choisis de confirmer en toute simplicité lorsque ma voix me revient, m'empressant d'opiner du chef.

— Bien, elle approuve, avant de reprendre sa course comme si de rien n'était.

Ceci était probablement la déclaration la plus honnête, la plus vraie, et surtout la plus agréable que j'ai reçue depuis longtemps. Peut-être toujours. Ordinairement, lorsqu'on s'adresse à moi pour une période relativement longue sans s'interrompre, on m'explique quelque chose de technique, et plus récemment me menace. J'ai l'habitude d'être pris un peu de haut, voire moralisé. Pas dans un sens négatif, simplement parce que je n'ai jamais vraiment besoin d'encouragements. Même lorsqu'on me congratule, c'est plus une liste sans émotions qu'une réelle célébration – sans doute parce que je n'échoue jamais et par retour des choses réussis souvent quelque accomplissement aléatoire –, donc ce n'est pas vraiment porteur de beaucoup d'importance, à mes yeux. D'une certaine manière, Oscar vient de me moraliser et de me dominer, mais je crois que c'est la première fois que je le mérite ou en tous cas n'en étais pas arrivé à ces mêmes conclusions par moi-même. Bêtement, je n'arrive pas à m'arrêter de sourire.

— Arrête de sourire niaisement comme ça ! elle m'apostrophe, venant me percuter par le côté, dans une variante du coup de coude adaptée à la surface sur laquelle nous nous déplaçons.

— Je souris parce que je viens de me rendre compte que tu as fini par définir notre situation toute seule, je me rattrape, quoique sans mentir tout à fait.

— Ah ouais ? elle s'étonne, ne s'étant visiblement pas fait cette même remarque.

— Oui. On traîne ensemble, je reprends ses mots, la faisant rire et secouer la tête.

Dwight prend ce son comme un signal qu'il peut revenir patiner avec nous, et me contourne par derrière pour venir se placer à ma droite, qu'Oz n'a finalement pas occupée longtemps, préférant apparemment me garder à sa propre droite. De ce que j'ai vu du coin de l'œil, mon Tuteur a choisi d'évoluer seul plutôt que d'engager la conversation avec LeX ou Hannibal, ce qui est à la fois atypique de sa part, mais tout à fait compréhensible étant donné les tiers partis concernés. Que la Panthère n'ait pas pris l'initiative d'aller lui parler en voyant qu'il s'était écarté d'Oscar et moi me laisse en revanche perplexe, après le spectacle qu'elle a déclenché au déjeuner. Elle n'est d'ailleurs pas allée embêter H non plus, alors qu'il semblerait peu probable que, si j'ai remarqué sa routine, elle l'ait de son côté loupée. Juste comme je commence à me dire que peut-être la glace a un étrange effet sur elle, comme la neige ou la pluie sur certains, elle s'approche de nous :

— Vous savez, à chaque fois que je suis sur la glace, j'ai de supers idées. Et pourtant, à chaque fois que je me suis retrouvée dans un combat sur glace, ce n'était pas génial du tout. Se battre avec des patins est bien plus dur qu'on ne l'imagine, elle nous apprend, avec une expression de celles qu'on réserve généralement plutôt aux menus inconvénients, confirmant mon début de suspicion.

— Ce n'est pas une histoire de Lili, ça ? je l'interroge, me souvenant très clairement qu'à la question "meilleure arme occasionnelle" la Témoin avait justement répondu "patins à glace", ce qui m'avait déjà semblé peu ordinaire.

— Bonne mémoire, mais elle faisait référence à une autre fois. Et elle les a utilisés à la main, pas aux pieds. Et les combats dont je parle étaient prémédités. Donc rien à voir, me corrige la Messagère point par point, finissant par un sourire, l'air de vouloir me récompenser pour mon effort malgré mon erreur.

— Je crois qu'il est plus que temps que nous quittions cette patinoire, propose alors Hannibal qui nous a rejoints, alerté par notre attroupement, sans doute.

— Bonne idée ! s'empresse de le soutenir Dwight, visiblement un brin effrayé par le train de pensée de la Messagère.

Nous nous dirigeons donc de front vers la sortie, laissant derrière nous notre compagne de glisse, toujours aussi absorbée par sa musique. Je crois qu'H a un dernier regard pour elle, alors que nous reprenons notre route sur la terre ferme, mais je l'ai peut-être imaginé. Sa ligne de vue est déjà difficile à déterminer en temps normal, alors avec la paire de lunettes noires qui trône sur son nez, autant ne pas compter sur cette information. LeX a en revanche indéniablement un regard suspicieux pour l'inconnue, comme si elle la remarquait pour la première fois. Ce qui n'est finalement pas si improbable, pourvu qu'elle soit suffisamment monomaniaque lorsque sur la glace. Y a-t-il après tout seulement une situation qui ne mette pas la Messagère dans une forme de transe ou une autre ? Quoi qu'elle ait reproché à la patineuse, elle l'oublie cependant rapidement et s'inquiète plutôt, fidèle à son caractère, des rares Humains que nous croisons parfois, au loin. C'est sans doute là l'inconvénient majeur d'une ligne de vue un peu dégagée. C'est comme se promener avec un chien agressif mais en laisse.

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