Treizième Jour - Jeu (4/8)

Une grosse heure plus tard, malgré notre petit-déjeuner tardif et notre en-cas dangereusement proche de l'heure du repas suivant, nous considérons l'idée de céder aux incessantes allusions d'Hannibal selon lesquelles nous ne sommes pas rigoureux de ne pas respecter les horaires de sustentation, d'autant qu'on lui a déjà reproché d'avoir oublié les besoins de nourriture des vivants. Dwight de rétorquer que ce n'est pas un besoin commun à tous les êtres vivants, en plus de ne pas être restreint à ce groupe. S'en suit un débat sur la sémantique, qui n'a d'ailleurs pas vraiment de sens étant donné les origines et convictions diverses de ses participants. C'est Oz qui coupe court en redirigeant habilement la discussion sur notre prochaine destination exacte, déclarant refuser être une nouvelle fois celle qui décide. Si le sujet est plus productif, l'échange n'en est cependant pas moins stérile, pour les mêmes raisons que précédemment.

— D'accord, stop ! Je vous rappelle gentiment que ce n'est pas comme si on pouvait aller dans un restaurant, les gens, je me permets d'intervenir lorsque les propositions tendent à la surenchère – l'esprit de contradiction de certains n'a, à ma connaissance, aucune limite.

— Pourquoi pas ? demande Oscar, tout à coup perdue.

Elle oublie vite, ce qui me rend à la fois triste et content.

— Humanifuge, tu te souviens ? je me désigne en reprenant son propre terme, qui fait d'ailleurs sourire LeX, qui l'entend pour la première fois.

Je sens qu'elle va le réutiliser.

— Oh, allez, c'est bon, n'exagère pas ! Tu es bien entré dans la pâtisserie ce matin. J'ai du mal à croire que ce soit aussi terrible que tu le dis.

Elle penche la tête et hausse un sourcil, comme me défiant de prouver à quel point on m'évite. Je suis un peu pris de court par un tel scepticisme. J'aurais pensé qu'après notre aller-retour dans la prison sans croiser un seul garde, elle aurait confiance en cette capacité involontaire.

— C'est vrai qu'elle ne t'a jamais vu traverser une foule, lui accorde H.

C'est certes la manifestation la plus impressionnante de mon asocialité forcée. Je lève les bras avant de les laisser retomber.

— Nous sommes à peine restés un quart d'heure dans ce coffee shop, et il s'en est fallu de peu pour que les hipsters du fond quittent leur banquette, j'explique doucement.

— Comment est-ce que tu pourrais savoir ça ? proteste Oz en croisant les bras, têtue.

— J'essaye d'être attentif à ce genre de choses.

Au tout début parce que j'avais du mal à y croire également, et plus récemment parce que je suis devenu franchement nocif, à en juger par la réaction des quelques de mes professeurs à être restés plusieurs heures seul à seul avec moi. Je pensais en effet qu'il y avait une limite légale au nombre de pauses que pouvait suggérer un enseignant sur une heure de cours, mais apparemment non.

— Le contact d'un Magnet peut en effet devenir assez dangereux, et plus vite qu'on ne le croit, confirme et clarifie Hannibal.

— Tu n'es d'ailleurs pas la dernière à le savoir, si je ne m'abuse.

À son ton, LeX vient tout juste de se souvenir de l'épisode de Dissociation qui a poussé la grande brune à utiliser l'injection offerte par Vik. J'avoue que ça m'était sorti de l'esprit également. Le phénomène provocateur, pas l'injection. Comme si je n'avais déjà pas suffisamment de mal à gérer ce dont je sais être la cause…!

— Je croyais que j'étais un cas sur mille ? objecte encore Oscar.

— Peut-être même plus que ça. Mais en fait tu as plus ou moins souffert de ce qui n'arrive ordinairement qu'après long contact rapproché. Tu as comme qui dirait court-circuité la phase inconsciente du rejet. Au passage, ce mécanisme de répulsion n'est pas complètement irrationnel, vous savez. Les Humains n'évitent pas les Magnets juste pour le principe, ça part d'une contrainte réelle. Sauf que s'il fallait attendre que le contact devienne manifestement douloureux, il serait déjà trop tard, d'où une envie préemptive de s'éloigner, qui va croissant avec le temps, du simple caprice au besoin impérieux.

J'ai un moment de mutisme. Ce qu'elle raconte ferait presque sens, à ceci près que…

— Donc, pour nous éloigner par principe, tu as créé une raison valable. Waw.

Pire cas de redondance jamais rencontré.

— Excusez-moi, est-ce que l'un d'entre vous a déjà créé une espèce entière ? Huh ? se défend la Panthère en passant à l'offensive.

— Non, mais si c'était le cas, je doute qu'on aurait eu recours à jeter une malédiction sur toute une partie de la population humaine, je lui renvoie l'ascenseur du mieux que je peux.

— J'ai arrêté de cherche validation il y a bien longtemps. Tu gaspilles ta salive, elle répond avec un sourire et un haussement de sourcils espiègles.

— Surtout que je pense qu'handicaper l'Humanité était probablement son but premier, fait remarquer Hannibal, la défendant malgré lui, à la grimace qui déforme brièvement ses traits.

— Pas le premier, non, corrige l'intéressée après un bref instant de réflexion.

Alors qu'Oscar, Dwight, et moi affichons chacun à notre rythme de l'incompréhension puis de l'atterrement à la misanthropie de la petite blonde, le groupe entier tombe dans un moment de silence. LeX savoure d'avoir eu le dernier mot, tandis qu'H est tout simplement plus à l'aise comme ça. Nous avons quitté le bord de la rivière il y a un certain temps déjà, et parcourons le quartier de Back Bay vers le Nord, revenant machinalement sur nos pas. Si ce comportement d'errance sans but n'est pas du tout dans mes habitudes, mieux, si l'oisiveté en elle-même n'est pas mon fort, je dois cependant admettre que c'est très agréable. Boston est une ville magnifique, doublée d'ancestrale, et je suis, quoi que j'en pense et dise parfois, en excellente compagnie. Je me surprends soudain à souhaiter que cette journée ne finisse jamais, et pas uniquement à cause de ce qui m'attend demain, juste parce que je n'ai pas le souvenir de m'être jamais senti comme je me sens à présent, et ai cette peur irrationnelle que ça ne reviendra jamais.

— Bon, si on peut pas s'arrêter pour manger, on peut t'jours emporter, nan ? finit par proposer Dwight, à la fois pour relancer la conversation et parce que son affamement a la particularité de toujours être au beau fixe.

Il est tout à fait capable d'avoir faim alors qu'il est littéralement en train de manger. C'est assez impressionnant, et à ce jour ni lui ni moi ne savons d'où ça lui vient.

— Je pense qu'il serait pertinent de ma part d'intervenir, déclare alors Hannibal.

— Quelle est l'objection, maintenant ? s'exclame Oscar, comme moi peu amène à un retour au débat précédent.

— Aucune. J'approuve son idée. Mais je pense qu'il n'est pas sans importance d'apprendre à Josh qu'il ne doit pas faire une croix sur les restaurants jusqu'à la fin de son existence.

D'un côté, je suis content qu'il ne cherche pas à pinailler. De l'autre, je me demande où il veut en venir.

— Je suis conscient qu'il y a des restaurants dérivés, merci, je fais remarquer à l'ange, m'attendant à une raillerie de ce genre.

— Tu as aussi la possibilité de réserver une salle entière et confiner le chef et son équipe aux cuisines.

J'ai du mal à déterminer s'il plaisante. Connaissant le déchu, il est probablement sérieux.

— Classe, commente Oz, amusée par l'idée, tandis que je reste interdit.

— Évidemment. C'est un Rykerson. Et j'ai l'impression qu'il a tendance à l'oublier, ces jours-ci.

Après la façon dont mes parents l'ont traité, la véhémence avec laquelle il continue à défendre mon nom de famille est l'une des preuves les plus incontestables de la solidité de la relation Tuteur/Magnet que j'ai jamais vues.

— Explique-moi ça : j'ai vu mes parents à des galas. Comment ?

Je ne peux pas admettre que toutes les personnes avec qui ils sont un jour apparus en photo dans un journal aient été dérivées. D'une part par refus borné qu'absolument tous les détails de ma vie aient été des mensonges. D'autre part parce qu'il m'est déjà arrivé de chercher et ne pas réussir à en localiser certains des individus en question grâce à mon radar, auquel j'ai appris à faire confiance. Mais j'ai un peu honte de ce second point, alors je préfère rester vague sur les origines de ma question.

— Une quinzaine d'années de quasi-inactivité Magnétique ont aidé. Et une majorité de partenaires dérivés. Crois-le ou non, être dans une foule attirée diminue l'envie de fuite.

Ce qui est, en dehors d'une bonne nouvelle, assez ironique, sachant que la présence d'Humains peut diminuer le signal d'un Magnet pour certains dérivés. Est-ce que les deux effets pourraient être mutuellement exclusifs ?

— Mais ça doit pas arriver souvent. Si ? s'inquiète Oscar, qui n'a visiblement toujours pas digéré d'avoir rencontré des dérivés à son insu.

— Ce n'est pas tant utilisé que ça car ce n'est pas une solution miracle ; il n'est pas possible de coller les Humains concernés comme un maniaque non plus, répond l'ange à côté de la plaque.

— Pas ma question… lui fait remarquer Oz, quoique sans se donner la peine de reformuler.

— Et pourquoi est-ce qu'on voudrait seulement faire une chose pareille ? je m'étonne pour ma part.

L'idiotie de ma remarque me frappe juste après qu'elle a franchit mes lèvres. Si "coller comme un maniaque" n'est pas la description que j'en aurais donnée, je peux parfaitement concevoir qu'on ait envie de connexions tangibles avec son espèce d'origine.

— Mais comment tu t'fais des part'naires humains si dès qu't'les vois seuls à seuls i's s'mettent dans la tête qu'i's veulent pas t'voir ? intervient Dwight, me préservant de railleries faciles que LeX aurait à n'en pas douter émises si elle en avait eu l'occasion, au sursaut qui l'a secouée à mes mots.

— Je te l'accorde, la logistique est complexe, mais c'est faisable, assure mon parrain.

L'once de fierté dans sa voix laisse supposer qu'il n'a pas été étranger à l'établissement d'une telle organisation pour mes parents.

— Il est donc possible d'être en contact avec un Humain qui ne sera jamais réellement repoussé, alors ? je résume.

Certes, ce n'est que dans une certaine mesure, mais l'idée n'en est pas moins séduisante.

— Si tu ne te retrouves jamais physiquement seul avec, oui, confirme le grand blond.

Agacée par le fait que son édit de non-contact puisse une nouvelle fois être contourné, LeX lève les yeux au ciel avec un petit soufflement de mépris.

— Pourquoi est-ce que plus de Magnets ne vivent pas par proxy, alors ? interroge naïvement Oscar.

— Premièrement, qu'est-ce qui te dit que ce n'est pas le cas ? Deuxièmement, et au risque de me répéter, ça demande une organisation considérable, qui ne s'acquière pas avant plusieurs décennies de service.

Je crois que l'ange n'a jamais expliqué quoi que ce soit aussi clairement depuis que je l'ai rencontré. J'ai ce stupide réflexe de vouloir poser une question, demander une précision, mais rien ne me vient.

— Er… C'était réellement une intervention constructive. Merci Hannibal, je finis par commenter, incapable de rester muet.

— N'aie pas l'air si surpris, il m'intime en affichant un air faussement vexé.

Il a pour une fois la bonne grâce d'avoir conscience de la justification de ma remarque.

— Bon, on bouffe, oui ou non ? s'exclame ensuite Dwight, avec une gesticulation de circonstances, décidément incapable de laisser un moment de connivence tranquille.

L'impatience du Jumper fait rire tout le monde et nous optons pour le premier fast-food que nous croisons, pour éviter toute autre prise de tête. Je conduis ensuite la troupe jusqu'au parc le plus proche, que nous avons d'ailleurs longé en nous dirigeant vers la jetée, en fin de matinée. C'est lorsque j'en fais la remarque, essayant de me comporter en bon guide, que je me rends compte à quel point mon Tuteur n'a aucun sens de l'orientation. Mais alors absolument aucun. Ce qui, en dehors d'être hilarant, est en fait plutôt logique, pour quelqu'un qui se représente l'espace en termes de coordonnées. Et en y réfléchissant bien, c'est peut-être cette même représentation du monde qui conduit à son mal des transports et sa maladresse. Je ne sais pas ce qui est le plus surprenant : que tout soit lié, que l'explication soit si simple, ou qu'il m'ait fallu tout ce temps pour avoir ce raisonnement.

Une fois arrivés à destination et les boutades passées, nous nous asseyons autour d'une table de pique-nique en pierre, les deux blonds face à Oscar, Dwighty, et moi. Une nouvelle fois, l'ange nous regarde manger. Et la façon dont il appuie sa tête sur ses poings, l'un sur sa pommette et l'autre à l'angle de sa mâchoire, me rappelle étrangement l'une des premières visions – pour ne pas dire la première image nette – que j'ai eue de lui, la tête sur ses avant-bras croisés, au bord de mon lit, suite à la mort de Dwight. Nous avons parcouru beaucoup de chemin ensemble depuis, en finalement peu de temps. Je serais curieux de savoir s'il partage cette impression, mais je ne vais pas le lui demander devant tout le monde. Je ne sais même pas si j'oserais le lui demander si nous n'étions que tous les deux. Il doit sentir mon attention sur lui, car ses sourcils indiquent qu'il lève les yeux vers moi. Évidemment, je baisse immédiatement quoique tout de même trop tard le regard. Un sourire que je suis le seul à percevoir étire ses lèvres, bien qu'autant que je puisse en juger il n'a pas deviné ma pensée précise.

Rapidement, il reprend sa contemplation de la lutte entre LeX et Dwighty pour le contrôle d'un cornet de frites. La compétition est féroce même si silencieuse, ce qui ne rend le spectacle que plus hypnotique. La petite blonde s'efforce de voler des frites au Jumper une par une, ce qui met à l'épreuve la rapidité et la furtivité de la première, et l'ingéniosité du second. Et bien sûr, chacun essaye de communiquer à l'autre d'arrêter son manège, en n'usant que de mimiques. Oscar, qui a préféré des frites torsadées et est donc hors compétition, suit également la joute avec autant d'attention qu'un match de tennis. Je ne peux pas m'empêcher de trouver que LeX semble essayer de remplacer Vik. Peut-être que c'est l'air frais qui lui donne ce comportement atypique, mais j'ai quand même plutôt l'impression qu'avant le départ de la Botaniste la Messagère ne se serait jamais lancée dans un tel exercice avec mon Tuteur. Ou pas qu'avec lui, et pas sans avoir été provoquée, puisque je ne peux pas nier sa participation très active à la bataille de nourriture à travers la maison la semaine dernière. Mais bataille justement instiguée par qui ? Dwight. En attaquant Viky.

La question maintenant est : est-ce que LeX fait ça parce que la petite brune lui manque à elle, ou pour faire oublier son absence à Dwight ? Je sais qu'envisager la seconde option, venant de la Panthère, est un peu osé, mais je me demande tout de même. Bientôt, Dwighty se lève carrément, imité dans la seconde par sa nouvelle partenaire de jeu. Il hésite, grimace, puis commence à reculer. Je devine qu'il a voulu jumper et suis très fier de lui pour s'être souvenu au dernier moment que ce n'était pas à l'ordre du jour. Le fait que nous soyons en public a aussi pu participer à le brider, mais étant donné qu'il n'y a personne à l'horizon, sans cet accord, il aurait certainement usé de son talent. LeX a un coup d'œil pour la table, envisageant sans doute de monter dessus, mais se ravise également, et la contourne, se conformant elle aussi à notre décision du matin. Commence ensuite une course-poursuite tendue, dont le prix est rapidement forfait, le fait que Dwight ait maintenu le sachet vertical en se levant ayant déjà constitué un exploit.

Comme moi, Oscar a pivoté sur le banc, afin de pouvoir suivre la chasse. Il semblerait en effet que la Messagère ait trouvé son maître en matière de vitesse, ce que j'avais été incapable d'approcher lors de notre bref et seul combat. Le jeu vaut donc le détour. Mais peut-être que ce n'est que parce qu'elle n'est pas au meilleur de sa forme, suite à la visite de ses collègues. À les regarder se pourchasser comme des gamins, je ne peux pas empêcher l'image de la Panthère, ensanglantée dans l'infirmerie, de me revenir en mémoire, mais je suis également surpris qu'elle ne se fasse pas plus violente, comme elle l'est d'habitude. Jusqu'ici, la moindre interaction un peu trop rapprochée entre le Jumper et sa meurtrière a pour ainsi dire toujours provoqué chez moi de brutaux flashbacks accompagnés d'inconfortables frissons d'effroi, et aujourd'hui le souvenir refait surface de manière translucide, comme pour offrir de la perspective, mettre en contraste le chemin parcouru.

— Il faut croire que je suis mauvais pour suivre mes propres idées, mais si tu pouvais faire n'importe quoi, ce serait quoi ? j'interroge soudain Oscar à côté de moi, inspiré.

— On n'a pas déjà joué à ce jeu ? elle répond en fronçant les sourcils.

Il faut décidément que j'apprenne à mettre mes questions en contexte, quand elles sont provoquées par un cheminement mental aussi tortueux.

— Je veux dire… en dehors du champ de ce qui est usuellement considéré comme "normal".

C'est mal tourné, mais dans la limite du possible j'aimerais ne pas trop l'influencer dans sa réponse. Car oui, j'ai beau être vague, il y a une intention précise derrière ma question.

— Je te suis pas.

Je suis trop subtil, mais être trop direct serait malvenu. Il est cependant trop tard pour faire marche arrière maintenant. Et je ne suis pas un assez bon improvisateur pour dévier ma course à la dernière minute.

— Je repensais juste à quelque chose que j'ai demandé à Dwight, en préparation à notre choix, avant de te rencontrer. Quelques heures avant, même, maintenant que j'y repense.

Ce détail me surprend moi-même. Je n'ai même pas eu une journée de paix entre les dernières conséquences directes de l'arrivée de LeX et le déclenchement d'autres bouleversements majeurs. Dingue. Il faut croire que la théorie des périodes, tantôt paisibles et tantôt déjantées, offerte par la Messagère le soir du mariage de Zarah, n'était pas du vent.

— Mais ? Je sens qu'il y aurait dû y avoir un "mais" quelque part là-dedans. Ou alors laisser tes phrases en suspens est ta façon à toi de clore une conversation ? Que tu as entamée, d'ailleurs…

Je lui rends son sourire, acceptant son gentil sarcasme de bonne grâce.

— Mais… Mais c'était déjà un sujet délicat avec lui, et si je ne regrette pas de l'avoir aborder, je ne sais pas trop comment l'amener avec toi.

Je pensais juste à tout ce chemin qui a été fait en si peu de temps, d'abord à cause de ma relation avec Hannibal, puis de ma gestion de la mort de mon Tuteur, et au chemin qu'il reste encore à faire, et…

— Juste dis-le. Ça aide. Au pire, quoi ? Je me sens capable de te frapper, mais ça s'arrêterait sans doute là, elle plaisante, froissant son sachet de frites vide avec un air faussement menaçant.

— Non pas que j'écoute votre conversation, mais je pense qu'il y aurait une forte probabilité pour que j'objecte à toute manifestation de brutalité envers Josh, intervient tout à coup Hannibal derrière nous, pourtant à l'opposé de la table, nous faisant nous tourner vers lui.

— …

Nous le dévisageons sans rien dire. Y a-t-il réellement besoin d'émettre quelque commentaire ? Ne va-t-il vraiment pas saisir ce qui cloche avec son interruption ?

— Je tiens à signaler que si je n'écoute pas, mon interposition est certaine. Alors que si j'écoute, je pourrais juger que c'est mérité, il essaye de se défendre.

Au moins, il admet implicitement avoir été en train d'écouter.

— …

J'ai un geste d'ouverture des mains, lui communiquant que ce n'est absolument pas une excuse.

— Très bien. Je vais donc aller voir ailleurs si j'y suis. Il y a une poubelle là-bas, il finit par capituler, rassemblant nos détritus d'un grand geste circulaire étonnamment efficace et s'éloignant dans la direction qu'il vient sans doute de désigner par son mouvement de tête plus qu'approximatif.

— Tu disais ?

Oscar essaye de revenir là où nous en étions, mais je suis trop perturbé.

— Est-ce que tu n'as pas envie de savoir où sont tes parents ? je lâche d'une traite, fermant les yeux immédiatement après, mortifié.

— … Pas du tout ce à quoi je m'attendais, elle déclare après un instant de silence choqué, me faisant sans doute comprendre que je peux rouvrir les yeux maintenant, ce que je fais avec lenteur.

— Pire façon d'aborder le sujet que j'aurais pu imaginer. J'ai paniqué, je m'excuse maladroitement.

— Er… Non, elle répond, mais je suis un peu perdu par rapport à quoi, alors je relève :

— Non ?

Elle respire une fois profondément avant de reprendre la parole :

— Je suis pas encore morte. Et mon deuil est fait. Je les ai jamais connus, et ce n'est pas comme si j'avais toujours souhaité qu'il en soit autrement. Je suppose que j'ai toujours, d'une certaine façon, pensé que ma mère était quelque part. Et mon père, j'ai toujours préféré ne pas y penser. Donc non, je n'ai pas envie de savoir ce qu'il en est d'eux, même maintenant que je sais avec certitude qu'il en est… quelque chose.

Elle marque exagérément la ponctuation, mais son ton est ferme, assertif.

— C'était une réponse complète et légitime. Je vais me taire maintenant et potentiellement ne plus rouvrir la bouche avant très longtemps, j'essaye de clore la conversation au plus vite, pas certain de ne pas avoir tourné rouge grenat.

— … Tu as interrogé Dwight sur ses parents !? Oz m'interroge ensuite d'un ton abasourdi, ne désirant visiblement pas spécifiquement me tourmenter, mais néanmoins incapable de laisser tomber le sujet.

J'admets que la question et l'étonnement sont justifiés.

— Yep.

Je hoche la tête, essayant de cacher ma honte tout en me demandant pourquoi. Foutu pour foutu…

— Et ? elle insiste.

J'ai un éclat de rire nerveux et passe ma main dans mes cheveux puis sur ma nuque. Je regrette à présent d'avoir laissé mon gobelet vide être emmené par H, parce que ça aurait été parfait pour occuper mes mains.

— Et il ne veut pas savoir non plus. Il a peur de ce qu'il pourrait trouver. Il est à l'aise avec l'image d'eux qu'il s'est construite, je résume la réponse du Jumper.

— Mais pourquoi est-ce que tu t'engagerais seulement sur ce sujet ?

Oscar ne se remet pas de mon manque de tact, mais techniquement sa réaction n'est pas exactement négative, alors j'ai au moins ça pour me consoler.

— Parce qu'il faut croire que j'ai cette obsession pour l'ordre, et je voulais bêtement que tout soit en ordre avant qu'on prenne cette stupide décision. Et on venait d'avoir reçu la visite de son ex, d'aller au mariage de la mienne, et de réceptionner la maison de la part de mes parents ; tout semblait enfin se calmer. Je te l'ai dit, c'était avant de te rencontrer. Tout semblait vraiment bien se passer…

Dans ma tête, j'étais sur le point d'avoir une semaine entière rien que pour me préparer mentalement à devoir choisir un alignement. Et lorsqu'on s'apprête à traverser une étape majeure de sa vie, je ne pense pas qu'il soit si irrationnel de vouloir tout mettre à plat, clore les chapitres entamés pour pouvoir commencer la prochaine ère qui s'annonce sur de nouvelles bases, saines.

— Et tu crois encore à ça ? Que les choses peuvent bien se passer, qu'on a encore le temps de planifier quoi que ce soit ?

Certes, ma question avait effectivement plus de sens il y a une semaine qu'aujourd'hui, la veille de la cérémonie.

— Pas réellement, mais j'aime quand même l'idée. Dwight est en train de jouer à chat avec celle qu'il l'a tué. Nous sommes dans un parc après avoir mangé du fastfood. Les choses sont aussi normales qu'elles peuvent le devenir.

Et si je ne l'ai jamais ressenti avant de devenir un Magnet, je pense que cette volonté de vouloir profiter de la normalité est en fait le sentiment le plus humain que j'ai eu depuis longtemps.

— Okay. Mais si tout est tellement en équilibre, pourquoi est-ce que tu cherches encore un truc à améliorer ? objecte alors Oscar.

— …

Je cherche mes mots pour défendre mon raisonnement, puisque je ne peux pas nier que ses propos font sens.

— T'as vraiment un complexe du chevalier sauveur, huh ? elle ressort une remarque qu'elle m'a adressée alors que je l'emmenais vers l'infirmerie, le jour où nous nous sommes rencontrés.

Je souris avant de répondre :

— Non. Non, je ne suis juste pas à l'aise avec l'idée de laisser quoi que ce soit au hasard. Oui, tout va bien, mais je sais que tout va être complètement bouleversé. J'ai littéralement une date d'arrivée de la catastrophe. Donc je préfère prendre les devants pour être sûr que ce soit la seule chose qu'on ait à gérer, et qu'une autre situation, qui n'est peut-être pas problématique pour le moment mais que je sais pouvoir le devenir, ne surgisse en même temps.

C'est un peu emmêlé, mais en gros c'est une apologie de la prévoyance et de la prévention.

— Toi et moi avons des philosophies très différentes, conclut Oz avec un sourire mi-figue mi-raisin, m'accordant la logique de mon explication mais n'en étant pas convaincue pour autant.

— Jusqu'à présent, ma tendance à vouloir être sur-préparé n'avait jamais été un souci, je concède, admettant implicitement que ma politique n'est pas nécessairement toujours la bonne.

— Je serais plutôt partisane de ne pas essayer de réparer quelque chose qui n'est pas cassé.

Ce dont je serais incapable, malgré le caractère tout à fait sensé de l'adage.

— Question d'éducation, je résume avec un haussement d'épaule.

Je peux admettre qu'il est forcément plus facile de gérer systématiquement voire à l'avance tout problème qui survient lorsqu'on n'en a très peu, et largement les moyens. Rétrospectivement, les pires ennuis que j'ai eus à gérer étaient des rendus de devoirs et des démarches administratives. Malgré le peu de détails qu'elle nous a fournis, j'ai comme l'impression qu'Oscar a dû faire face à bien plus compliqué que ça, seule ou presque, et de façon bien plus fréquente ; profiter d'une accalmie pour anticiper n'est après tout possible que si une accalmie survient…

— Sans doute. Clay s'inquiète, même s'il le cache bien, mais il évite quand même d'aller chercher les ennuis.

J'entends presque le "lui" manquant à la fin de sa phrase, tellement elle le sous-entend fortement par le coup d'œil qu'elle me lance en biais.

— Ce que j'ai du mal à comprendre, c'est comment vous n'avez pas tous plus mal tourné que ça…

Je pourrais prétendre que cette phrase sonnait bien dans ma tête, mais ce serait mentir. Je me sens cependant prêt à élaborer.

— Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire, ça ? s'insurge immédiatement mon interlocutrice, ce à quoi je reste calme :

— Clairement, vous n'êtes pas des citoyens modèles. Mais dans la catégorie criminels, il y a quand même pire. Connaissant le traumatisme qu'a traversé Clay, dont il garde en plus des séquelles apparentes, c'est impressionnant qu'il en soit ainsi, c'est tout. Et ne me dis pas que c'est grâce à ce réseau souterrain dont j'entends si souvent parler, parce que j'ai du mal à croire que tous les membres en soient aussi soft et bienveillants que vous ou Dwight.

Et ce malgré l'insistance de ce dernier. Étant donné l'ordre de taille de l'organisation, ne serait-ce que statistiquement, c'est impossible.

— J'ai comme l'impression qu'on a déjà eu cette conversation… fait remarquer Oz, apaisée.

— Ne pas tomber dans la psychose est une chose, réussir à à peu près éduquer son frère et sa sœur en est une autre. Toute la bonne volonté du monde n'est pas toujours suffisante.

La prédestination de son aîné n'est finalement peut-être pas aussi surprenante que ça, compte tenu des exploits qu'il a déjà accomplis, l'air de rien.

— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Sa question me fait sourire.

— Rien. Je suppose que je ne peux pas lui faire le compliment en face alors je te le dis à toi. Vous êtes de meilleure constitution que moi.

Je ne sais pas pourquoi accepter un éloge est aussi difficile pour tant de monde.

— Comment est-ce que tu pourrais savoir ce que tu serais devenu à notre place ? elle me défie, ne ratant jamais une occasion de me montrer qu'il y a des choses que je ne peux pas prévoir.

— Er… J'ai mes sources.

Si la seule connaissance de la nature Magnétique de mes parents dès la petite enfance aurait fait de moi un chasseur de prime alcoolique, je ne veux même pas essayer d'imaginer ce que leur absence totale, avec un héritage aussi sombre qu'un meurtre et une exécution, aurait fait de moi.

— Hey ! De quoi vous parlez ? Pourquoi est-ce que vous avez mis Hannibal au coin ? nous interpelle LeX d'où elle est, avant qu'Oscar n'ait pu trouver une réplique.

La course poursuite a fini par amener la petite blonde et Dwight dans une configuration telle que l'ange, adossé à un arbre, à l'écart, était dans son champ de vision.

— Je ne suis PAS au coin ! proteste l'intéressé, nous rejoignant à grands pas.

— Tu nous as quand même écouté depuis là-bas ? s'exclame Oscar, présumant en toute logique que si H a entendu LeX parler de lui, c'est qu'il pouvait forcément nous entendre parler.

Sauf que c'est un raisonnement humain. Il n'avait pas besoin de s'éloigner pour ne pas nous écouter ; il n'est resté à distance que pour son bénéfice à elle.

— Non. Elle a dit mon nom, c'est tout, il explique, avec une moue légèrement vexée par le manque de confiance manifesté envers lui.

Oscar plisse les yeux mais acquiesce, rationalisant sûrement qu'on entend toujours plus distinctement son nom que n'importe quoi d'autre.

— Yo ! C'quoi l'plan ? s'enquiert Dwighty avec entrain, après nous avoir à son tour rejoint, ayant emboîté le pas à sa partenaire de jeu après son interruption de la partie.

— J'irais bien à la patinoire, propose alors Oz, spontanément.

— Il y en a bien une dans le parc…

Je suis content qu'elle ait cette initiative, et ne voudrais pas la contrecarrer, mais je ne peux pas m'empêcher de me demander si le lieu choisi ne serait pas juste un tout petit peu trop public.

— Je sais, j'ai vu le panneau en entrant, elle justifie sa suggestion, se méprenant sur l'origine de ma remarque.

— ' y aura pas des gens, là-bas ? Dwight émet mes doutes à haute voix.

— Un Lundi après-midi ? Mi-Novembre ? Si oui, tant pis pour eux. Il est temps que Josh apprenne à voir les avantages de sa condition, parfois, rétorque LeX, avec un haussement de sourcil et une moue espiègles.

Je retiens un éclat de rire à sa façon de voir les choses, puis lève les bras avant de les laisser retomber, donnant mon accord pour aller potentiellement chasser d'innocents patineurs de leur terrain. Peut-être est-ce après tout là l'occasion de prouver à Oscar que, effectivement, je suis un humanifuge plus qu'efficace. Non pas que j'en sois fier ou que je ne préférerais pas qu'il n'en soit pas ainsi, mais ce n'est jamais agréable de voir sa parole mise en doute, ou en tout cas taxée d'exagération. Sur le chemin, Hannibal ne peut pas se retenir de demander à Dwight s'il est seulement capable de patiner, ou si ce moyen de transport le rend également nauséeux. Le Jumper manque de répartie, mais il me semble que la Messagère vient à sa rescousse, quoiqu'il n'y a bien que la réaction de l'ange à son commentaire pour me le faire comprendre. Je ne vois pas trop en quoi le fait qu'il considère le patinage comme un moyen de locomotion est vexant, mais bon, les voies d'Hannibal sont impénétrables.

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