Treizième Jour - Jeu (3/8)
Il nous faut une bonne vingtaine de minutes pour atteindre Downtown Boston, à la fois parce que nous ne nous pressons pas, et à la fois parce que nous ne prenons pour des raisons évidentes pas le métro. Marcher n'est cependant pas une mauvaise chose, le froid ambiant ayant déjà poussé Oscar à enfiler des gants et un bonnet, et Dwight à mettre sa capuche sur sa tête et ses mains dans sa poche ventrale. Puisque H, par solidarité, a passé ses gants de cuir, et LeX porte comme toujours une paire de mitaines, je suis finalement le seul à dénoter d'une certaine tolérance aux basses températures. Je me rassure en me disant que s'il n'y a que ça pour nous faire remarquer, c'est tout de même une prouesse, étant donné la composition de notre groupe. Je me souviens vaguement que LeX m'avait dit avoir utilisé la célébration d'Halloween pour passer inaperçue lors de son arrivée en ville, et me demande ce qu'elle a bien pu faire de si incongru pour avoir besoin de camouflage, si elle peut facilement avoir l'air aussi ordinaire.
Sur le trajet, la conversation tourne principalement autour des interdits de notre journée, ce qu'il est acceptable de faire ou non, dans le cadre de cette tentative de retour à la normalité. Dwight est étonnamment imaginatif pour proposer des situations extrêmes qui pourraient requérir qu'il use de son don. Quant à H, il nous fait pratiquement une énumération en bonne et due forme de tout ce dont il est capable, à tel point que je me demande s'il ne fait pas exprès d'en rajouter, juste pour voir à quel point Oscar peut agrandir ses yeux. LeX ne participe au débat qu'en tant qu'interlocutrice, suggérant des moyens pour se sortir humainement de chaque cas de figure exposé par Dwight. Je peux me tromper, mais je pense que la légère baisse de régime sur laquelle Zed a attiré notre attention l'affecte toujours, et qu'elle préfère ne pas parler de ce qu'elle n'a pas le droit de faire, sachant qu'il est possible qu'elle n'en soit même pas capable pour commencer.
Nous finissons par arriver à la bonne rue, et j'ai ce petit moment de satisfaction idiot qu'on peut avoir lorsqu'on réussit une tâche pourtant facile, comme taper un code à quatre chiffres sans erreur. Je savais bien que je n'allais pas me perdre, mais c'est tout de même un soulagement de ne pas avoir bêtement tourné en rond. Surtout qu'en mon absence de talent pour jouer la comédie, je n'aurais pas su donner le change et tout le monde s'en serait rendu compte, et deux de mes quatre compagnons au moins n'auraient pas raté l'occasion de me mortifier. Au moment de tourner au coin, mon regard tombe cependant sur quelque chose qui me pousse à m'arrêter net. J'ai une brève grimace avant de me tourner vers Oz, à ma gauche :
— Reste là, je lui intime en levant mes deux index.
— Pourquoi ? elle proteste avant même que je n'aie eu le temps de bouger.
— Parce que tu es une fugitive, tu te souviens ?
Et je ne pense donc pas que ce soit une excellente idée pour elle d'aller se balader comme une fleur près de cette voiture de Police justement garée devant la boutique à laquelle nous venons de changer de ville pour se rendre.
— Tu me prends pour qui ? Une débutante ?
Elle a de toute évidence fait la même observation que moi, et s'empresse de cacher sa longue chevelure dans son bonnet, puis sort son écharpe de sa poche pour l'enrouler autour du bas de son visage. Elle n'est pas méconnaissable, mais passe inaperçue sans non plus donner l'air d'essayer d'être incognito. Certes. Elle me dévisage entre ces deux accessoires de laine, voulant sans doute m'ôter toute possibilité de réponse, comme si sa simple démonstration ne s'en était pas déjà chargée.
— D'autant que, du moment qu'elle reste à côté de toi, personne ne va regarder dans sa direction. En la laissant seule ici, tu prends finalement un plus gros risque qu'en l'emmenant avec toi près de ces deux mangeurs de donuts, intervient LeX en désignant les officiers du menton.
Sa périphrase aurait pu être médisante, mais les deux représentants de la loi en question ne sont hélas pour eux, s'ils se sentent un tant soit peu concernés par le cliché dont est affligé leur profession, pas garés devant le coffee shop par hasard.
— Et si quelqu'un d'autre la reconnaissait ? Il n'est pas impossible pour un dérivé d'être respectueux des lois humaines.
Je n'en perçois aucun dans les parages pour l'instant, mais c'est moins rare qu'on ne le croit. Surtout que mon espèce n'est pas nommée comme elle l'est pour rien.
— Il est plus qu'évident pour n'importe quel dérivé même débutant qu'elle est sous ta protection. Et ça prime sur son statut de fugitive, crois-moi. Encore une fois, tu es le camouflage parfait pour elle.
Je suppose que ça a ses avantages, lorsqu'on veut déplacer un dérivé en danger à travers une ville, par exemple. Si on doit intervenir, c'est que le péril est suffisant pour qu'on ne souhaite pas en rajouter d'autres, même annexes.
— Et si on croise des dérivés qui ne savent pas ce qu'est un Magnet ?
Mes missions m'ont rarement amené dans la foule. J'ai même la plupart du temps été en tête-à-tête avec mes protégés. D'où mon incertitude vis-à-vis de mes capacités de diversion de l'attention. Je sais qu'on m'évite, y compris du regard, mais je suis moins sûr de pouvoir partager cette aura.
— Tout le monde sait, même sans savoir. Disons que ça instillera suffisamment de doute dans leur esprit pour ne rien dire.
Je suis surpris mais content que la Messagère ne se moque pas de ma légère paranoïa. Peut-être estime-t-elle que l'expression amusée d'Hannibal s'en charge mieux qu'aucune de ses remarques n'aurait pu le faire.
— Bon, on y va, alors, ou quoi ? s'impatiente Dwight, l'appel du sucre se faisant sentir.
Je lève les bras en signe de capitulation, et poursuis mon geste par une invitation à me suivre. Nous traversons la route et contournons la voiture de patrouille par l'arrière. En franchissant le seuil de la boutique, LeX ne peux pas s'empêcher d'adresser un clin d'œil joueur aux agents de la maréchaussée, par-dessus son épaule. Je rirais sûrement de la façon dont le plus jeune des deux officiers manque de recracher son café, si je ne trouvais pas ce comportement puéril aussi risqué. Je la dévisage avec ce que je veux être un air sévère, ce à quoi elle répond par un haussement d'épaules et un sourire fier. Levant les yeux au ciel, je lâche enfin la porte que j'avais tenue ouverte pour notre petite troupe, et ferme la marche à l'intérieur, derrière la Messagère.
Par chance, même pour un Lundi matin, notre effectif n'est pas choquant, quelques autres groupes de nombre similaire déjà installés. Dwight est près du comptoir, luttant contre l'envie de plaquer ses mains et son visage sur la vitrine. Oscar est à côté de lui, et ils délibèrent sur les saveurs disponibles. La tête levée, LeX préfère consulter la liste écrite sur une ardoise, accrochée au mur, tandis qu'Hannibal reste immobile, les mains dans le dos, ne comptant visiblement pas participer à l'hyperglycémie collective. Ma propre réflexion n'est pas longue, mon goût de l'aventure peu prononcé en ce qui concerne la nourriture, comme le reste d'ailleurs. Une dizaine de minutes plus tard, nous ressortons presque tous avec une pâtisserie de couleur différente entre les mains, Hannibal se chargeant quant à lui humblement du plateau de tasses plastifiées correspondant.
Il y a plusieurs raisons pour lesquelles nous ne restons pas. Premièrement, comme il n'a pas neigé depuis le réunion de June et Perry, Jeudi dernier, on ne peut pas dire qu'il fasse assez froid pour être dissuadé du dehors. Deuxièmement, sortir était de toute manière le but principal de notre petite excursion. Troisièmement et dernièrement, je ne voudrais pas faire fuir la clientèle, qui montre déjà des signes d'inconfort après moins d'un quart d'heure en ma présence. Une fois de plus, ma fine équipe me laisse les guider, et il ne me faut pas longtemps pour décider de notre prochaine destination. Je connais le parfait endroit à proximité, en plein air, où repousser la population ne devrait causer de tort à personne, surtout à cette période de l'année. Non pas que la rivière Charles ne soit pas tout aussi splendide en Hiver qu'en toute autre saison, si ce n'est plus, mais la rive est longue et n'appartient à personne, donc nous ne devrions effectivement pas gêner qui que ce soit.
— C'mment t'as trouvé c't endroit, Jo' ? m'interroge Dwight en léchant le glaçage de son cupcake à la menthe, alors que nous arrivons justement sur le chemin qui longe le fleuve.
— Une rivière de cette taille est assez difficile à manquer, je plaisante, le faisant froncer les sourcils avant qu'il ne comprenne que je me paye sa tête.
— T'es con, il me lance, me donnant un coup d'épaule à faire pâlir un quarterback de la NFL.
— Je suis passé par là deux ou trois fois, pour les courses de Noël, je réponds en riant et me massant le deltoïde.
— Deux ou trois fois ? relève Oscar, levant les yeux de son Blueberry Muffin.
— J'ai une bonne mémoire, j'explique avec une grimace partagée entre l'excuse et l'incompréhension, ne sachant pas trop ce qu'elle me reproche.
Elle plisse le regard mais accepte.
— Okay. Est-ce que j'ai le droit de demander quel type de personne pense muffin aux myrtilles lorsqu'on lui demande de choisir un truc sucré ? intervient soudain LeX, décortiquant pour sa part un cookie aux chocolats noir et blanc.
— Depuis quand demandes-tu la permission pour poser quelque question que ce soit ? se permet de s'étonner H.
— Des fois, j'essaye d'être subtile, lui réplique-t-elle, se saisissant ensuite brusquement du chocolat viennois sur le petit plateau que tient l'ange, le forçant à faire preuve d'autant de dextérité qu'elle pour que rien ne se renverse.
— C'est… er… de la nourriture de surveillance, se justifie Oscar par rapport à l'interruption de la Messagère, détournant la tête.
— Ils te manquent tant que ça, huh ? je demande, signifiant évidemment ces deux frères.
La question m'a en partie échappée.
— C'est si évident ? elle répond dans un éclat de rire gêné.
— Je sais que tes passe-temps ne sont peut-être pas ceux de tout le monde, mais j'ai du mal à croire que qui que ce soit apprécie le travail de surveillance.
En réalité, je connais son état d'esprit par des moyens encore plus directs, mais je sais à quel point elle n'est pas à l'aise avec mes perceptions.
— Quand je me suis fait prendre, et que j'ai passé mon contrat pour éviter la prison ferme, j'étais toujours dans la même ville mais sans avoir le droit de les voir ou de les contacter. Et c'était horrible. Le premier mois je pleurais tous les soirs. J'ai même pleuré la journée, quelques fois. On a toujours été ensemble. Toujours. Ils sont… comme une extension de moi-même.
Sa description de sa situation me rappelle tout à coup beaucoup la mienne, avec mes parents. Il est étonnant de voir à quel point des paramètres similaires n'ont pas du tout donné le même résultat.
— Je suis désolé que tu aies à subir cette séparation une nouvelle fois, je m'efforce de compatir.
Son lien à sa famille est l'une des relations que j'ai le plus de mal à cerner, parmi toutes celles que j'ai pu percevoir chez des dérivés divers. Je n'ai pas de souci avec l'instinct parental, les liens d'amitié, les relations romantiques, ni même la cohésion tribale, mais m'avoue vaincu devant le lien fraternel. On pourrait pourtant croire que la différence est mince.
— De un, ce n'est pas ta faute. De deux, on ne peut pas vraiment dire que je les aie déjà retrouvés. Et de trois… Cette fois n'est pas comme la dernière. J'ai moins cette sensation… d'insécurité.
Elle grimace, insatisfaite de sa propre description mais incapable et/ou peu désireuse d'élaborer.
— Ironique, quand on sait les dangers dans lesquels tu t'es trouvée en notre compagnie, s'amuse LeX, haussant les sourcils.
Dwight lève les yeux au ciel.
— La ferme. C'logique. C'est son job, à Jo', d'protéger, me défend mon fidèle Tuteur.
— Pas exactement ce que j'avais en tête, mais un résumé acceptable de la condition de Magnet, je suppose, concède la Panthère avant de porter sa paille à ses lèvres.
— Maudit qui sait ce qui peut bien se passer dans ta tête, intervient une nouvelle fois l'ange.
Son acharnement après la petite blonde signifie au moins qu'il a repris du poil de la bête, par rapport à son humeur d'un peu plus tôt.
— J'avoue, j'y travaille encore moi-même, elle répond cependant sur un ton badin.
— Donc… aucun de vous n'a de frères et sœurs ? se renseigne Oscar, préférant toujours des conversations auxquelles elle peut participer.
— Si, moi, répond LeX immédiatement.
— Moi aussi, renchérit Hannibal juste après.
— Vraiment ? je ne peux m'empêcher de m'étonner tout haut.
La Messagère a déjà mentionné sa famille, mais l'ange jamais.
— Quoi ? Je n'ai pas l'étoffe d'un grand frère, selon toi ? me demande le grand blond, penchant la tête sur le côté.
— C'est juste que… Je ne t'ai jamais entendu en parler, c'est tout, je me rattrape comme je peux, saisissant à mon tour la tasse à mon nom sur le plateau de carton, pour faire diversion.
— Ma sœur est née plus de 10 ans après moi, et je n'ai effectivement pas été le plus attentif des aînés durant la dizaine d'années suivante, il explique posément, excusant ma réaction.
— Et qu'est-ce qui a changé, ensuite ? s'enquiert Oscar, certains détails ne lui ayant hélas pas été communiqués.
— J'ai été tué, répond mon parrain sans hésitation, avant que quiconque n'ait pu intervenir.
L'image mentale que cette simple déclaration conjure me fait soudain me rendre compte de pourquoi le haut de son dos est doublement son point faible : c'est à la fois de là que lui ont été arrachées ses ailes, mais c'est également là qu'il a été touché lors de sa toute première mort.
— Oh, hoquète Oz, ne s'habituant pas à tout à la même vitesse.
Téléportation, passe encore ; métamorphoses, peut-être ; revenants, plus difficile.
— Mec, c'la scission qui t'a rendu bizarre ? Dwighty interpelle son collègue, jugeant sa réponse précédente un peu trop abrupte.
— Ça n'a pas aidé une condition préexistante, se contente de répondre H avec l'un de ses sourires les plus dérangeants.
Sans perdre son expression, il tend le plateau de boissons vers ses deux derniers interlocuteurs, les seuls à ne pas avoir encore récupéré la leur, puis s'écarte du groupe pour aller mettre le support de carton dans une poubelle. J'aurais aimé qu'il choisisse une répartie un peu moins absconse, aux regards inquiets affichés par Oscar et Dwight, mais tant pis. Le pire, c'est que je ne crois pas que la rhétorique si particulière de mon parrain soit la raison pour laquelle il nous est visiblement impossible de parler d'autre chose que d'évènements dramatiques. Cette discussion a quand même commencé sur le sujet des pâtisseries. Je sais bien qu'il existe des lois selon lesquelles toute conversation a le potentiel, pourvu qu'elle dure suffisamment longtemps, de dévier sur le sujet des crimes de guerres, mais nous parlions depuis à peine un quart d'heure. Qu'est devenue ma vie ? De quoi peut bien discuter le commun des mortels ? Est-ce que le monde entier a ce même problème ?
— Tu sais… Merci, Oz, je laisse pratiquement échapper, essayant de me concentrer sur le positif de ce qui vient d'être dit.
— Pour quoi ? elle me demande, faisant les yeux légèrement ronds et interrompant son geste d'émiettement de son muffin, compliqué par la tasse qu'elle doit maintenant tenir.
— Pour avoir dit ne pas te sentir en danger.
En tant que Magnet, c'est effectivement mon rôle, comme l'a dit Dwighty, et je sais l'impact que j'ai, mais un peu de reconnaissance ouverte ne fait pas de mal. Bien au contraire.
— Je crois que ta réponse à ça est supposée être "de rien", me corrige la grande brune, hochant lentement la tête, de plus en plus confiante en cette affirmation.
Je ne peux que sourire. LeX pouffe et commence à tourner la tête vers nous, visiblement sur le point de commenter notre échange et ruiner le moment, mais est tout à coup distraite par la faune locale. Elle s'élance vers l'eau en s'écriant "Hey ! Des canards !" avant d'avoir pu nous faire part de son avis. Hannibal, qui revenait justement de son écart du groupe, s'arrête, et suit la petite blonde du regard alors qu'elle s'accroupit près de l'attroupement de volatiles. Même pour des canards urbains, habitués à la présence de l'Homme voire l'associant à la nourriture, je suis étonné qu'ils ne la fuient pas, elle qui peut prendre la forme d'un prédateur surdimensionné. Quoique d'après ses dires elle n'a aucun pouvoir particulier sur les animaux, encore moins qu'un Humain, donc pour peu qu'ils soient capables de sentir sa condition, d'une manière ou d'une autre, ils n'ont aucune raison d'avoir peur. Je suis sûr que plus d'un éthologue serait perplexe à cette perspicacité d'oiseaux face à la dérivation, quand ils ont autant de mal à faire la distinction entre la condition de chasseur et celle d'ornithologue.
Oscar, Dwight, et moi nous arrêtons à notre tour, sans avoir quitté le chemin. Nous sommes tous tournés vers la Messagère, hypnotisés par son comportement atypique. Je l'ai déjà vue interagir avec sa monture ou son compagnon, et même avec Luther, et suis donc conscient de la douceur dont elle est capable, mais je n'arrive pourtant pas à me faire à ce décalage majeur entre son attitude envers les animaloïdes et les humanoïdes. Bien qu'avec elle il est déjà possible de faire une nette distinction entre sa façon d'agir envers les Humains et n'importe quoi d'autre, objets inanimés y compris. Je l'ai vue porter plus d'intérêt à une lame qu'à la plupart des gens. Au moins, H est cohérent, sur ce point en tous cas ; il est un poil rébarbatif en toute circonstance. Et quitte à être condamné à vivre dans un monde où chaque conversation mène à quelque horreur, je préfère encore que ce soit constant qu'imprévisible. Mais ça, c'est moi et mon goût de l'ordre.
— Bon, bah c'est raté pour une journée normale, alors, j'observe à haute voix, ne plaisantant qu'à moitié.
— Meh. J'sais pas, vieux. J'suis plutôt d'avis qu'elle fait semblant l'reste du temps, m'oppose Dwighty, portant sa paille à sa bouche.
Toujours l'optimisme incarné. Il y a préférer croire au meilleur dans ceux qui nous entourent, et persister à y croire même devant preuve du contraire.
— Si tu as raison, elle est vraiment investie dans son rôle.
Parce que je peux penser à certains moments où elle aura pris "faire semblant" au niveau supérieur.
— Tout le monde fait plus ou moins semblant en permanence. Non ?
Oscar ne remet en question sa déclaration que dans un second temps, et parvient enfin à s'arracher à l'observation des canards.
— Mais est-ce que ça ne devrait pas aller en diminuant ? je suggère, me tournant moi aussi vers mon interlocutrice.
— C'est sans doute dans les deux sens. Plus ça va, plus tu es capable d'être tout à fait honnête, mais plus tu es doué pour te cacher.
Une nouvelle fois, elle attend un court instant avant de hausser les épaules, atténuant l'assurance de son affirmation dans un second temps seulement.
Le silence retombe tandis que nous pondérons ces propos et poursuivons l'absorption de nos boissons respectives. Oz est loin d'avoir tort. Se cacher est après tout le mécanisme de défense le plus primitif qui soit. Et puisque je me demande de quoi LeX peut bien avoir à se protéger, je suis obligé d'admettre que son camouflage est efficace. Hannibal, lui, est le champion du détournement de conversation. Quant à Dwight et Oscar, j'ai eu l'occasion d'observer trop de bravades de leur part pour savoir qu'ils ne sont pas aussi indestructibles qu'ils n'y paraissent souvent. Mais qu'est-ce qui peut bien rendre tout le monde si terrorisé par la simple idée de montrer sa peur ? Le principe en lui-même semble redondant. Une sorte de boucle d'auto-amplification vicieuse.
— Si vous pouviez aller n'importe où, où est-ce que vous iriez ? je demande soudain, inspiré par toutes ces considérations à la limite du métaphysique.
— T'es sûr qu'tu sais à qui t'parles ? me renvoie Dwight, avec un air atterré.
— Tu vois bien ce que je veux dire.
Du coin de l'œil, j'aperçois Hannibal, qui a rejoint LeX. Ils reprennent la marche de là où ils sont, pour suivre la nage tranquille des canards, alors j'initie également la remise en mouvement de notre propre partie du groupe.
— À la maison. Toujours, répond Oscar à ma question, ses pensées sans doute encore tournées vers ses frères.
— En imaginant que tes frères te suivent, j'altère légèrement l'énoncé du problème. Il est question de lieux, pas de personnes.
— Peu importe. J'en sais rien. Budapest ? Elle fait les yeux ronds à la ville qu'elle nomme, comme si elle venait de l'inventer.
— Budapest ?! je relève, curieux.
— J'aime bien la sonorité du mot. Mais franchement, je ne suis pas allée dans beaucoup d'endroits dans ma vie, et ça ne me manque pas du tout. Je n'ai strictement aucune envie de voyage. M'évader sur une île au soleil n'a jamais été mon trip.
Elle grimace même à cette idée.
— N'est-ce pas pourtant là le plan ultime de tout criminel qui se respecte ? je me permets de plaisanter, m'interrogeant en réalité plutôt sur son alternative personnelle à ce cliché.
— Nan ! Pour beaucoup mais pas pour tous. Il y a ceux qui rêvent d'être réglos. Il y a ceux qui font ça pour le pouvoir, la gloire, ou même le rush. Pour moi, c'est plus un hobby slash job. C'est utile et je suis douée pour ça, alors pourquoi pas.
Elle hausse les épaules, désinvolte.
— Tu ne nous as jamais raconté comment tu t'étais fait prendre, je relève, sa mention de son talent, dont j'ai d'ailleurs eu un très bel aperçu lors de notre incursion dans une prison, me faisant m'interroger sur le sujet.
— Attends, attends ! Tu t'en sortiras pas comme ça ! Réponds à ta propre question, pour voir, elle esquive habilement, son sourire s'élargissant à sa malice.
— Où est-ce que j'irais si je pouvais aller n'importe où ?
J'avoue ne pas avoir posé la question avec une réponse en tête, ce qui aurait sans doute été judicieux.
— Oui, Oz m'incite à continuer, ma pause la rendant impatiente.
— … Loin, je finis par lâcher, très sérieusement.
— Loin ? s'étonne Oscar.
— … Loin ? répète Dwight avec un temps de retard, plutôt dans l'incompréhension que la surprise.
— Loin, je confirme, hochant la tête.
— Il va falloir être plus précis. Qu'est-ce qui est si horrible à Cambridge ?
Machinalement, elle désigne d'une geste vague l'horizon de la ville, qui se dessine sur la rive opposée.
— Je parle à plus grande échelle que Cambridge. J'aimerais juste trouver un endroit… désert. Sans personne, et loin de tout. Et de tous, surtout.
Je n'apprécie pas plus la solitude que la plupart des gens, mais je pense que si je devais chercher un endroit en particulier, j'essaierais de le choisir le plus calme possible. Et étant donné ma condition, c'est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible.
— Ouais, c'pas un endroit, dont tu parles. T'parles de raccrocher, interprète Dwight malgré moi.
— Non. Jamais. Enfin… j'espère. Mais j'aimerais avoir ne serait-ce que l'option de faire une pause. Je ne sais pas si ça a du sens…
Certains diront qu'avoir le choix est une liberté fondamentale, même si on n'a aucunement envie de changer quoi que ce soit.
— Tu n'es pas "appelé" en permanence. La preuve, on est bien, là, non ? suggère Oz en marquant vaguement les guillemets du geste, l'une de ses mains toujours prise.
Tout en réfléchissant, je prends le temps de lui sourire.
— Oui, tu as raison, on est bien, là, je choisis de confirmer, avant de regarder ailleurs.
Il y a des dérivés sous nos pieds, au-dessus de nos têtes, et même sous la surface de la rivière Charles. Même sans me concentrer, j'ai en permanence ce picotement dans la nuque, cette sensation d'être observé, cette notion que nous ne sommes pas seul. Mais je sais combien ma perception la met mal à l'aise, et je serais de plus bien incapable de lui expliquer comment cette sensation peut à la fois m'être agréable, pour ne pas dire indispensable, et gênante, à la manière d'une démangeaison inaccessible.
— Vieux, elle est moisie, ta question. J'suis littéralement d'jà allé dans tous les endroits auxquels j'ai d'jà pensé.
Dwighty brise le moment de flottement, jamais à l'aise dans ces situations lourdes de sous-entendus, tantôt parce qu'il ne les comprend pas, tantôt parce qu'il ne les comprend que trop.
— Prends-le comme ça : si tu peux aller n'importe où, qu'est-ce qui te fait aller quelque part ? lui propose Oscar, pédagogue.
— Bah, comme toi, l'gens, il répond bêtement, nous tirant des éclats de rire.
— Peut-être que ma question était effectivement moisie, finalement, je capitule, commençant à me demander pourquoi cette question est si classique si la réponse en est si universelle.
Peut-être est-ce justement une façon détournée de déterminer qui sont les individus les plus importants pour une personne donnée.
— C'pas ta faute si j'ai juste l'meilleur pouvoir qui soit, essaye de me consoler Dwighty.
Il ne se vante jamais que d'une seule chose, après tout…
— J'avoue que c'est plutôt sympa, concède Oscar avec une moue appréciative.
La téléportation n'est en effet pas dans les capacités les moins convoitées. Loin s'en faut, même.
— Plutôt sympa ?! s'offusque mon Tuteur, affichant un air aussi outré que son ton.
Dès qu'il a repris un semblant de contenance, il entreprend d'énumérer les bénéfices qu'offre sa nature, dans un discours étonnamment construit pour son état d'agitation. Je n'interviens pas, me contentant de les écouter échanger sur ce sujet, ou plutôt d'écouter Dwighty élucubrer autour des quelques répliques qu'Oz parvient à placer, de temps à autres. Je suis heureux de constater que, pour une fois, elle ne cherche pas à rediriger la conversation vers quelque chose de moins irréel. Ceci étant dit, le débat du meilleur superpouvoir est probablement presque aussi vieux que le monde, et sans doute même plus ardent chez des individus n'en possédant pas que chez ceux en manifestant, donc peut-être est-ce là le plus proche de la normalité qu'elle s'est trouvée ces derniers jours. Je me réjouis également à plusieurs reprises que Dwight ait fini son verre, car avec la façon dont il gesticule avec toute la splendeur de sa légendaire maladresse, les possibilités d'accidents sont déjà suffisamment nombreuses sans ajouter de liquide coloré dans l'affaire.
Bientôt, les canards s'éloignant en direction de courants plus forts, LeX et Hannibal quittent le bord de l'eau pour nous rejoindre sur le chemin à proprement parler, ne pouvant ignorer les exclamations de mon Tuteur plus longtemps. Les deux blonds se calent sur notre rythme de marche d'abord sans un mot, puis la Panthère finit par craquer et apporter son point de vue à la discussion. Selon elle, le meilleur pouvoir est le contrôle d'autrui. Forcément. Je ne comprends pas comment j'ai pu ne pas m'y attendre. N'est-ce pas après tout grossièrement le pouvoir qu'elle a conféré à sa plus belle création ? Mais le plus bizarre reste encore la réaction de mon parrain. Oz et Dwight ont à peine le temps de proposer des contre-arguments que l'ange entre alors dans un fou rire inattendu, de ceux si irrépressibles qu'ils empêchent pratiquement de respirer, qui n'ont même plus besoin de résonner en volume pour se faire remarquer. La Messagère croise les bras et souffle par le nez, ce qui semble indiquer qu'elle a compris ce qui faisait soudain s'étouffer le grand blond, mais le reste d'entre nous en sommes réduits à être contaminés par son euphorie, même sans en connaître l'origine. Il paraît qu'il faut rire trente minutes par jour, après tout.
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