Treizième Jour - Jeu (2/8)

Une fois remis de ma séquence émotion, je descends enfin prendre mon petit-déjeuner. Dwight me tient compagnie, Hannibal ayant miraculeusement réussi à le convaincre de porter une cravate en un temps record, et surtout sans causer d'esclandre. Je les aurais tous les deux félicités pour leur bonne conduite, si l'efficacité de l'ange n'avait pas aussi clairement été motivée par son envie de s'atteler le plus vite possible à une autre activité. Je n'ai que le temps de le voir aller suspendre une housse de costume dans la buanderie avant qu'il ne s'en retourne vers son antre. Il m'accorde à peine une brève salutation sur son passage, alors qu'il monte quatre à quatre les marches que je suis en train de descendre. Je suis laissé perplexe par la nature exacte de la mystérieuse tâche qu'il est tout à coup très pressé d'adresser, qui le préoccupe sans pour autant réellement lui procurer un quelconque plaisir. Une toute petite partie de moi se demande si je devrais avoir peur, mais le reste sait que je peux faire confiance à mon parrain, nonobstant ses excentricités ; même lorsqu'il a effectivement présenté un danger, je l'ai toujours vu faire en sorte que tout le monde autour de lui soit tout de même en sécurité. Et c'est bien là la seule assurance dont j'ai besoin.

Une fois que LeX en a également terminé avec elle - ou l'inverse, d'ailleurs -, c'est une Oscar on-ne-peut-plus heureuse de retrouver une tenue en deux parties qui nous rejoint Dwight et moi dans la cuisine. Bien que la conversation évite soigneusement toute mention de mon exposé de la veille au soir, l'atmosphère n'en devient jamais inconfortable. Nous avons chacun nos raisons de ne pas vouloir en reparler, tout aussi valables les unes que les autres, et nous avons conscience que nous en aborderons le sujet quand nous serons tous prêts. Notre badinage se termine lorsque Dwight est pris d'une inspiration soudaine et propose à Oz de l'emmener pour une visite guidée des parties de la maison qu'elle n'a pas encore eu l'occasion de découvrir. Cette excellente idée me fait penser que je pourrais moi aussi faire avec un petit retour sur mes affaires non-classées, dont la liste est curieusement longue pour une énumération entamée il y a quelques mois à peine.

Je laisse le plus âgé des orphelins guider l'autre vers l'arène, d'où ils devraient pouvoir prendre l'ascenseur, pourvu que HAG ait enregistré Dwighty comme un membre de la famille. Au pire, le véto sur sa téléportation à l'intérieur de l'enceinte a été levée, donc à moins d'une objection catégorique d'Oscar, rien ne l'empêche d'avoir recourt à ça. Je grimpe pour ma part les escaliers jusqu'au dernier étage de la maison. Une fois dans le bureau parental, je me rends jusqu'au mur à l'extrême gauche, sur la peinture duquel j'applique la paume de ma main. Autant je ne suis pas plus intéressé que ça par l'armurerie de mes géniteurs, autant leur bibliothèque secrète m'attire bien plus. Il faut dire aussi que leur bibliothèque apparente n'était déjà pas le dernier endroit où on pouvait me trouver du temps où je vivais ici.

Je laisse la porte ouverte derrière moi, car le goût prononcé de mes parents pour les tubes fluorescents blancs n'est à mon humble avis pas aidé par l'absence de fenêtres. À bien y réfléchir, c'est même sans doute plus précisément le goût de mon père, d'ailleurs. D'une part, je ne pense pas que le choix de luminaires ait ici été limité par les contraintes de la conservation d'ouvrages anciens. Et d'autre part, même si de mémoire je n'aurais pas su départager mes géniteurs sur ce point, étant donné que le garage - clairement associé à mon paternel - partage cet éclairage criard, tandis que l'arène - définitivement à mettre en correspondance avec ma mère - dispose d'un système d'illumination beaucoup plus chaleureux, je ne pense pas me tromper en estimant devoir ces tubes de gaz à Dayton. Ils ont dû se répartir les pièces lorsqu'est venu le moment de décorer, pour une question d'efficacité autant que de divergence d'opinion. Malgré moi, j'imagine très bien l'un de leur fameux débat sur ce sujet. Je peux même trop bien visualiser la scène à mon goût.

Secouant la tête pour chasser cette image de mon esprit, j'approche des rayonnages, afin de déterminer l'organisation établie dans cette bibliothèque. De manière légitime, les ouvrages à l'utilisation la plus concrète - majoritairement des cartes et des plans, autant que je peux en juger au premier abord - sont placés à portée de main, à hauteur d'homme, et je ne peux que supposer que les volumes les plus théoriques, voire dont la lecture n'a techniquement pas besoin d'être répétée, sont placés au sommet. J'escalade une première échelle, et la fais lentement glisser le long de ses rails, afin de parcourir l'arc de cercle sur lequel sont répartis les livres. Je ne peux rien affirmer, mais je pense que l'ordre choisi est un gradient manichéen, avec ce qui concerne les dérivés les plus maléfiques à gauche, et ce qui concerne les plus bénéfiques à droite. Encore une fois, logique. Je me hisse jusqu'au premier palier et emprunte une deuxième échelle, afin de déterminer le contenu du troisième rayon, sachant que celui que je viens d'étudier correspond à des bestiaires au sens large.

Avant-hier, bien que c'était difficile à déterminer depuis le sol, je pense qu'Hannibal a atteint le dernier palier de la bibliothèque. Ce qui n'est pas contradictoire à mon analyse, un manuel d'approche des humains, en plus de n'avoir besoin d'être lu qu'une fois, étant très peu souvent nécessaire à un Magnet, en particulier connaissant les fortes limitations de cette possibilité. Ce que je cherche aujourd'hui, ce serait plutôt de la catégorie des livres d'Histoire. Je connais les grandes lignes de l'histoire personnelle de mes parents, et serais curieux d'en connaître les gros titres du point de vue officiel. De même, le projet Cassandra est revenu suffisamment souvent sur le tapis pour qu'il ne soit pas idiot de ma part de vouloir en connaître le fin mot. Enfin, les chroniques Messagères ne seraient sans doute pas une mauvaise lecture non plus, pour donner un peu de perspective à leur visite d'il y a quelques jours. J'ai d'autres points de curiosité, comme les différents types d'anges, et plus récemment les différents types de divinités, par exemple, mais rien que ces trois grands axes d'étude devraient être tout à fait suffisants pour occuper ma journée à eux seuls.

Bien évidemment, la recherche des tomes dans lesquels je pourrais potentiellement trouver les informations qui m'intéressent prend déjà un certain temps. Et présente plus de risques que je ne l'aurais cru, également. Je n'ai jamais eu le vertige ou la peur du vide, mais le caractère évasé de la pièce accentue la perspective et le sol paraît rapidement plus éloigné qu'il ne l'est en réalité, au fil des paliers. En contrepartie, les échelles sont cependant solidement fixées sur leurs rails et y glissent de façon stable et sans accrocs. Je pense qu'avec un peu de pratique, on doit finir par prendre goût à cet exercice d'acrobatie, mais je ne reste pas suffisamment longtemps à la tâche pour le confirmer. Mes recherches sont facilitées par le fait que je ne connaisse pas ou pas suffisamment une bonne partie des langages présents dans cette bibliothèque. Je finis par jeter mon dévolu sur un recueil de petites coupures, une archive de déclarations officielles diverses, et un manuel d'Histoire simplifiée, même si ce dernier me fait grimacer.

- Je me disais bien que cette pièce était plus grande que ça… me fait sursauter une voix féminine alors que mon pied droit touche à peine terre.

- LeX ? Qu'est-ce que tu veux ? j'admoneste la petite blonde, adossée au chambranle.

Les surprises ne sont décidément pas mon fort. Et l'idée qu'elle s'est peut-être tenue là depuis un moment me donne des frissons.

- Qu'est-ce que tu fais de beau ? elle s'enquiert d'un ton innocent, se penchant sur le côté pour tenter de distinguer ce que j'ai sorti de la bibliothèque.

- Je révise mon Histoire. Ou plutôt je compte enfin l'apprendre. Pourquoi ? je réponds avec suspicion, resserrant mon emprise sur mes livres.

- Tu crois vraiment que c'est le moment de faire ça ?

Répondre à une question par une question n'est pas aussi charmant qu'on pourrait parfois le penser.

- C'est maintenant ou jamais. Je rappelle que je choisis demain, je me justifie, tout en redoutant déjà son objection à mon projet, pourtant peu ambitieux et surtout sans conséquence majeure.

- Justement. Ce n'est pas quelque chose que tu vas apprendre aujourd'hui qui va te faire changer d'avis. Tu devrais au contraire te changer les idées, laisser mariner le raisonnement que tu as eu jusqu'ici.

À la fois ce n'est pas un conseil idiot, et à la fois…

- Je n'arrive pas à savoir si tu essayes d'encourager mon idée d'hier soir, ou au contraire de m'en dissuader, je lui avoue enfin.

Elle qui d'habitude ne cache pas ses opinions, la voir garder ses cartes si près de sa veste est dérangeant.

- Ni l'un ni l'autre, elle répond sans hésitation.

À la courbure que prennent ses sourcils, on dirait même qu'elle se demande pourquoi je me pose la question.

- On a souligné mon inculture trop de fois pour que je l'ignore, ces derniers jours. Est-ce que remédier à ça n'est pas une forme de distraction ? je lui propose alors, quelque part simplement désireux de défendre mon premier plan purement personnel depuis trop longtemps.

- Non, elle répond catégoriquement, secouant la tête pour souligner son désaccord.

- Est-ce que ce n'est pas à moi de décider ce qui me distrait ou non ? je reformule ma pensée, plus directement cette fois.

- J'ai du mal à croire que le petit Josh lisait des livres d'histoires pour se vider la tête, la Panthère minaude avec un haussement de sourcils.

Touché. Je fais jouer ma mâchoire.

- … Non, mais…

Je voudrais répondre que je ne suis plus le petit Josh. Sauf que je ne l'ai plus été depuis un petit moment, et je suis incapable de dire ce que je faisais effectivement pour me détendre avant d'être entraîné dans toute cette folie.

- D'autant que tu n'as pas à avoir honte. À ton âge Magnétique, rares sont tes confrères qui en savent autant que toi. Il faut un Tuteur extrêmement versé pour qu'il te raconte toute l'Histoire Messagère en moins de six mois.

Je ne sais pas si elle cherche à me consoler ou m'insulter.

- Quatre et demi, je la corrige machinalement.

- C'est toujours moins que six, elle proteste avec une grimace puérile.

- Certes… je concède, réajustant le poids de la pile de livres que j'ai sous le bras avant qu'elle ne m'échappe.

- Ce que j'essaye de te dire c'est que, si tu avais réellement une lacune importante, elle aurait été corrigée par les personnes l'ayant soulignée.

Toujours incertain de son objectif dans cette discussion, je fronce légèrement les sourcils.

- Donc, vous êtes juste tous mesquins, j'essaye de traduire.

- Ou toi susceptible. Probablement un peu des deux, elle apporte avec un grand sourire.

- Tu me demandes de te faire confiance, là, je lui fais remarquer, non sans un coup d'œil à mon chargement.

Et si quelque chose dans ces pages me faisait effectivement reconsidérer mon idée de la veille au soir ? Et si j'avais une nouvelle illumination suite à ma lecture ? Je ne peux pas m'empêcher de considérer l'éventualité que la Panthère essaye peut-être d'éviter ces possibilités sous couvert de conserver ma santé mentale. Mais comme je n'arrive pas à savoir son point de vue par rapport à ma pré-décision d'hier, c'est difficile à dire.

- Hannibal est probablement aussi calé que moi. Tu ne lui fais pas confiance, à lui ? elle se défend, comprenant rapidement mon inquiétude qu'elle veuille me cacher quelque chose.

Il est vrai que les problèmes de confiance, ça la connaît, après tout.

- Il passe son temps à rabaisser Dwight pour ne pas m'avoir parlé de telle ou telle chose, je rappelle.

Et je pense que, finalement, ça me vexe plus moi que ça ne vexe le Jumper.

- Exactement. Si vraiment il te manquait quelque chose de crucial, H ne manquerait donc pas de te l'apprendre, si ?

Malgré moi, je dois bien admettre que sa logique est solide.

- Très bien. J'ai compris. Pas de lecture pédagogique pour aujourd'hui. J'irais bien trouver une autre activité par moi-même, mais j'ai comme dans l'idée que tu as ta propre suggestion.

Si elle n'en a pas, je serai convaincu que son but était effectivement uniquement de m'empêcher de lire.

- Je vais commencer par te conseiller de laisser tranquille tout ce qui est dérivé, elle m'annonce le plus sérieusement du monde.

- Tu sais à qui tu parles, là ? je réponds après une pause.

- Autant que faire se peut, bien entendu.

Elle fait rouler ces yeux dans leur orbite, pensant sans doute que ça allait de soi.

- Je vis dans une maison qui défie la dimensionnalité, je poursuis mon comportement réfractaire.

- Et bien sors-en, elle offre en solution, avec un haussement d'épaules.

- Pour faire quoi ?

Bon, je l'admets, je commence à trouver mes propres objections un peu insistantes.

- Qu'est-ce que tu faisais de tes week-ends avant de devenir un Magnet ? elle m'interroge en croisant les bras.

Exactement la question que je me suis posé un peu plus tôt.

- J'avais du travail. Ou bien Zarah me traînait quelque part. Ou mes parents.

Non pas que je me sois jamais senti contraint par aucune de ces obligations.

- Tu es définitivement ma plus belle création, toi, elle commente, un sourire en coin étirant ses lèvres.

Une autre façon de dire que je suis ennuyeux. Mes épaules s'affaissent, notamment parce que ce n'est pas la première fois qu'on me le fait remarquer. Et aussi parce que c'est incontestablement vrai.

- Je ne prends pas ça comme un compliment, je précise, au cas où elle ne se serait pas rendue compte de la portée de ses mots.

- Ce n'est pas non plus péjoratif. C'est juste un constat.

Après un nouveau haussement d'épaules, elle se détache enfin de l'encadrement de la porte et retourne dans le bureau de mes parents.

Je soupire avant de lui emboîter le pas, ne serait-ce que pour éviter qu'elle ne m'en enjoigne verbalement. Sous son regard vigilant, par-dessus son épaule, je dépose mes trois volumes sur le bureau de mon père, passant la main sur leurs tranches afin de les aligner correctement. Ce dernier geste la fait sourire, puis elle reporte son attention sur là où elle va, ce qui est toujours préférable lorsqu'on descend des escaliers, même pour quelqu'un comme elle. Nous descendons les quatre étages en silence, et rejoignons Oscar et Dwight, qui se sont relocalisés dans le salon après leur petit tour des étages les moins accessibles de la maison. Sans surprise, ils ont passé un certain temps dans la salle des trophées, un peu moins de temps dans le garage, et n'ont évidemment pas tellement eu grand intérêt à faire autre chose que traverser l'armurerie. Ils en sont désormais à admirer les souvenirs réalistes de ma famille, ceux qui pouvaient déjà être exposés du temps de mon humanité. Curieusement, c'est la première fois que je me demande lesquelles de ces photos de jeunesse de mes parents ne datent pas de l'époque que je croyais…

LeX s'arrête à l'entrée de la pièce, ce qui m'incite à faire de même. Ni la cambrioleuse ni le Jumper n'ont remarqué notre présence, à la fois parce qu'ils nous tournent le dos, et à la fois parce que la pièce est suffisamment grande pour que le peu de volume de leurs échanges, à l'opposé de l'entrée, ait couvert le bruit de notre arrivée. Dwighty a sorti Luther de son vivarium et semble tout autant essayer d'expliquer ce qui est entreposés sur les étagères à Oz qu'à la tortue. Bien entendu, mon Tuteur n'a pas la moindre idée de ce que la majorité des certificats représentent, et encore moins de qui sont la plupart des gens sur les photos, mais il compense son ignorance par sa créativité, à la façon dont son interlocutrice humaine a placé sa main devant sa bouche, se retenant visiblement d'éclater de rire.

- Tu devrais l'inviter à sortir, me souffle tout à coup LeX à ma gauche, l'air de rien.

- Je te demande pardon ? je ne peux que relever, pas certain d'avoir bien entendu.

- Invite Oscar à sortir. Aujourd'hui, la petite blonde réitère, toujours sans détacher ses yeux des deux délinquants juvéniles.

- Pourquoi est-ce que je ferais une chose pareille ? je m'exclame doucement, fronçant les sourcils tout en étouffant un gloussement, n'arrivant pas à décider si je dois rire ou bien si elle est sérieuse.

- Parce que demain il y a un bal, et que ce soit vrai ou non, tout le monde sera persuadé que vous venez ensemble. Autant faire que ce soit vrai. Et un premier rendez-vous à un bal, c'est carrément craignos.

Oh mon Dieu. Elle est sérieuse. C'est pour ça qu'elle ne me regarde pas dans les yeux.

- Er… Je l'ai rencontrée il y a une semaine. Pourquoi est-ce que qui que ce soit croirait qu'on est un… couple ?

Cette idée est franchement déstabilisante, et mon froncement de sourcil prend le dessus sur mon sourire.

- Tu ne te rends décidément pas compte de ce qui filtre de tes actions. Autant que l'univers est concerné, tu as sauvée une humaine aux dépens d'un dérivé, rien de plus. Pas de détails sur qui, comment, pourquoi. Et là, tu t'apprêtes à débarquer à la cérémonie de ton choix avec l'humaine en question, comme de par hasard devenue dérivée. Quelle conclusion s'impose, selon toi ?

Elle tourne enfin la tête vers moi. Elle paraît elle aussi agacée par le quiproquo, bien que je ne sois pas capable de dire ce qui pourrait la déranger exactement dans cette situation.

- Ce n'est pas très juste, comme récit des évènements, je ne peux que faire remarquer, bien que la logique du raisonnement ne soit pas erronée.

- Bienvenue dans le monde merveilleux de la gestion de réputation. Tu ne veux même pas savoir combien de temps il m'a fallu pour imposer Singe Sans Âme. Et encore, tout le monde ne s'y est pas fait.

Je me retiens de dire que je ne m'y suis pas fait, et de toute façon sa remarque me fait penser à autre chose :

- Est-ce qu'on me connaît sous Lil'Hu ? je m'enquiers, mal à l'aise à cette idée.

On connaît bien mes parents sous Copper et Gold, mais si je n'ai d'autre choix que de l'accepter, je ne suis pas prêt à ce que mon surnom Magnétique soit comme qui dirait reconnu.

- Non, jusqu'ici tu es resté le fils de Copper et Gold pour la majorité de la population. Avec une légère tendance pour le Magnet renégat, mais ça va passer, ça.

Elle a une grimace dédaigneuse, comme si ce n'était rien de grave.

- Génial.

Je ne sais pas lequel est le pire.

- Quand j'y pense, tu cumules quand même les fardeaux, côté renommée, elle se permet d'observer à voix haute, hochant la tête à son propre constat.

- J'ai déjà dit génial… j'essaye de la faire taire.

Elle plisse les yeux et semble comprendre ce qui me dérange, pour une miraculeuse fois.

- Bon, tu vas l'inviter, oui ou non ? elle choisit alors de revenir à la charge sur son idée première.

- Non ! C'est absurde ! je proteste, m'efforçant de ne pas élever la voix et attirer l'attention des deux orphelins ricaneurs à plusieurs mètres.

- Tu es conscient que tout le monde dans cette maison pourrait bénéficier d'une petite sortie, n'est-ce pas ?

Son changement d'approche me fait reconsidérer sa proposition.

- Je t'aurais crue plus casanière, je choisis tout de même de souligner.

Le commentaire de June hier, dans cette dimension qui décidément revient toujours à la charge, où mes parents seraient restés, m'a marqué.

- Qu'est-ce qui t'a fait croire ça ? la Messagère s'étonne de mon commentaire, de la même façon que je me suis étonné de celui de l'infirmière.

- June. Dans un univers parallèle.

Je ne vois pas de raison de le cacher. Et puis, j'aurais pu dire que c'était le fait qu'elle n'était pas exactement sortie depuis son arrivée à Cambridge, mais elle m'aurait sans aucun doute rétorqué qu'elle était occupée à surveiller mon derrière, peut-être même en ces mots.

- …. Ça ne fait que renforcer mon opinion quand je décide qu'il est nécessaire de sortir, elle déclare après une pause, durant laquelle son expression faciale trahit qu'elle ne trouve pas de bon argument pour contrecarrer son ancienne camarade de classe.

J'aurais cru qu'elle nierait plus longtemps, mais il est vrai qu'il n'y a pas de mal à être introverti. Et je ne suis de toute façon pas en position de la juger, étant donné ma propre condition.

- Hannibal est occupé.

Ce n'est pas réellement une objection à son idée de quitter la maison, concept qui a fini par me séduire, mais juste un constat.

- Je sais très bien ce qu'Hannibal est en train de faire, et il va se désoccuper ; si un seul d'entre nous avait besoin de prendre l'air, ce serait bien lui.

L'ennui, avec la Messagère, c'est que je ne peux pas savoir directement par où elle passe. L'ange devait être déjà trop perturbé et moi pas assez concentré pour que la visite de la Panthère ne se fasse sentir dans son signal.

Sur cette véhémente affirmation, mon interlocutrice s'en retourne d'un pas décidé vers les étages, à n'en pas douter avec l'objectif d'aller "désoccuper" mon pauvre parrain. Je reste pour ma part seul avec Oz et Dwighty, à qui je suppose la créatrice de mon espèce attend que je présente son idée de sortie. Je ne peux pas m'empêcher d'être un peu jaloux que LeX sache ce qui met H dans de tels états - à la fois douché par une colère froide et extrêmement motivé à bien faire. La possibilité qu'il envoie violemment la petite blonde voir ailleurs aide cependant avec ce sentiment. Et comme beaucoup de choses, je suppose que le grand blond m'en parlera lorsqu'il en éprouvera l'envie. Mettant cette pensée de côté, je rejoins les deux seuls individus dans cette maison avec qui je partage une génération :

- Hey ! je les salue, attirant enfin leur attention.

Dans sa surprise, Dwight bouscule un cadre, mais les bons réflexes d'Oscar évitent tout bris de verre. Ces deux-là font une bonne équipe, je ne sais pas pourquoi je ne l'ai jamais vraiment remarqué avant maintenant.

- Hey ! Ces photos n'ont aucun sens, au fait, m'offre la jolie brune en replaçant le rectangle boisé à sa place.

- J'essaierais bien de les défendre, mais elles n'en ont effectivement aucun, je confirme en opinant du chef.

D'une part, je ne doute pas que le sens qu'a tenté de leur attribuer le Jumper n'est pas des plus cohérents, d'autre part la logique parentale n'a jamais été des plus harmonieuse de toute façon. Voilà une partie du décor pour laquelle ils ont accepté de se partager la tâche, et on voit le résultat.

- En plus, vieux, j'crois qu'certaines sont fausses, ajoute Dwight avec une grimace désolée.

Pour avoir vu des clichés similaires et indubitablement vrais dans la salle des trophées, je ne peux que confirmer sa suspicion. Mais j'étais déjà au courant, la première preuve de manipulation observée sur une photo de moi-même, alors je me contente de hausser les épaules, quelque peu blasé.

- Ça vous dit de faire un truc différent, aujourd'hui ?

Pourquoi s'embarrasser de cérémonie, après tout ?

- Comme quoi ? relève Oz, enthousiaste mais prudente.

- Comme… un truc un peu plus… normal.

Je n'aime pas utiliser cet adjectif pour désigner ce qui ne concerne pas les dérivés, mais à défaut d'un terme plus clair, on s'en contentera.

- Normal ?

Il faut croire que ce n'était pas encore suffisamment spécifique. Ce dont je ne peux pas blâmer Oscar, étant donné que même lorsqu'elle est partie d'ici, c'était pour participer à une évasion de prison, ce qui n'est pas tout à fait à considérer comme normal non plus, même lorsqu'aucun dérivé n'est impliqué.

- Ta définition, pas la nôtre, je précise, en espérant que ça suffise.

- Okay. Qu'est-ce que tu as en tête ?

Si quelqu'un d'autre me la pose aujourd'hui, cette question va finir par hanter mes nuits. Enfin, façon de parler, étant donné l'état actuel de ma capacité à rêver.

- Sortir d'ici, pour commencer. Au-delà de ça… Qu'est-ce qui vous fait envie ?

Dwight fait les yeux ronds et relègue volontiers la décision à la demoiselle à sa droite.

- N'importe quoi ? elle me défie, avec un regard de biais et un sourire en coin, espiègle.

- Est-ce que c'est une question piège ?

Parce que même en une journée, j'aurais techniquement les moyens humains de faire BEAUCOUP. Elle rit doucement.

- Je sais pas… Quelque chose de sucré ?

Elle a l'air de découvrir sa réponse en même temps qu'elle la donne.

- À manger ? je m'assure.

- Oui, à manger, oui.

Elle fronce les sourcils comme si elle ne voyait pas ce qu'elle avait pu vouloir dire d'autre. J'admets ne pas vraiment savoir non plus pourquoi j'ai demandé cette précision.

- J'ai un endroit en tête, je propose après un rapide passage en revue mental de tout ce qui est accessible à pied depuis l'appartement.

- J'y suis d'jà allé ? s'enquiert Dwight.

Je devine son intention et fronce brièvement le nez.

- Er… Je l'ignore, mais j'avais pensé éviter de jumper, aujourd'hui. Et toute autre manifestation… disons… irréelle. Dans les limites du possible. Ça t'embête ?

Ce n'est jamais très agréable d'être bridé dans ses capacités, et je serais tout à fait prêt à faire infraction au conseil de LeX pour le bénéfice de mon Tuteur.

- Nan. D'moment qu'on monte dans rien qui roule, se soumet cependant volontiers le téléporteur, avec un haussement d'épaule.

À point nommé, LeX revient avec Hannibal, qu'elle doit pratiquement traîner derrière elle, ce qui est remarquable en l'absence de contact physique entre les deux blonds. La Panthère a enfilé un gilet à capuche noir par-dessus le débardeur col roulé gris et les jeans bleus qu'elle portait déjà ce matin. Sans surprise, puisqu'elle ne se promène pour ainsi dire jamais sans son trio de couleurs, ses Converses sont blanches. L'ange est quant à lui habillé comme il est toujours habillé : chemise blanche, pantalon et long manteau noirs, bretelles pendantes à ses côtés, Dr Martens aux pieds. Je me demande combien d'exemplaires de cette tenue il possède, exactement. Les deux anciens nous rejoignent à côté de la bibliothèque, leurs expressions parfaitement opposées :

- Alors, c'est quoi le plan ? demande la Messagère, l'air enjoué.

- Truc sucré, résume Dwight.

- Si tu n'as pas envie de venir, Hannibal, tu n'es pas obligé, je m'assure auprès de mon parrain, qui tourne la tête vers moi.

- J'ai envie. Cette expression va me passer, il déclare en désignant son visage taciturne d'un mouvement circulaire de la main.

- T'prends pas ta canne ? le taquine Dwighty, son attention attirée par les lunettes noires habituelles pour l'ange, dès qu'il s'aventure au-dehors.

- Je prétendrai à nouveau la cécité si nous nous retrouvons en intérieur, et pour aucune autre raison, il répond un tantinet abruptement, le sujet sensible, ou bien l'intéressé simplement pas d'humeur.

- On pourrait emmener un chien… propose LeX, regardant le grand blond par-dessus son épaule, semblant le supplier du regard d'accepter.

- Vous avez un chien ? intervient Oz avant que le déchu n'ait pu s'exprimer sur la question.

- Potentiellement, répond la Panthère, parlant évidemment des quatre Quatorze dont elle a la charge, depuis que Tom lui a laissés les siens, après sa visite.

J'avoue ne pas comprendre pourquoi les deux Témoins n'ont pas pu remmener tous leurs compagnons et montures avec eux, ou en tous cas les renvoyer là d'où ils étaient venus, mais passons.

- J'oubliais… la brune se rappelle alors à qui elle parle.

- Tu n'as pas besoin de moi comme excuse pour emmener un chien, LeX, suggère H, refusant toujours de feindre le handicap mais ne voulant apparemment pas contrarier la Messagère, pour une raison que j'ignore.

- Sauf que si j'en emmène un sans une bonne raison, il faut que je les emmène tous. On pourrait gérer deux chiens, mais des poneys seraient plus difficiles à justifier.

Je suppose que la plus petite créature que les montures peuvent incarner est donc un poney. C'est toujours bon à savoir.

- Des poneys ?! … C'est bon, j'arrête de demander.

Oscar commence par s'exclamer tout bas, comme pour elle-même, mais comme son commentaire n'échappe pas à LeX, ni à personne en fait, elle s'empresse de se reprendre. Il est vrai qu'elle a été peu exposée aux créatures accompagnant les Messagers, hormis à leur arrivée et leur départ, durant lesquelles elles sont restées sobres, par rapport aux formes que je les ai vues arborer dans l'arène.

Puisque l'effectif de notre petite sortie est décidé, nous nous dirigeons tacitement vers la sortie. Dans l'appartement, Dwight enfile un hoodie propre sur son T-shirt, tandis qu'Oscar attrape son manteau et moi une veste. Je prélève également mes papiers de mon sac de cours, me disant que c'est sans doute ce que ferait une personne normale avant de quitter son domicile. Je pense également qu'il est alarmant que je ne sois pas certain de ce qu'il est normal de faire lorsqu'on quitte son domicile, mais passons sur ce détail. Nous sortons de l'appartement en silence, mais il suffit de quelques étages pour que LeX commence à demander des précisions sur notre destination, à la manière agaçante d'un enfant cherchant à savoir si "on arrive bientôt". Aussi agaçante soit-elle, son intervention a au moins le mérite de commencer à rendre le sourire à Hannibal.

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