Douzième Jour - Réinitialisation (9/9)

Une fois de retour, je commence malgré ma faim par prendre une (vraie) douche et me changer, n'allant me sustenter qu'ensuite. Pour me tenir compagnie, puisque LeX a disparu je-ne-sais-où pendant que j'étais dans la salle de bain, et que les autres ne sont toujours pas revenus des préparatifs du bal, je libère Luther de son vivarium, lui accordant une petite balade sur le plan de travail de la cuisine pendant que je me prépare des pâtes, les ingurgite, puis fais la vaisselle. Toujours seul avec le reptile après mon repas, je décide d'aller faire un petit tour du côté de mon appartement. Je l'ai vu sous plusieurs apparences différentes aujourd'hui, et j'éprouve le besoin de le retrouver tel que je l'ai laissé, comme pour me rassurer. Aucune trace des affaires de Zarah, mais surtout pas de cartes annotées saturant les murs du salon, ni de Shérif ligoté dans un coin de la cuisine. Je vais même jusqu'à sourire en traçant pour la énième fois du bout des doigts les silhouettes laissées par Perry sur les murs du hall d'entrée. Il n'y a réellement nul endroit tel que chez soi.

Lorsque je vais pour retourner dans la maison, je m'arrête devant la cabine téléphonique qui la renferme, et ne peux pas m'empêcher de repenser à la première fois que je l'ai découverte, puis y suis entré. Ce doit être la machine, en consultant mes souvenirs, qui m'a rafraîchi la mémoire sur des évènements que j'avais temporairement écartés de mon esprit, les jugeant trop peu pertinents pour mes affaires en cours, si je puis dire. Je me demande si ce rafraîchissement est un effet secondaire désirable ou indésirable. Puisque LeX ne semble pas encline à se manifester, et que mes trois autres colocataires ne me paraissent pas être sur le point de revenir, je décide de retracer nos pas de ce jour-là, juste parce que je n'ai rien d'autre à faire et que mon cerveau est de toute manière encore trop en ébullition pour que je puisse m'atteler à quoi que ce soit de plus productif. Je traverse donc le hall, passe par l'Arène, puisque c'est l'accès à l'ascenseur le plus proche, et descends dans l'armurerie que m'ont cédée mes parents, ma tortue toujours dans les bras.

Je n'étais encore jamais revenu dans le long couloir rempli de tiroirs et autres placards insoupçonnés, pas plus que dans la grande salle des photographies à laquelle il aboutit. Après tout, même si j'y suis retourné à quelques reprises, je n'ai pas encore pris le temps d'examiner le Garage ni l'Arène en détails non plus. Mais ces lieux sont tout de même plus frais dans ma mémoire et me font par conséquent moins l'effet de terres inconnues que ceux que j'explore maintenant. Effleurant une paroi du bout des doigts de ma main libre, j'avance lentement dans le corridor. La dernière fois que je m'y suis trouvé, j'en ai pratiquement parcouru la moitié en courant. Cette fois-ci, je prends le temps de noter à quel point les panneaux métalliques sont parfaitement lisses. Pas étonnant que, même en connaissant la fonction réelle du passage, j'ai failli sauter au plafond lorsque deux tiroirs en vis-à-vis se sont ouverts devant moi. Je ne vois pas trop l'intérêt d'un tel camouflage si personne ne passe par là, mais qu'à cela ne tienne, c'est vrai que ça fait plus propre.

D'un autre côté, ce n'est pas tellement la déco de l'endroit qui me pose le plus problème, mais son utilité. Combien deux Magnets peuvent-ils réellement avoir besoin d'autant d'armes qu'il doit y en avoir dans ce long couloir ? Comme me l'a si bien inculqué mon propre Tuteur, nous sommes défensifs, pas offensifs. Sans compter que je n'ai pour ma part jamais trouvé mes protégés autrement que par hasard. Certes, j'admets garder un œil sur eux après mon intervention, et je ne dirai jamais non si l'un d'eux revenait vers moi pour un coup de main. J'ai néanmoins du mal à concevoir qu'on puisse prévoir une mission, la planifier suffisamment à l'avance pour avoir le temps de s'équiper à outrance. Surtout que sur ce plan il est impossible de trouver mieux que le bâton de ma mère. La collection de véhicules de mon père est tout aussi excessive, mais au moins elle est justifiée, parce qu'il n'avait pas Dwight pour l'emmener partout.

La première fois que je suis passé par ici, Hannibal m'a expliqué que la pièce m'obéissait – à l'instar du reste de la maison, comme je l'ai découvert plus tard ce jour-là – et que la clé était de savoir où ce dont on avait besoin se trouvait, pour se tenir au bon endroit au moment de la mise à disposition de ce qu'on avait demandé. Étant donné la longueur du couloir, on pourrait croire que j'ai eu un manque de bol monumental de me trouver exactement là où s'est ouvert le tiroir dont j'avais commandé le déploiement par inadvertance, mais peut-être que justement le fait que ma demande n'ait pas été claire a conduit à cet incident. Je me demanderai sans doute toujours ce qui, dans mon fil de pensée à ce moment-là, a invoqué un présentoir d'armes blanches, mais bon. Exploitant la connexion de la montre de mon père, que j'ai toujours au poignet depuis que je l'ai reçue, à HAG, j'essaye de dénicher les plans de ce corridor dans la base de données du RDIS. Je doute que mes parents aient appris par cœur où ils avaient rangé quoi, surtout qu'il n'y a aucun point de repère dans cette galerie de métal et de pierre.

La montre de mon père est encore une chose que j'ai certainement sous-exploitée ces derniers jours. Je m'en suis servi pour émettre mon contre-signal, hier, mais sinon je l'ai laissée relativement dormante, à exécuter ses tâches de fond sans m'en préoccuper. Je note qu'H n'a pas menti, et qu'elle recueille effectivement une quantité considérable d'informations, qu'elle transmet à HAG pour stockage. L'ange avait cependant également raison en disant qu'elle n'arriverait sans doute pas à suivre la profondeur de ma perception, car elle n'enregistre apparemment que les auras sur lesquelles je m'attarde, et seulement une partie des données auxquelles j'ai accès. L'objet a après tout été calibré pour mon père, pas pour moi. Il devait d'ailleurs en avoir une bien plus forte utilité, notamment lorsque son Tuteur n'était encore qu'une entité électromagnétique incorporelle. Ça a dû lui faire aussi étrange de s'en séparer que le jour où Bal est redevenu Hannibal. Je me demande encore ce que mes géniteurs pensaient accomplir en me léguant leurs accessoires fétiches. Je comprends la symbolique de l'excuse, mais ces objets font partie d'eux, et doivent leur manquer plus cruellement qu'ils ne me sont nécessaires.

Mettant de côté toute la problématique parentale, dans laquelle je pourrais m'enfoncer pendant des heures sans rien en retirer, je fais défiler le descriptif de ce qui se cache derrière chaque pan de mur au fur et à mesure que je passe devant. Je continue à penser que ce serait beaucoup plus simple d'indiquer le contenu directement sur les plaques métalliques, mais par respect pour ne serait-ce que deux collègues, qui plus est architectes des lieux, je laisse le passage en l'état. Il n'est de toute façon pas pertinent pour moi de me faciliter la navigation d'un endroit dans lequel je ne reviendrai que peu. Même maintenant, alors que j'ai décidé de l'explorer un peu plus en détail, je n'éprouve qu'un intérêt peu marqué pour l'arsenal à ma disposition. Et le peu d'intérêt que je porte à tout cet équipement est purement mécanique. Je suis curieux de savoir comment certaines armes de science-fiction fonctionnent, quels principes de physique elles tordent voire bafouent, et quels matériaux impossibles les composent, mais c'est tout.

J'atteins enfin le bout du couloir, et tire la porte pour me rendre dans la grande salle des souvenirs. La première fois que je suis venu, j'ai pensé qu'il s'agissait d'un hall d'entrée, mais je sais désormais qu'il s'agit plutôt d'une sortie de secours, de la proverbiale porte de derrière. À mon arrivée, les lampes verticales à intervalles réguliers sur les murs s'allument en rafale, sans clignoter cette fois. La porte se referme derrière moi, sans un bruit, et je commence alors à arpenter la pièce au hasard, m'imprégnant de son atmosphère, sans m'attarder sur quelque objet ou cliché en particulier, juste essayant d'assimiler la charge historique des lieux. Mes parents ont été Magnets pendant déjà une trentaine d'années avant de se rencontrer, puis plus de cinq fois plus ensemble avant de m'avoir, à ce que j'ai compris. Autant dire qu'ils ont eu le temps d'engranger quantité de souvenirs, surtout actifs comme ils l'ont été. Encore une chose qu'ils ont sacrifiée pour mon bénéfice, supposément. Je vais commencer à me demander si je ne suis pas une déception, pour eux, au bout du compte.

Alors que je déambule toujours, en rond il faut bien le dire, mon regard est soudain attiré par un éclat bleu, sur une étagère. Je m'approche et trouve un album, posé parmi les cadres et vitrines, sur la couverture duquel figure une photo d'Hannibal, ou plutôt d'Hanni. Je savais qu'avant de devenir mécanique mon parrain avait les yeux bleus, mais c'est très étrange d'enfin constater cette teinte turquoise par moi-même. Je souris puis fais monter Luther sur mon épaule pour pouvoir ouvrir le volume, dans lequel sont en fait répertoriés nombre d'images du Tuteur de ma mère, du temps où il était encore tout à fait qu'à elle. Je ne suis qu'à moitié surpris que la seule photo où il ait les yeux ouverts ou en tous cas visibles soit celle sur la page de garde. Aileen a tout de même réussi à voler une photo de lui dans de nombreux endroits. Je me demande si elle s'est appliquée à en prendre partout où ils se sont rendus, un peu comme le légendaire nain de jardin d'Amélie Poulain.

Tout en tournant lentement les pages, je me surprends à chercher un détail qui pourrait m'indiquer la distinction entre cet ange et celui que j'ai toujours connu. Ses cheveux dorés, alors longs, sont les mêmes que je l'ai vu arborer dans le scénario dans lequel mes parents ne m'auraient pas laissé, donc cette différence pourtant la plus frappante ne m'aide pas. Ses vêtements sont les mêmes, ses postures, et même ses expressions, sont identiques. Étant donné que son regard n'est que rarement visible, je ne saurais pas dire comment je vois très bien que ce n'est pas Hannibal sur ces photos. Je tourne la tête à droite et à gauche, cherchant une image plus récente du Tuteur de mes parents, pour comparer, mais aucune n'est disponible à proximité. Tant pis, après tout, il n'y a pas urgence. Mon sourire toujours aux lèvres, je repose précautionneusement l'album où je l'ai trouvé, puis décide qu'il est temps pour moi de retourner dans la maison à proprement parler, car les autres ne devraient pas tarder à réapparaître.

Pour être tout à fait franc, je ne vois pas ce que j'aurais pu faire de plus dans cette pièce de toute façon. Je ne saurais absolument pas replacer la majorité des photos et artefacts restants, et ce que je sais reconnaître, je m'y suis déjà attardé lors de ma première visite. Et autant dire qu'après avoir passé la journée à observer des variantes de moi, je n'ai ni l'envie ni la motivation de contempler des photos de moi avec une couleur d'yeux que je n'ai jamais su que j'avais eue. Quant au triptyque de LeX, tout ce à quoi il me fait penser, c'est que je n'ai en revanche rien vu rappelant Vik, alors qu'apparemment elle était connue de mes parents depuis bien avant qu'ils ne fassent appel à ses services à mon sujet. Je l'aurais pourtant pensée plus ouverte à la photographie que la Messagère, mais qu'est-ce que j'en sais, après tout. Avec un dernier regard circulaire pour la grande salle plus ou moins des trophées, je sors à reculons, laissant la porte claquer devant moi avant de me retourner et traverser le couloir pour rejoindre l'ascenseur.

J'atteins le hall de la maison juste à temps pour voir Oscar, Dwight, et Hannibal descendre le colimaçon. Les deux délinquants qui ouvrent la marche sont tout sourire, tandis que l'ange qui la referme semble songeur, son long manteau sur le bras. Les sourires d'Oz et de mon Tuteur s'élargissent lorsqu'ils m'aperçoivent, mais H reste dans ses pensées, ne semblant même pas noter ma présence. Où qu'ils aient passé la journée, tout ce que je peux dire c'est que c'était un endroit à forte concentration de dérivés, du peu que je m'y suis intéressé, ce qui, en dehors de n'avoir rien de surprenant, laisse la porte ouverte à toutes sortes d'évènements perturbateurs ayant pu troubler le déchu. Je ne m'inquiète donc pas trop pour lui, surtout qu'il ne dégage rien d'alarmant. Ma tortue de compagnie toujours sur un bras, je couvre la distance qui me sépare du trio :

— Hey. Bonne journée ? je m'enquiers, content d'en voir deux de bonne humeur, au moins.

— C'était crevant, mais on s'est bien marrés, finalement, résume Oz, échangeant un hochement de tête entendu avec Dwighty.

Ils auront au moins réussi à lui faire penser à autre chose que ses frères.

— Ç'va t'plaire, vieux, renchérit le Jumper, quoique je ne voie pas très bien où il veut en venir.

— Qu'est-ce qui va me plaire ? je demande, vaguement inquiet.

— L'endroit, il précise.

Je n'avais pas songé que je pourrais avoir autre chose que de l'indifférence quant à la localisation des festivités, une fois la curiosité passée, mais pourquoi pas !

— C'est standard, pourtant, intervient Hannibal inopinément, sans même tourner la tête vers nous.

— Cite-moi une chose standard dans notre situation, je réplique tout de même, bien que sans attendre de réponse.

Le connaissant, il serait tout à fait capable de me sortir "l'endroit"…

— Et toi, ta journée ? T'as l'air encore plus crevé que je ne me sens, s'enquiert à son tour Oscar de mon état, passant une main dans ses cheveux tout en me toisant de la tête aux pieds.

Il aurait été idiot de ma part de penser qu'une douche ferait des miracles ; une douleur sourde pulse toujours à la base de mon crâne.

— C'est de la fatigue… er… mentale. Disons que LeX m'a fait… méditer. Plus ou moins.

Je décide de garder la nature précise de notre activité secrète, car je ne suis pas prêt à répondre à ses questions éventuelles, notamment sur sa famille. Plus tard. Si j'arrive à trouver la bonne façon de lui annoncer.

— Oh. Alors on n'est pas assez intelligents pour la méditation, c'est ça ? se vexe Oz, croisant les bras et haussant un sourcil, pleine de défi.

Je souris et secoue doucement la tête à sa réaction.

— Tout l'inverse. Vous êtes suffisamment éclairés sans avoir besoin de méditer, je la corrige sans même avoir besoin d'y réfléchir.

— Yeah ! Dans les dents, éducation supérieure !

Avec un grand sourire, l'orpheline lève la main pour que son comparse vienne y taper avec la sienne, et Dwight s'exécute avec plaisir.

— Content que vous vous soyez amusés, en tous cas, je déclare en riant.

— Ce qui ne nous empêche pas d'avoir grand besoin d'une bonne douche. C'était intense, mine de rien, annonce Oscar, reprenant un peu de sérieux.

— Pas faux. Jamais autant jumpé d'ma vie. Et c'dire, confirme une fois de plus Dwighty.

Je me demande quel genre de fatigue ce doit être, de trop user de son pouvoir. D'une part, c'est tellement une seconde nature chez lui que je ne l'ai absolument jamais entendu s'en plaindre, et d'autre part, sa capacité n'est ni totalement mentale ni totalement physique, donc je ne sais pas quelle genre de torpeur ça pourrait bien lui laisser.

— Est-ce que vous avez été nourris, au moins ? j'interroge, connaissant l'appétit de mon Tuteur.

— Ouais. Pas toi ? il me retourne la question.

— Si, si, t'inquiète, je le rassure.

— À tout de suite ? m'adresse Oz, pas certaine que nous ayons réellement une raison de nous revoir ce soir, si nous sommes tous éreintés et avons tous dîné.

J'acquiesce du chef pour toute réponse tandis que les deux s'éloignent, elle vers l'appartement, lui vers le sous-sol, dont il aime bien les douches, sans doute à cause de l'espace qu'elles lui offrent. Me retrouvant seul avec mon parrain, je me retourne vers lui, et m'aperçois qu'il n'a toujours pas bougé depuis qu'il a fini de descendre les escaliers. Maintenant, l'immobilité est l'une de ses spécialités, et comme je l'ai dit je ne m'inquiète pas pour lui car son état de réflexion intense n'a rien d'alarmant, mais ça ne m'empêche pas d'être curieux. Surtout que je n'ai pas vraiment envie de bouger d'où je suis, mais en même temps rester dans le silence absolu alors que j'ai de la compagnie capable de conversation n'est pas tellement mon fort :

— Hannibal ? Hannibal ? Tu nous as quittés, là… j'interpelle le grand blond, allant jusqu'à poser ma main sur son épaule lorsque j'arrive à sa hauteur.

— M'arrive-t-il réellement d'être entièrement parmi vous ? réplique l'ange mécanique, tournant enfin la tête vers moi.

Au moins, il n'a pas sursauté à mon contact, ce que je considère comme un bon signe, voire un progrès vers sa socialisation.

— H… je le recentre sur la véritable raison de mon appel.

— Je surveille les bulletins d'informations. Pour avoir des nouvelles de notre évasion.

C'est étonnamment réfléchi de sa part. Je suis impressionné.

— Oh. Et ? je l'incite à partager ses découvertes.

— Et jusqu'ici la piste laissée par LeX s'impose à tout le monde. Clay a été extrait par un réseau de criminels de haut vol. Et les disparitions de Scott et Oscar ont été mises dans le même sac.

Ça explique le manque d'inquiétude de la jolie brune ; il a dû la tenir au courant de la situation tout au long de la journée.

— Parfait ! s'exclame LeX, faisant irruption dans le hall par la porte d'entrée, dans mon dos.

Peut-être était-elle dans son chez elle temporaire.

— Ce sont toujours des fugitifs, je me permets d'objecter, préférant me méfier des victoires faciles.

— Mieux vaut ça que des captifs, me rétorque la Messagère, arithmétique.

Elle ne croit pas si bien dire, sachant ce que la captivité aurait impliqué pour Clay, mais je m'abstiens de partager cette information.

— Un coup de froid ? je l'interroge alors sur l'écharpe que je viens de remarquer autour de son cou, désignant le nouvel accessoire du geste.

— Pas la peine de te prendre pour un aigle. Il suffit de m'effleurer sans permission pour que ça arrive, elle répond tout en écartant le bout de tissu, laissant apparaître un vilain hématome.

Si ce n'était pas si fortement sous-entendu, je n'aurais jamais cru que c'était moi qui avais fait ça. Je voudrais m'excuser, mais la façon dont le regard de la petite blonde se plisse à mon expression choquée me souffle que ça ne ferait qu'empirer son humeur. Je me contrains donc à afficher un air contrit, que je n'ai pas à feindre car je suis sincèrement embarrassé d'être responsable d'un tel résultat. Le plus dur est d'effacer de mon expression la compassion et tout ce qui s'en rapproche. LeX met fin à mon effort en reportant son attention sur le petit reptile que j'ai entre les mains. Remettant l'écharpe en place, elle se penche pour venir tapoter gentiment sa carapace. Il faut croire qu'autant ceux qui torturent les animaux sont invariablement peu fréquentables, autant quelqu'un qui les traite correctement n'est pas forcément de la plus douce nature.

Tandis qu'elle sourit à Luther, une vague d'inconfort irradie une fois de plus mes méninges. Elles se font moins fréquentes et moins intenses, mais j'ai hâte que ce soit la dernière. Je crois cependant que les fragments de souvenirs enfouis qui sont ramenés malgré moi sur le devant de mon esprit sont appelés par ce qui m'entoure. En voyant l'extérieur de HAG j'ai repensé à sa réception, en voyant Dwight j'ai pensé à plein de détails idiots comme son régime alimentaire et ses goûts musicaux, et LeX ne fait pas exception à ce passage en revue involontaire. C'est drôle combien sa couleur de cheveux et même sa couleur de peau se sont assombries depuis notre rencontre. La première fois que je l'ai vue, son teint était presque aussi blanc que sa chevelure, et aujourd'hui elle est plutôt blonde cendrée, et a repris des couleurs, si je puis dire. J'ai l'habitude de voir ses iris varier en coloris, mais ses autres variations de teintes se sont faites trop progressivement pour que je les note franchement avant maintenant. Puis, mes yeux tombent sur son écharpe, rayée dans divers tons gris, et je flashe.

— Lil'Hu ? Tu es en train de fixer, là… me fait remarquer la Panthère en relevant d'abord les yeux avant de se redresser entièrement.

— Je viens d'avoir une idée. En quelque sorte.

Ça a fusé dans mon esprit. C'est une idée absurde, hors de la boîte. J'ai presque senti l'impulsion électrique qui a traversé mon cerveau pour lier tous les éléments ayant mené à cette conclusion, des éléments que je n'aurais sans doute jamais connectés sans ce petit coup de pouce de la machine dans laquelle j'ai passé la journée, et qu'il me paraît d'ailleurs toujours étrange d'avoir mis en relation.

— Allons bon… réagit LeX, consciente que je ne suis pas du genre à me figer de cette façon sans une excellente raison.

— À propos de mon Choix, je l'éclaire un peu, digérant encore mon idée moi-même.

— Tu ne sauras pas où ça a lieu. Je ne suis peut-être pas douée pour les surprises, mais j'ai quand même mes moments, elle déclare avec fermeté, se méprenant sur mon explication.

— Ce n'est pas du tout sur ça que j'ai eu une idée, je la détrompe.

— … Tu veux dire que tu as eu une idée à propos de ton Choix ?

Elle appuie fortement sur les derniers mots, comprenant que je parlais du choix en lui-même et pas de l'évènement l'entourant.

— Oui, je confirme, trépignant intérieurement.

— Déjà ? elle s'étonne alors, écarquillant les yeux.

— N'était-ce pas le but de cette journée, de me donner des idées ? Et puis ne suis-je pas supposé annoncer ma décision dans moins de deux jours ? je m'atterre, brisant mon immobilité par un mouvement de tête agacé, seul Luther m'empêchant de croiser les bras.

— Si, mais je m'étais dit que tu ferais ça à l'arrache sur le vif, elle avoue avec une grimace vague.

— Pas vraiment mon style, je me permets, récoltant une nouvelle grimace, dubitative cette fois.

— Si tu le dis… À quoi est-ce que tu as pensé, dans ce cas ? elle s'enquiert, curieuse.

— Je ne crois pas que je vais réussir à m'amener à le dire à haute voix.

Si ça se trouve mon interprétation est erronée, et la machine ne m'a pas du tout aidé mais plutôt embrouillé. Si ça se trouve cette solution est trop belle pour être vraie, trop simple, trop logique.

— Eh ben… écris-le, je ne sais pas, me propose LeX, pragmatique.

— Bonne idée, j'accepte, lui tendant précautionneusement ma tortue et allant chercher un bout de papier et un crayon dans le meuble sous le téléphone mural.

Je reste penché un instant la mine au-dessus de la feuille, ce qui laisse le temps à la petite blonde de me rejoindre pour regarder par-dessus mon épaule. Je lui jette un regard en biais, voulant signifier que ça ne m'aide pas à formuler ma pensée, mais elle ignore cette remarque silencieuse avec un grand sourire. Levant les yeux au ciel, je retourne à ma tâche. C'est stupide, je ne vois pas pourquoi j'hésite, c'est simple comme bonjour. Au pire, j'ai complètement craqué, la Panthère se paye ma tête, et il me reste deux jours pour me décider. Ou bien elle ne dit rien de spécial, et il me reste toujours deux jours pour peut-être changer d'avis. Et au mieux, c'est la réponse que je cherche depuis près de deux semaines et je suis tranquille pour le reste de mon existence, sur ce point du moins. Je prends une longue inspiration, puis griffonne ce qui s'est imposé à moi quelques minutes plus tôt.

— Oh, laisse échapper ma spectatrice lorsque j'ai achevé mon tracé.

— Alors ? je quémande une réaction plus élaborée de sa part.

— Et bien, comme je l'ai déjà dit, quoi que tu choisisses est okay, elle reformule une nouvelle fois la leçon d'Eren.

Je scrute son visage pour déterminer son avis personnel plus que professionnel, mais évidemment rien ne transparaît.

— Même ça ? j'insiste, tapotant la feuille avec deux doigts.

Bon, pour sa défense, elle ne sait pas ce qui m'a amené à cette conclusion, donc elle ne peut pas deviner à quel point elle me paraît absurde et tiré par les cheveux.

— Puisque je te le dis ! elle répète, son agacement impossible à interpréter.

Je n'arrive pas à déterminer si elle est étonnée que j'en sois arrivé là et n'apprécie pas d'être prise au dépourvu, ou bien si elle avait justement envisagé que j'en arrive là mais avait espéré que non.

— Et… personne ne va être énervé ? je change d'approche, me doutant qu'un questionnement frontal serait peu avisé.

— Il y aura toujours des gens mécontents, c'est inévitable.

Toutes ces platitudes ne m'aident décidément pas à déterminer ce qu'elle en pense.

— J'aimerais choisir le moindre nombre, autant que faire se peut, je poursuis tout de même sur ma lancée.

— Les effectifs sont égaux, c'est bien pour ça que tu dois faire un choix.

Ce ton calme et posé ne m'avance à rien quant à son humeur.

— Je sais, c'est juste… Ça me paraît un peu trop… facile.

Il est vrai qu'après m'être interrogé sur le sujet encore et encore, que ça m'apparaisse soudainement, cousu de fil blanc, relève du miraculeux.

— Il n'existe pas de réponse facile à la question qu'on te pose. Et celle-ci n'est certainement pas la plus simple à donner, me rassure LeX.

Dois-je enfin comprendre qu'elle n'en a pas après ma proposition en elle-même mais simplement son caractère inattendu ?

— Et c'est un problème ?

Pourquoi se compliquer la vie, après tout.

— Du tout. Quelle que soit ta réponse, celle-ci ou une autre, ça fera toujours des surpris. Qu'en pense d'ailleurs les autres concernés par tout ça ?

Très bonne question !

— Je viens d'avoir l'illumination. Et de toute façon, je pensais passer par toi d'abord.

Bon, d'accord, je ne me le suis pas exactement dit, mais je pense que même si j'avais pensé ça en son absence, je serais allé la voir en premier.

— Et bien… c'est fait ! m'encourage la Messagère, me tendant Luther.

À point nommé, Dwight revient juste à ce moment-là. Il s'extirpe avec agilité de la trappe menant au sous-sol, la referme soigneusement derrière lui, puis se redresse. Tout en époussetant machinalement son baggy, il fait preuve d'une bien moins grande retenue que moi lorsque son regard tombe sur l'accessoire inhabituel qu'arbore la Messagère. Il fronce violemment les sourcils tout en s'approchant, ne manquant pas de fixer la petite blonde à une hauteur ordinairement à éviter, même pour tout autre membre de la gent féminine d'ailleurs. L'intéressée croise les bras et penche la tête sur le côté, inévitablement irritée. On pourrait crier au double standard qu'elle n'ait pas eu la même réaction quelques minutes plus tôt lorsque c'était mon propre regard qui était coincé à cette hauteur, mais d'une part elle s'est assurée dès notre première entrevue que je ne la regarderais jamais de manière inappropriée, et d'une autre il était sans doute évident que je ne regardais plus son cache-nez mais le vide. Autant dire que ce n'est pas le cas pour Dwight.

— C'est quoi, c'te écharpe ? il demande, le plus innocemment du monde, allant jusqu'à pointer du doigt l'objet de sa curiosité.

Il relève les yeux, tout sourire, inconscient de son écart de conduite.

— J'ai besoin d'une raison ? lui réplique l'interrogée, cinglante.

— Nan… il répond avec un mouvement de recul, ne comprenant pas trop comment une question aussi bénigne pourrait mener à tant d'agressivité.

— Hey ! Tu tombes à pic. Il faudrait que je te parle d'un truc, j'interviens, espérant désamorcer la situation.

Il y a après tout deux causes à l'ire de la Panthère envers le Jumper, et son incompréhension de celles-ci ne pourrait qu'en ajouter une troisième.

— C'est pas genre LA phrase qui présage l'plus rien d'bon, "i' faut qu'on parle" ? relève Dwighty en grimaçant, efficacement distrait.

— C'est de Lil'Hu qu'il s'agit. Qu'est-ce qu'il pourrait bien te raconter de si terrible ?

Le ton sarcastique de la Messagère ne laisse pas transparaître si elle dit ça par rapport à ma personnalité ou bien en référence à la relation Tuteur/Magnet. Quoi qu'il en soit, elle a elle aussi gracieusement accepté mon bienvenu changement de sujet.

Sans préciser son propos, ni par la voix ni par la mimique, la petite blonde s'éclipse ensuite par les escaliers, suivant le chemin emprunté (très) discrètement par Hannibal à son arrivée. Elle va d'ailleurs certainement rejoindre l'ange afin de lui répéter ce que je viens de lui dire. Je ne proteste pas à cette perspective, car bien qu'il ne soit pas directement concerné par mon Choix, mon parrain est on-ne-peut-plus en droit d'être au courant de l'avancement de sa maturation. Et je ne dirai jamais non à son opinion, pas plus qu'à ses conseils sur le sujet. Enfin, la Messagère saura sans doute lui annoncer ma décision potentielle avec beaucoup plus de tact que moi. Pour ma part, j'ai d'autres personnes plus directement concernées à informer. Justement, Oz fait irruption dans le hall. Lorsqu'elle nous trouve tous les deux debout là, Dwight et moi, elle se fige, tout à coup suspicieuse :

— Est-ce qu'on va encore avoir une conversation métaphysique jusque tard dans la nuit ? Parce que je suis pas sûre de me sentir d'attaque pour ça ce soir.

Je dois bien avouer que notre dernière discussion crépusculaire n'était pas des plus légères, surtout pour elle qui venait d'être introduite au concept du manichéisme, entre autres révélations bouleversantes.

— Je comprends, mais j'ai quelque chose à vous dire, et le plus tôt vous serez au courant le mieux ce sera. Je vais essayer de faire court.

Je dois tout de même masquer ma surprise qu'elle ait compris aussi rapidement ce qui se passait.

— D'accord, consent la jolie brune après un léger soupir.

Nous nous déplaçons au salon, où les deux orphelins s'installent dans un canapé pendant que je retourne Luther à son vivarium. Je viens ensuite m'asseoir en face d'eux, puis regarde mes mains en silence un instant, tentant d'organiser mes idées à peu près clairement dans ma tête. Étant donné ma propre réaction à ma propre conclusion, je m'attends à pas mal de protestations de leur part, alors j'ai tout intérêt à avoir une justification en béton armé. Le duo me dévisage bizarrement et s'entre-regarde, mais me laisse le temps de trouver mes mots. Je commence par leur annoncer maladroitement que j'ai eu une idée par rapport à notre Choix, de la même manière que j'ai procédé avec LeX. La confusion fait place à l'étonnement. Je leur propose alors de me laisser terminer avant de poser des questions ou d'objecter, parce que sinon je ne vais pas m'en sortir. Je suis tout à fait conscient que c'est ce que m'a proposé la Messagère quelques heures seulement avant d'assassiner mon meilleur ami, mais je n'y peux rien si de mauvaises personnes peuvent avoir de bonnes idées ou que la réalisation de belles idées coïncide parfois avec de fâcheux évènements.

Avant toute chose, je précise bien que rien de ce que je ne propose n'est décidé, que ce n'est qu'une suggestion. Si ça se trouve, je vais moi-même ne plus la trouver si chouette dans quelques jours. Et s'ils ne sont pas tous les deux 100% d'accord, il est de toute façon hors de question que ce soit ce sur quoi nous nous arrêterons au final. Ce passage de mon discours amène l'ombre de l'inquiétude sur les visages de mon auditoire alors je me lance dans le vif du sujet, déjà suffisamment pesant comme ça. J'explique comment la "méditation" m'a fait me souvenir de certaines choses auxquelles je ne pensais plus, ramenant sur le devant de mon esprit des éléments que je n'aurais jamais mis en relation auparavant, bref, me donnant une nouvelle perspective sur ce Choix qui est demandé de nous. Je rappelle là où nous en étions restés il y a quelques nuits, ce qui hélas a pour résultat d'embrouiller un peu tout le monde, même si je parviens à ne pas perdre le fil de mon exposé. Je reprends en détail chaque élément du raisonnement m'ayant permis d'arriver à ma solution potentielle, autant parce qu'Oscar n'a pas connaissance de tous que parce que le lien que j'ai établi n'est pas forcément des plus immédiats. Un nouveau moment de confusion générale doit être surmonté avant que j'énonce enfin à haute voix ce que je n'ai été capable que d'écrire plus tôt.

Un silence interloqué s'abat alors temporairement avant que je ne doive faire face aux objections, aux doutes, et aux interrogations. Je n'ai pas réponse à tout, notamment parce que l'idée est si fraîche dans mon esprit, mais je parviens tout de même à me défendre honorablement. Et là où je sèche, je sais qu'on peut trouver des réponses auprès de nos colocataires plus âgés et expérimentés. Petit à petit, le ton finit par redescendre. La fréquence et l'intensité des exclamations diminuent jusqu'à s'annuler totalement. J'attends un court instant, pour m'assurer que le silence s'est bel et bien installé, puis rappelle la prémisse de cette conversation : rien n'est fixé, ce n'est qu'un raisonnement que nous n'avions pas encore eu (et pour cause) et je tenais donc à ce que nous l'ayons tous en tête, à des fins purement informatives. Personne n'est engagé à rien, et si ça peut même nous faire aborder le problème sous un angle encore nouveau, tant mieux.

Cette déclaration finale n'empêche pas Oscar de me dévisager avec méfiance, ni Dwight d'ouvrir de grands yeux hébétés ; ces deux expressions ne font que me confirmer qu'il est grandement temps pour nous d'aller prendre un repos bien mérité. Je me lève en prenant appui sur mes genoux et invite d'un mouvement de tête les deux délinquants à m'emboîter le pas vers les étages. Ils ne se font définitivement pas prier, bien qu'ils ne perdent en rien leurs airs de réflexion respectifs. Nous rompons la formation à la salle de bal, où je leur souhaite bonne nuit d'un sourire. Mon Tuteur me répond d'un vague geste de la main avant de se laisser tomber à plat ventre sur son matelas. Oz a le courage de me rendre l'esquisse de ma salutation, après quoi je pars moi-même rejoindre mon lit. J'aimerais me dire que demain sera sans histoire mais curieusement, à chaque fois que je me suis dit ça, les évènements les plus improbables se sont produits, alors je préfère ne pas tenter le sort ce soir. Non pas que je regrette réellement mes aventures de ces deux dernières semaines, désormais…

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