Douzième Jour - Réinitialisation (8/9)
La déconnexion à la machine est tout aussi brusque que la connexion, quoiqu'un peu plus douloureuse. D'accord, beaucoup. Un puissant électrochoc à la base de mon crâne, suivi d'une impression de brûlure partout où je suis en contact avec la substance gluante dans laquelle je suis allongé, sont les premières sensations qui m'apprennent que j'ai retrouvé le contrôle de mon véritable corps. Par pur réflexe, je roule hors de ce bain peu profond mais qui me semble désormais rempli d'acide. J'atterris dans la poussière un mètre plus bas, ayant à peine eu le temps de lever les bras pour amortir ma chute et épargner ma tête. À genoux, je laisse échapper un râle rauque tout en amenant mes mains à ma nuque, d'où le point de douleur intense qu'elle a subi irradie maintenant dans toute ma tête. C'est semblable à ce que j'ai eu toute la journée, avant presque chaque simulation, où tous mes souvenirs jusqu'à la modification étaient passés en revue. Sauf que là, il ne s'agit plus de mes vrais souvenirs mais de ce que j'ai vu aujourd'hui. Et ce n'est pas un simple accès, mais une altération. Tout ce que je ne suis pas censé savoir m'est retiré, les visages et les lieux qui m'étaient nouveaux deviennent flous, certains détails de décors connus s'estompent, seul l'essentiel perdure. Après s'être attelée à me faire subir une longue torture psychologique et mentale, j'aurais dû m'attendre à ce que la machine ne manque pas de m'infliger quelque tourment physique, aussi.
Alors que le picotement dans mes méninges commence à peine à refluer, un seau d'eau froide m'est renversé dessus. Littéralement. Je pense d'abord que ce n'est peut-être qu'une impression, mais en ouvrant enfin les yeux je vois bien que je dégouline effectivement de partout, et en me tournant je découvre LeX, debout entre le mur et moi, l'anse d'un seau en fer dans la main droite. La tête penchée sur le côté, la Panthère me toise avec circonspection. À cette vision, pourtant pas la plus offensive de celles que j'ai pu avoir de la Messagère, une rage folle s'empare soudain de moi. Au cours de la journée, les révélations se sont enchaînées à un rythme à peu près tolérable, vis-à-vis de l'outrage qu'elles ont provoqué chez moi, mais elles viennent à l'instant d'être toutes ramenées de force à l'avant de mon esprit, et sous leur forme la plus épurée. Et c'est trop. Perdant tout contrôle, je bondis sur mes pieds et saisis la petite blonde à la gorge, allant ensuite la plaquer au mur derrière elle. Prise par surprise, elle laisse échapper son récipient, s'apprête à s'agripper à mon bras qui la tient, mais se ravise au dernier moment et se contente de tenter de prendre appui sur le mur, à défaut d'encore toucher terre.
— Lil'Hu…! elle parvient à articuler, sa trachée oppressée.
— Promets-moi. Promets-moi que ce n'était pas qu'une illusion, que tout n'était pas bidon, j'exige de sa part, desserrant l'étau de ma main pour lui faciliter la tâche.
— C'est normal que tu te sentes manipulé, elle m'accorde, se débattant toujours faiblement, et surtout étonnamment vainement.
— Manipulé est le moins qu'on puisse dire. C'est quand même plutôt arrangeant que chacun de mes regrets ait soudain perdu son attrait.
C'est fou, la perspective qu'un recul instantané offre. Et déstabilisant, aussi.
— Ce n'est pas arrangeant, c'est logique, me corrige LeX.
— Logique ?
Je la laisse continuer parce que, sur le coup, c'est vrai que rien ne m'a paru si improbable que ça. Ce n'est qu'une fois de retour à la réalité que tout ce que j'avais vu m'a soudain crié énormité.
— Qu'est-ce que tu crois que la machine aurait montré à tes autres versions ? me demande alors la Panthère, très calme dans ses propos malgré l'agitation (légitime, j'en conviens) que provoque mon contact.
— Hein ?
Je ne vois pas où elle veut en venir.
— Les autres Josh, que tu as vus aujourd'hui, s'ils avaient été dans la machine, ils auraient pu avoir un regret sur la même chose que toi, je me trompe ?
Certes, sans quoi je n'aurais pas dit que mes regrets avaient perdu leur attrait.
— Sans doute, je lui accorde.
Quoiqu'il serait peu probable que ma version délinquante pense à regretter que ses parents ne lui aient pas menti toute sa vie, que ma version humaine regrette de ne pas être devenu une créature irréelle dont il ignore jusqu'à la possibilité de l'existence, que ma version neutre envisage d'avoir pu être apolaire, et que ma version morte imagine avoir pu être sauvé. Seul celui auprès desquels mes parents sont restés a probablement regretté leur présence, après ce qu'ils ont fait à Oscar.
— Comment est-ce que tu crois que la machine aurait simulé notre réalité, pour eux ? Comment est-ce qu'elle résumerait ton existence en quelques heures seulement ? m'interroge la Messagère, glissant sur ses appuis, la pierre poreuse dont est fait le mur comportant finalement bien peu d'anfractuosités.
— Er…
La question me prend un peu au dépourvu, alors il me faut quelques secondes pour y réfléchir.
— Je ne te demande pas du cas par cas, juste les grandes lignes, elle m'incite à accélérer ma réflexion.
— Ils verraient que je suis un Magnet. Que… mon Tuteur est mort. Et que nous vivons avec sa meurtrière. Que Zar' est morte, et que nous avons également vécu avec sa meurtrière indirecte pendant un temps. Que mes parents sont partis, mais qu'ils ont commandité le meurtre de Zarah, entre autres, sous prétexte de me protéger. Oscar. Ils verraient Oz, et tout ce qui a découlé de notre rencontre. Mais ils verraient aussi June et Perry. Ils verraient que je suis apolaire, même si ça ne les avancerait pas à grand-chose.
Au fur et à mesure de mon raisonnement à haute voix, je ramène LeX au sol, bien que sans ôter ma main de son cou.
— Quoi que tu aies vu, il faut relativiser. C'était sans doute intense et pas toujours beau à voir, mais ce n'était pas nécessairement pire que la réalité. Ou en tous cas pas autant que ça en avait l'air, elle me conseille.
C'est dingue comme elle va beaucoup plus vite à l'essentiel lorsqu'elle est menacée.
— Est-ce que tu veux savoir ce que j'ai vu ? je lui propose maladroitement.
Je ne sais pas trop ce qui m'a pris de l'agresser physiquement de cette façon, ce n'est décidément pas du tout dans mes habitudes, alors je ne sais pas trop la marche à suivre après un geste pareil.
— Non. C'était pour toi et rien que pour toi. Tu en as d'ailleurs une sauvegarde dans ta montre, si un jour tu es nostalgique ou quoi. HAG devrait pouvoir te projeter ça. Peut-être. En partie.
Puisqu'elle voit bien que ma colère est retombée, LeX revient à son comportement habituel, pouvant se le permettre.
Je retire enfin ma main de la gorge de la Panthère, qui se décale immédiatement le long du mur pour s'éloigner de moi, non sans porter sa propre main à son cou. La visite de ses collègues Messagers a dû encore plus l'affecter que je ne le pensais, si elle n'a même plus la force suffisante pour me repousser moi, un être vivant. Elle s'est pourtant occupée des gardes de prison avec une incroyable aisance, hier. Et sa capacité à prendre la forme d'un félin ailé n'a pas été perturbée non plus, comme j'ai pu le constater ce matin. Mais à la tête qu'elle faisait à l'instant, je n'ai pas le moindre doute qu'elle ne feignait pas d'être désarmée. Il faut croire que ses talents d'actrice ont leurs lacunes. En même temps, c'est rassurant, quelque part, car sa franchise est sans doute ce qui me dérange le moins chez elle. Sans partager toutes ses pensées pour autant, elle ne ment qu'à bon escient, et on sait de manière générale à quoi s'en tenir vis à vis d'elle, ce qu'on ne peut pas dire de tout le monde. Malgré ses élans pour le moins théâtraux, LeX reste la plus honnête des dérivés de mon cercle intime, Dwight mis à part, bien sûr.
— Est-ce que June et Perry savaient vraiment que je ne pourrais pas faire de mal à Vik ? je l'interroge, suivant ma ligne de pensée.
Je n'en doute pas, mais j'ai besoin de l'entendre de la part de quelqu'un de réel.
— À quel moment est-ce que tu as voulu lui faire du mal ? s'étonne la petite blonde en écarquillant les yeux, perdue.
J'avoue que, sans contexte, la question peut paraître un rien floue. Surtout qu'il s'agit d'évènements précédant son arrivée, maintenant que j'y pense.
— Après avoir appris qu'elle était responsable de la mort de Zarah. Et de celles de July et Eva, aussi, je précise, espérant que ça lui suffira, n'étant soudain plus très certain qu'elle est tout à fait au courant du stratagème que les Babylone m'ont aidé à mettre en place.
— Ah, ça ! Eh bien, si tu avais été un peu plus expérimenté, TU aurais su que tu ne pouvais pas faire de mal à Vik.
Suis-je bête : elle a forcément été en contact avec mes parents peu avant notre séparation, et ils l'ont sans doute informée de leurs agissements. Et sachant qu'elle m'a trouvé tenant la Botaniste captive… Elle est cependant passée à côté de ce qui me gêne vraiment dans ce que j'ai appris.
— Mais alors ils pensaient quoi, que le piège n'allait juste pas fonctionner ?
Je ne me remets pas de l'aisance avec laquelle Perry m'a menti, en particulier. Il a pourtant eu de nombreuses occasions de ne serait-ce que me guider vers la triste vérité, mais non, autant que je me souvienne, il ne m'a jamais spécifiquement mis sur la piste. Peut-être a-t-il été trop subtil, après tout. Mais ça n'empêche que, parallèlement, il s'est donné bien du mal pour planifier la capture de Vik. Il s'est même techniquement mis en danger lui-même, en laissant Dwighty donner une fausse piste à la Botaniste.
— Comme ils étaient au courant de mon arrivée, non, ils savaient que ce serait moi qui te coincerais, tempère la Messagère, rendant un peu moins hypocrites les efforts faits par les deux Jardiniers pour piéger leur supérieure.
— Mais si tu n'étais pas venue à ce moment-là, c'est ce qui se serait passé. Rien de tout ce que nous avions préparé n'aurait fonctionné, j'insiste, pratiquement malgré moi.
— Oui. Mais je pense pouvoir affirmer que sans mon arrivée imminente, Perrune ne t'auraient pas laissé aller jusqu'à tenter de capturer Vik. S'ils ont laissé courir ton obsession, c'était par considération, pas parce qu'ils pensaient que tu étais stupide.
Sur ce, et après un haussement de sourcils soulignant l'évidence et donc la futilité de mon entêtement, LeX lâche enfin son cou puis se baisse pour ramasser son seau, qu'elle balance alors par-dessus son épaule.
Le plus gros de l'eau qui m'a été déversée dessus s'étant écoulé par terre, je décide que je peux enfin me rhabiller sans trop d'inconfort, ou en tous cas moins que d'être à moitié nu. Tout en allant récupérer mon pull, mes chaussettes, et mes Converses là où je les ai laissés, je me demande où la Panthère a trouvé le liquide. Et son contenant, d'ailleurs. En même temps, il était prévisible qu'elle me laisse seul à un moment donné ou un autre, même sans aller chercher quoi que ce soit, sans quoi l'ennui l'aurait certainement rendue encore plus folle qu'elle ne l'est déjà. Quoique, si ça se trouve, ma réaction à l'expérience que je viens de traverser n'a pas été réduite à ma perte de calme momentanée, à mon réveil. Je commence également à me demander si l'insistance de la Messagère pour que je garde l'estomac vide n'était pas en prévision d'éventuelles nausées, mais pour m'affaiblir en cas de confrontation. Je pense à ça parce que j'ai légèrement la tête qui tourne, et je ne crois pas que ce soit lié uniquement à l'étourdissement provoqué par le court-circuitage de mes neurones par la machine.
Une fois que je suis de nouveau entièrement vêtu, LeX m'invite d'un mouvement de tête à lui emboîter le pas en dehors de la pièce. Juste avant de franchir le seuil, je ne peux pas m'empêcher d'accorder un dernier regard circulaire à la petite salle, par-dessus mon épaule, une main sur l'encadrement. Mes yeux s'attardent particulièrement sur l'étrange table sur laquelle je viens de passer la journée. La substance gluante qui en remplit la vasque est à nouveau uniformément répartie, comme nous l'avons trouvée ce matin, comme si nous n'étions jamais venus. Après un soupir apaisé, je sors, et celle qui m'accompagne referme le mur derrière moi, d'un simple contact de la main sur la pierre. Nous nous dirigeons ensuite dans la direction opposée à celle d'où nous sommes arrivés en début de journée, sans doute dans le but d'aller remettre le seau là où il a été pris.
— Tu as raison, tu es très contradictoire, je me permets d'observer, tandis que LeX effleure son cou de sa main libre, d'un geste qu'elle veut sans doute furtif mais qui ne m'échappe pas, puisque je n'ai rien d'autre à faire que la regarder, notre décor incroyablement répétitif.
— Merci, elle répond, tournant brièvement la tête vers moi et me décochant un sourire franc.
— Tu n'étais pas là à chaque fois, mais je t'ai vue à plusieurs reprises, aujourd'hui, je lui avoue, les visions que j'ai eues d'elle confirmant l'indécision que je ressens souvent par rapport à elle dans la réalité, voire l'aggravant.
— Je t'ai dit que je ne voulais pas savoir, elle me prévient, m'accordant un coup d'œil en biais cette fois.
— Je suis simplement curieux de savoir si ton ambivalence vient de ton tempérament ou de ton rôle de Messagère Neutre, je déclare.
Pour être tout à fait honnête, le concept de Neutralité n'est pas ce qu'il y a de plus évident à aborder, et il est fort possible que si ce n'était pas elle-même qui m'avait expliqué le système de polarité, je n'aurais pas envisagé son camp de cette façon du tout. Pour quelqu'un censé prôner l'équilibre, le juste milieu, elle part beaucoup dans les excès des deux autres partis.
— Sachant que je dois mon rôle à mon tempérament, ta question n'a pas lieu d'être, rétorque la petite blonde, mais sans être trop moqueuse, car elle se doute bien que ma réflexion va plus loin.
— Ce que je veux dire, c'est que tu es capable de faire preuve d'une stratégie impressionnante, et par ailleurs d'une violence sans nom. Et j'ai du mal à concevoir qu'on puisse être aussi extrême… naturellement, disons.
Bien sûr, je l'ai plus vue radicale dans ses mauvais côtés que ses bons, mais je ne juge pas pertinent de le préciser.
— Qu'est-ce que tu m'as vue faire, au juste ? elle soupçonne cependant directement, descendant son seau de son épaule pour le tenir à bout de bras.
— Je croyais que tu ne voulais pas savoir ? je la cite, prudent.
— Je me fiche du contexte. Quoi qu'on t'ait montré, je suis capable de le faire en réalité.
Je n'en doutais pas, mais qu'elle l'affirme avec une telle assurance me fait tout de même froid dans le dos.
— Qu'est-ce que tu as contre le monde de Zarah ? je finis par lâcher après une brève hésitation.
C'est bien elle que j'ai vue, menant la charge sur le monde des Rêves, il n'y a pas le moindre doute là-dessus, et pourtant j'ai tout à coup du mal à faire coïncider cette silhouette à celle qui marche à ma gauche. Ce n'est ni dans la corpulence, ni la gestuelle, c'est plus subtil, et je n'arrive pas à mettre le doigt dessus.
— Ah. … Ça. … Je t'ai déjà dit, il te suffit d'ouvrir un livre pour connaître le fin mot de cette histoire, elle commence lentement sur les deux premiers mots, puis termine de façon expéditive, comme pour se débarrasser de moi.
Je retiens une mimique d'agacement.
— Je ne parle pas du Projet Cassandre. On ne fait pas ça à une civilisation à cause d'un projet, quel qu'il soit. Tu en as après ces mondes. Pourquoi ? j'insiste, la faim me rendant plus téméraire que d'ordinaire, et mon esprit sans doute encore un peu embrouillé par la machine.
— Ces mondes sont si mal faits qu'il relève pratiquement de la merci d'en tuer les habitants, tu sais, elle se défend, mais pas convaincante le moins du monde, ne se tournant même plus vers moi.
— Mais ce n'est pas pour ça que tu t'en prends à eux, je l'encourage à partager la raison réelle de sa haine profonde pour ce peuple, autant que je sache innocent.
Comme je l'ai dit, mon seuil de prudence est abaissé.
— Non, LeX confirme sans élaborer, regardant toujours droit devant elle.
— Alors quoi ? je persiste, frisant l'inconscience.
— Tu crois que j'ai envie de parler de ce qui me pousse à faire ce que tu m'as vue faire ? elle me rabroue alors brusquement, n'y tenant plus.
— …
Nous nous sommes arrêtés, et je ne trouve rien à répondre, le sang glacé. Ma prudence m'est revenue au moment où l'éclat des crocs de la Panthère a resplendi, une fraction de seconde, dans la semi-pénombre ambiante de la grande salle voûtée.
— …
Sourcils faiblement froncés, menton levé, LeX semble considérer la conversation close et reprend sa marche.
— Je t'ai vue faire des choses plutôt atroces, on en conviendra, je reviens plus doucement à la charge, un pas derrière elle cette fois.
— Oui… elle confirme une nouvelle fois, de toute évidence encore tendue mais me laissant le bénéfice du doute.
— Je ne pensais juste pas que tu pourrais faire pire, je lui annonce alors, en venant enfin à ce qui me tarabuste dans cette histoire.
Le carnage qu'elle a perpétré dans le monde de Zarah ne ressemble tout simplement pas à la LeX que je connais, voilà, même si je suis incapable de dire en quoi. La petite blonde inspire profondément avant de répondre :
— Je tue pour diverses raisons : par devoir – comme avec Dwight –, en légitime défense – parce que mon adversaire ne me laisse pas le choix –, ou par besoin – parce que je ne peux pas m'en empêcher. Les habitants du monde des Rêves, il y a une part de moi, la part la plus sombre, qui ne peut pas résister à l'idée de les massacrer, tout simplement. Et tu es correct, ça découle de raisons personnelles. Et par conséquent, rien de tout ça n'est juste, c'est même carrément mal, mais cette partie de moi va toujours au moins essayer de décimer chaque royaume des Rêves qu'elle trouve, qu'elle ait ses chances ou non. Peut-être qu'un jour cette impérieuse envie me passera, mais en attendant, je suis le fléau de ces mondes, et c'est tout.
Je suis toujours autant choqué qu'elle puisse me raconter des choses pareilles avec le plus grand sérieux du monde, mais je crois que la raison de ma stupeur n'est plus celle qu'elle était lors de ses premières remarques dérangeantes. Je pense qu'il est difficile pour tout individu à peu près normal de réellement prendre de telles déclarations au premier degré, et que j'y parviens tout bonnement enfin.
— Tu dis ça comme si tu n'avais pas envie de leur faire du mal. Mais je t'ai vu faire.
Et si ce dont j'ai été témoin ressemble un tant soit peu à ce dont elle est capable en réalité, elle ne se jette définitivement pas dans la bataille à reculons.
— Ce n'est pas l'acte en soi qui me révulse ; si c'était le cas, je ne pourrais jamais tuer qui que ce soit. Ce qui me dégoûte, c'est la raison pour laquelle j'en veux à ces stupides mondes. J'aimerais ne pas être autant affectée par quelque chose d'aussi bénin, mais c'est plus fort que moi. Je n'ai pas honte de ce que je fais, j'ai honte de la raison pour laquelle je le fais.
Il est assez difficile de la suivre lorsque j'ignore tout de cette fameuse raison personnelle qui la pousse au génocide. Je me vois cependant difficilement demander des précisions étant donné sa réaction à l'abord du sujet. Et je peux reconnaître l'effort qu'il lui a fallu pour déjà m'en révéler autant.
— C'est comme une addiction, je résume, même si j'ai du mal à accepter cette idée moi-même.
Bien qu'elle remplisse tous les critères, je n'arrive pas à la considérer comme une tueuse en série, dont l'esprit serait malade et compulsif.
— Hélas, elle valide, juste avant de s'arrêter enfin.
Un puits a été creusé au beau milieu de nulle part dans cette grande salle voûtée, et la petite blonde en attrape la corde pour y rattacher le seau.
— Je suis désolé mais… je n'arrive pas à te plaindre, je lui avoue alors qu'elle a terminé son nœud et fait redescendre le récipient au fond du trou.
Je ne me sens pas à l'aise avec l'idée de clore cette conversation sur la note précédente, trop indulgente à mon goût.
— Et tu aurais tort de le faire ! Je ne cherche la pitié de personne. J'encourage même qui le peut à se dresser contre moi. À chaque âme son parcours, mais ça ne veut pas dire qu'on doit tout laisser passer.
Bien que toujours appuyée au bord du puits, la Messagère se tourne enfin vers moi pour me parler, ce qui me confirme, avec son ton un peu plus énergique et moins sombre, que son moment d'apitoiement sur son sort, si je puis dire, est passé.
— Et le fameux ordre des choses, alors ? je relève, lui renvoyant un argument d'autorité que je n'ai que trop entendu.
— Ça n'empêche rien. Tu es d'accord avec tout ce que tu ne peux pas changer, peut-être ? elle me rétorque, tout en se repoussant du cercle de pierre.
— Après aujourd'hui plus qu'avant, je suppose, je réponds après quelques secondes de réflexion, regardant un instant en l'air.
Elle fait la moue, tout en essuyant ses mains sur ses shorts.
— Hum. Mon but n'était pas de complètement te faire passer tes regrets, elle m'apprend, plissant les yeux et mordant sa lèvre inférieure.
Elle n'avait visiblement pas prévu cette réaction de ma part.
— Résultat mitigé, dans ce cas, je renchéris, tandis que nous faisons demi-tour ensemble, prenant la direction de la "porte" qui nous a amenés ici.
— Tu as le droit de regretter quelque chose même si tu sais que ça n'aurait pas forcément mieux tourné. C'est un peu comme envier quelqu'un alors qu'on n'échangerait de place avec lui ou elle pour rien au monde, elle tente de me convaincre, sauf qu'elle ne semble pas apprécier sa propre métaphore.
— "Pas forcément mieux tourné" ? Je sais que tu m'as dit de relativiser, mais dans tout ce que j'ai vu aujourd'hui, rien n'était réellement mieux que la réalité pour tout le monde.
Zarah meurt toujours d'une façon ou d'une autre, lorsqu'Oscar ne meurt pas, c'est son frère aîné qui y passe, et quant à moi n'en parlons pas, je ne suis jamais épargné non plus. Enfin bref, il y a toujours quelqu'un qui prend. Statistiquement, s'il était seulement possible qu'un regret soit valable, l'un des cinq scénarii au moins aurait dû être optimiste.
— Er… Flash info : s'il y a bien une chose qui est impossible, c'est satisfaire tout le monde simultanément. C'est la façon dont le monde tourne.
On en revient à l'ordre des choses.
— C'est déprimant, je commente, la trouvant fataliste et refusant de me ranger à cette perspective.
— Non, ça permet de créer un mouvement perpétuel, une dynamique. Tu es bon en physique, non ? C'est comme ça que la plupart des équilibres fonctionnent, grâce à un réajustement permanent, elle proteste, pleine de l'ardeur qu'on a lorsqu'on parle d'un sujet qui nous tient à cœur.
— C'est une grosse simplification, mais pourquoi pas, je lui accorde, non sans une grimace que je n'avais pas eue depuis longtemps, ordinairement réservée à mes camarades de classe lorsqu'ils bafouent une science dure.
— Ce que je voulais vraiment que tu comprennes aujourd'hui, c'est que parfois il n'y a pas de bonne issue à une situation. Parfois tout semble aller mal, et en fait c'était inévitable, ou en tous cas toutes les alternatives n'auraient pas été spécifiquement meilleures.
Je comprends comment on peut retirer cette conclusion de l'expérience proposée par la machine.
— Tu es en train de me dire qu'il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, c'est ça ? je reformule, la leçon m'en rappelant soudain d'autres.
— Oui ! Pour preuve, même si on prenait sciemment la "mauvaise" décision, l'univers ne s'arrêterait pas. Personne n'est suffisamment important pour ça.
Je suis malgré tout content que la Messagère ait retrouvé son entrain.
— Après tu vas me dire que tout ce qu'il me reste à faire, c'est faire de mon mieux, je poursuis sur ma lancée, amusée de la coïncidence, surtout que LeX en est de toute évidence ignorante.
— J'aurais pensé que tu n'aurais pas besoin de l'entendre, mais c'est également vrai, elle confirme, quoique commençant à soupçonner que je la fais marcher, même si elle ne voit pas encore comment et dans quel sens.
— Tu es au courant que ce sont les conseils que m'ont donnés Eren et Lili, respectivement, non ? je confesse, retenant difficilement mon hilarité.
— … Non. Mais ils SONT brillants, après tout, elle se dédouane de son manque d'originalité, croisant les bras et haussant les épaules.
— J'ai quand même la sensation de me résigner, à t'écouter, je reprends ensuite, un peu plus sérieux.
— Se battre en sachant qu'on ne peut que perdre ne relève pas de la résignation, mais de l'acceptation, elle me corrige, d'un ton tirant sur l'académique.
— Depuis quand tu es maître zen ? je m'enquiers, trouvant l'adage décalé, venant d'elle.
— Tu te fous de moi ? Je viens de te dire que je ne peux pas fonctionner sans égorger des centaines d'innocents de manière régulière ! J'y travaille encore, à ma maîtrise du zen ! elle s'exclame pour toute réponse, levant momentanément les bras en l'air.
Je blâmerais bien mon absence de répartie sur mon mal de tête résiduel ou encore ma faim, mais je ne crois pas que même en pleine possession de mes facultés mentales j'aurais pu trouver une réplique percutante à une telle annonce. Je n'arrive même pas à décider si je dois être amusé ou horrifié. Peut-être ai-je parlé trop vite en disant enfin pouvoir prendre ce type de déclaration au sérieux. Mais tant mieux, en toute honnêteté. Il y a des choses si choquantes qu'il est sans doute bon signe de mettre longtemps avant de parvenir à les saisir tout à fait. C'est comme un indicateur de santé mentale, en quelque sorte. Notre esprit est après tout suffisamment bien fait pour bloquer les souvenirs traumatisants, il est donc normal qu'il refuse d'intégrer le récit d'évènements tout aussi horribles. Je me demande en revanche quel est l'élément déterminant de l'effondrement de cette résistance à l'atrocité. Est-ce que le temps a toujours raison de nos réticences sur ce plan, ou bien est-ce que c'est notre personnalité qui décide de notre rapidité d'acclimatation à l'horreur ? C'est probablement un peu des deux, mais je serais curieux de savoir ce qui pèse le plus dans la balance. Est-ce que, une fois que nous y sommes confrontés, nous sommes tous condamnés à banaliser la violence ?
Cette digression incontrôlable de mes pensées est par bonheur interrompue par l'apparition de la porte, à une vingtaine de mètres devant nous. Il est vraiment temps que nous rentrions à la maison, que je puisse me remettre de mes émotions une bonne fois pour toute. Il n'y a pas grand-chose que je puisse faire pour les maux de tête que m'a laissés la machine en souvenir, mais je peux au moins faire taire mon estomac qui commence à sérieusement crier famine, ainsi que me débarrasser de l'étrange sensation laissée par la vase dans laquelle j'ai trempé toute la journée. Je n'essaye même pas de retenir le soupir de soulagement qui me vient à la vue du grand anneau. Ma réaction n'échappe pas à la Panthère, qui m'ausculte du regard :
— Ça ne va pas ? elle me demande, un sourcil levé.
— Je suis juste content d'avoir retrouvé la sortie, parce que je commence à dangereusement m'approcher du malaise hypoglycémique, là, j'apaise son inquiétude.
— C'était le jeûne ou bien tu avais toutes les chances de te vomir dessus pendant la simulation. Et autant je suis tout à fait à l'aise avec les tripes, autant ce qu'il y a dedans, non merci.
Une nouvelle fois, sa franchise est à la fois rafraîchissante et dérangeante. Elle a beau me dire que cette ambivalence fait partie de sa nature, je pense que son cas n'a fait que s'aggraver au fil des longues années, et je suis surtout persuadé qu'elle en joue.
— Ce n'était pas pour m'affaiblir ? je choisis cependant de relever, car la nausée n'est pour une fois pas la sensation qui a prédominé mon malaise, aujourd'hui.
— Parce que tu étais affaibli, là ? me renvoie la Messagère, croisant les bras et me jetant un regard sombre.
J'ouvre la bouche pour répondre par la positive, mais juge finalement plus sage de me retenir. Son œillade assassine est un signe fiable qu'il serait en effet peu prudent de mentionner mon état diminué alors que je l'ai maîtrisée un peu plus tôt. Elle a beau en être consciente, il n'y a pas besoin de la connaître particulièrement bien pour savoir qu'elle supporte très mal la critique, l'échec, et tout ce qui s'y rattache. Certes, il peut paraître illogique de craindre ce qu'elle pourrait me faire pour l'avoir justement dominée, mais d'une part rappelons que son état n'est pas permanent, et d'autre part, même si elle était effectivement dans l'incapacité de s'en prendre à moi pour ça, ce serait cruel de retourner le couteau dans la plaie. Je ne saurais pas dire si elle hésiterait, à ma place, mais peu importe, je n'ai pas spécialement envie de m'abaisser à ce niveau. Après avoir hoché la tête à ma bienséante absence de réponse, la petite blonde va composer les coordonnées de HAG sur le clavier circulaire de la porte, et après le cérémonial habituel de rotation, d'enclenchement de chevrons, et de formation de vortex, nous pouvons enfin rentrer.
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