Douzième Jour - Réinitialisation (7/9)

Je reprends forme sur le versant d'une colline, où pousse une herbe rase à moitié verdoyante seulement. Le soleil qui resplendit au-dessus de ma tête, ainsi que les traces de piétinement qu'on ne peut pas manquer, ne doivent pas être étrangers à cet état de la végétation. La position de l'astre solaire, et même sa simple présence, m'apprennent que je suis sans doute très loin de chez moi, au moins dans un fuseau horaire éloigné, voire carrément dans un autre monde. Il est même plus probable qu'un changement postérieur au départ de mes parents dans le cours de mon existence m'ait fait quitter la Terre qu'il ne m'y ait fait m'y déplacer. D'autant que l'aspect terrestre de la flore n'est pas un indicateur fiable de la planète sur laquelle on se trouve. Lorsqu'il s'agit de créer un monde nouveau, c'est tout ou rien : soit on s'attarde longuement sur la botanique, soit on s'en contrefiche. D'un côté, je ne vois pas très bien comment on pourrait se placer entre ces deux extrêmes.

Sur ma droite, je repère soudain une silhouette masculine qui s'avance vers moi, à contre-jour. Comme je devine que placer ma main en visière au-dessus de mes arcades n'augmentera pas plus ma visibilité que de faire de grands gestes n'a dissipé la fumée, ce matin dans le bar, je ne m'en donne pas la peine. Mon narrateur ne tarde de toute façon pas à me rejoindre. Je note que c'est la première fois qu'il m'aborde avant que je n'aie repéré mon alter ego, mais cela a sans doute à voir avec le fait que rien ne m'indique la direction à prendre pour aller à la rencontre de ce dernier. Pour cette cinquième promenade le long de l'allée de mes regrets, l'intelligence artificielle a choisi de m'apparaître sous des traits que je n'ai déjà que trop vus sous forme d'illusion, que ce soit dans des songes provoqués par leur propriétaire ou bien dans un véritable monde des rêves. Je suppose que retrouver ce visage en tant qu'interface d'une projection de l'une de mes existences non-réalisées complète le triptyque.

— Perry. Tu n'auras finalement commis qu'un seul faux pas, en matière d'apparence, je commente, faisant référence à la supérieure du Jardinier, seul de ses modèles auquel je ne m'admets pas un lien particulier.

— J'ai aussi envisagé June, mais bizarrement, tu te reconnais plus en lui qu'en elle, rétorque la machine avec un petit sourire.

Malgré moi, je sursaute en entendant le prénom de l'infirmière franchir les lèvres de celui qui, il y a encore quelques jours seulement, ne pouvait même pas y penser sans risquer de tout dévaster autour de lui.

— Tu crois que c'est uniquement parce que nous sommes du sexe opposé, ou bien que c'est lié au fait qu'elle n'a pratiquement jamais cessé de me mentir ? je propose, sarcastique, haussant un sourcil.

— Ou alors c'est parce que, tout le temps où tu l'as connu, Babylone était en souffrance permanente, suggère l'interface, sérieusement quoique toujours avec le sourire.

— Pas à la fin. Plus maintenant.

Au moment-même où ma réplique sort de ma bouche, je me rends compte que c'est sur la nature du rapprochement fait entre le Jardinier et moi que j'aurais dû protester. Je suis vraiment une victime…

— Vrai. Mais comme nous l'avons dit, je travaille sur le passé, pas l'avenir.

Le narrateur fait preuve d'une certaine mauvaise foi, mais je ne lui en tiens pas rigueur, car il ne m'a pas épinglé pour mon propre manque de lucidité.

Suite à sa prise de parole, il se détourne de moi, allant poser son regard sombre sur l'horizon, à peu près à l'opposé de là d'où il est venu, vers le sommet de la colline sur le flanc de laquelle nous nous tenons toujours. Je ne sais pas pourquoi il fait semblant de se repérer, ou bien d'appréhender ce qu'il va trouver de l'autre côté de cette butte, puisqu'il est le maître et créateur de ce monde tout entier, mais soit, je n'ai aucune raison de briser son groove. Malgré le décalage frappant entre son costume trois pièces et le décor à deux doigts du désolé dans lequel nous nous trouvons, mon guide s'avance d'un pas assuré, suivant sa ligne de vue, les mains dans les poches, serein. Je le suis docilement, cependant il s'arrête sans sommation avant que nous n'ayons atteint le sommet du relief. Il me semble pourtant commencer à entendre une clameur au loin, portée par le vent sans doute, mais je suppose qu'il ne me pense pas encore prêt à confronter ce pour quoi il a modélisé ce monde.

— Pour information, il s'agit ici de ton dernier regret. Et j'avoue avoir du mal à le comprendre, il me confie juste avant de se retourner vers moi, l'air gêné par cet état de fait.

— Je t'en prie, je l'encourage à poursuivre.

Peut-être la machine n'est-elle pas aussi connectée à mon subconscient que ça, finalement. Ou bien est-elle trop connectée à mon inconscient, et pas assez à la partie consciente de mon esprit.

— C'est ce qui se serait passé si jamais Oscar n'avait pas stoppé Oudamou, que ce soit parce qu'elle aurait mis plus longtemps à se décider à te rejoindre, ou parce qu'il serait arrivé à ses fins plus tôt. Et je ne vois pas vraiment pourquoi tu regretterais une chose pareille.

Mourir. La seule et unique crainte partagée par absolument tous les êtres vivants. Il y a pire, à ce qu'on me dit, mais je ne peux évidemment pas argumenter que c'est ce que j'ai traversé depuis ma rencontre avec l'Assassin. Je sais en revanche très bien pourquoi il m'est arrivé de me demander ce qui se serait produit si je n'avais pas survécu à cette entrevue.

— C'est la première idée qui m'est venue, lorsque je me suis demandé ce que j'aurais pu faire pour éviter qu'Oz ait à quitter ses frères, j'explique, haussant les épaules, comme si ce n'était pas grand-chose.

J'y ai réfléchi le soir de la visite des Messagers, après avoir appris ce qu'elle s'était fait, mais également la nuit dernière, alors qu'elle pleurait dans mes bras après avoir quitté, même seulement temporairement, sa fratrie.

— Ta propre mort ? Avant la décision de Vik, ou même directement celle d'Oscar ? le faux Perry relève l'absurdité marquée de mon raisonnement.

Il n'est cependant pas moqueur, simplement pédagogue, indifférent à l'étrangeté de ma logique, mais mettant néanmoins un point d'honneur à me la faire remarquer. Il se contente peut-être d'être fidèle à celui dont il a usurpé l'image, d'un côté.

— Oui, je réponds avec concision, ne me sentant pas l'envie d'élaborer à haute voix.

Je prends cependant soin de soutenir le regard de mon interlocuteur, pour l'assurer que je suis malgré tout pleinement conscient de ce qu'il a tenu à souligner.

C'est simple : peu importe combien je déteste les conséquences de sa décision sur sa vie, je n'arrive pas à m'amener à regretter qu'Oscar ait choisi de ne pas me fuir. C'est extrêmement égoïste, mais c'est la vérité. Quant à Vik, c'est finalement la seule à avoir proposé une solution pour éviter cette séparation forcée, alors même si je lui en veux d'avoir agi à l'insu de tout le monde, et surtout sachant les retombées que ses actes allaient avoir, sur le fond je ne peux pas me plaindre que ça ait été fait, indépendamment de la forme malheureuse que ça a pris. C'est triste à dire, mais Hannibal avait raison, finalement, en disant que tout dans la tournure des évènements devrait m'arranger. À partir de là, la conclusion s'impose que la seule façon acceptable d'éviter qu'Oz ait eu à choisir, même sans le savoir, entre sa famille et moi, aurait été de me retirer de l'équation. Et s'il est évident qu'en soi la mort ne m'attire pas le moins du monde, je me dis qu'avoir été tué par Oudamou n'aurait pas été ce qu'il y a de plus terrible. La communauté dérivée aurait obtenu justice, et Oscar aurait été protégée en plus de ne plus avoir de raison de prendre le remède de Vik. Dwight m'aurait haï pendant longtemps, Hannibal aussi sans doute, mais ils auraient pu reprendre le cours de leurs existences, au moins.

Un éclat de rire étouffé, entre la tristesse et l'étonnement, étire les lèvres de mon narrateur. Je ne sais pas si cet élan d'amusement vient de ma réponse monosyllabique ou bien de quelque chose qu'il aurait lu malgré moi dans mon regard, mais même lorsque je fronce les sourcils il ne dit rien. Il se contente de se détourner et de poursuivre son ascension de la pente herbeuse. Secouant la tête, je lui emboîte une nouvelle fois le pas, sachant très bien que, puisque son seul et unique rôle est tout de même de m'instruire, le spectacle vers lequel il m'amène m'expliquera sans doute mieux que des mots ce qu'il l'a fait rire de cette façon. Quoique, lorsque nous atteignons enfin le haut de la colline, je me dis qu'un petit commentaire ne serait pas de refus, parce que j'ai du mal à identifier ce qui est en train de se dérouler dans la plaine que nous surplombons désormais, et ce n'est pas uniquement lié à la distance qui nous sépare de l'action.

Directement au pied de la pente commence un vaste étalage de tentes, plus ou moins grandes, plus ou moins bigarrées, à perte de vue à droite et à gauche, et sur une distance pour le moins conséquente droit devant. Après ça, une foule compacte, mouvante par endroits et statique ailleurs, vraiment dense, et pas uniquement humaine, ni même d'une seule et même espèce dérivée, à en juger par les appendices divers que je vois dépasser ici et là. Curieusement, l'attroupement n'est aussi serré que parce que tout ce petit monde semble respecter une barrière invisible, les contraignant à ce couloir d'une quinzaine de mètres après les tentes. La raison de cette limite m'échappe, puisqu'après l'amas d'individus ne s'étend rien d'autre qu'une plaine qui dut un jour être verdoyante mais rendue poussiéreuse par un piétinement régulier. Poussière d'ailleurs soulevée par un courant d'air, sans doute, m'empêchant de distinguer quoi que ce soit d'autre dans la vallée, après laquelle, au loin, se dresse simplement une autre colline, pratiquement symétrique à celle sur laquelle mon narrateur et moi nous tenons. Je sais au moins d'où vient la clameur que le vent m'a portée un peu plus tôt : toute cette populace génère un brouhaha certain.

Ma première interprétation de ce que j'ai sous les yeux est que c'est jour de marché. Les tentes et la diversité spécifique me paraissent en cohérence avec une telle conclusion. Et ça expliquerait que tout le monde reste collé aux petits chapiteaux, même si la limite de l'entassement est tout de même particulièrement rectiligne. Ce n'est que lorsque que quelque chose jaillit de la simili-tempête de poussière que ma perspective change brusquement. Un corps, de genre et d'espèce que je n'ai pas le temps de et de toute façon suis trop éloigné pour identifier, est projeté hors du nuage de couleur sable, pour venir en soulever un autre, de bien plus petit taille, lorsqu'il atterrit en dérapage à quelques mètres de la foule. Une onde se propage dans l'assemblée, avec pour point d'origine les plus proches du naufragé, alors que chacun se retourne tour à tour vers lui. Peu après cette vague de mouvement, c'est un cri d'indignation qui s'élève, quoique sélectivement cette fois. C'est à ce moment-là que je me rends compte que le tapage que j'entends depuis tout à l'heure ne vient pas majoritairement de cette masse de gens mais d'une autre, plus loin encore, dissimulée par la poussière, ainsi donc justement soulevée par l'activité de cette populace qu'elle camoufle, et non pas par le vent.

Alors que ceux qui ont hurlé leur outrage, et n'ont d'ailleurs pas terminé, brisent les rangs et s'élancent ensemble dans la mêlée qui doit sans doute faire rage dans la plaine, une petite équipe se précipite vers le gisant, s'affaire momentanément autour de lui, puis bat en retraite avec lui derrière la ligne de défense. Ce n'est définitivement pas jour de marché. Ceci est un champ de bataille, ni plus ni moins. Pris d'une curiosité un peu morbide, je fais quelques pas dans la pente, pour m'approcher, et peux enfin distinguer tous ces petits détails qui ne m'auraient jamais laissé penser que j'assistais à autre chose qu'une scène guerrière, les aurais-je aperçus tout de suite. Les appendices que j'avais déjà repérés dépassent d'armures, quand ils ne sont pas eux-mêmes cuirassés. Tous ceux qui ne sont pas armés sont porteurs d'étendards ou bien de clairons ou de tambours de guerre. Nombreux sont les blessés, les balafrés, et les mutilés. Et enfin, tout le monde arbore un grade, sous une forme ou sous un autre.

— Alors quoi, je me serais réincarné en soldat ? je brise enfin le silence, interrogeant mon guide sans quitter l'armée des yeux, fasciné presque malgré moi.

À savoir, si vous ne l'aviez pas déjà compris, que les Magnets ne reviennent pas toujours vers leur Tuteur comme les Tuteurs reviennent invariablement à leur Magnet. C'est même plutôt rare.

— Non. Ça aurait été un bon dénouement, si ça avait été le cas. Toi, tu serais là-bas, me répond l'intelligence artificielle, levant le bras pour m'indiquer une direction.

Je tourne la tête à droite, suivant son geste, et découvre une petite cabane en bois, à une vingtaine de mètres de nous. Enfin, cabane, disons que ça en a les dimensions, mais ce n'est qu'un simple pavé de bois. Même sans compter le fait que mon alter ego se trouve à l'intérieur, c'est d'ailleurs une construction bien étrange à trouver aux abords d'un champ de bataille. Si rien ne m'avait été soufflé, j'aurais pensé à des latrines, pour être honnête. J'espère pour l'autre moi me tromper. Après avoir rejoint la structure, je découvre qu'elle est en réalité bien plus complexe qu'elle n'y paraît à distance. D'abord, puisqu'aucune jointure n'est visible, je m'interroge sur la taille titanesque du tronc qu'il aura fallu trouver pour y tailler ceci massivement. Puis, je remarque la présence de racines, bel et bien enfoncées dans la terre, à n'en pas douter vivantes, et me dis qu'il s'agit peut-être tout bonnement là d'un type d'arbre très particulier, cubique, sans branches ni feuilles. Soit. Bizarre, mais rien de bien renversant, finalement. Non, ce qui retient vraiment mon attention, ce sont les entailles qui ont été faites dans l'écorce, y traçant des symboles qui me sont étrangement familiers.

— J'ai l'impression de connaître ces runes, j'observe à haute voix, espérant recevoir un coup de main de la part de quelqu'un qui, lui, a un accès direct à mon subconscient.

— Ceux qui sont en mesure de te bénir ont également le pouvoir de te maudire, se contente de déclarer le faux Perry, son front plissé, en venant poser une main sur le bois, ce que je n'ai pour ma part pas osé faire.

Alors qu'il effleure les contours des gravures, je penche la tête sur le côté, et ce changement d'orientation me permet d'enfin retrouver où j'ai vu des écritures similaires. Car il ne s'agit pas d'un seul langage, mais d'une multitude, associés les uns aux autres, entremêlés, pour obtenir un message supérieur, plus fort. J'ai eu du mal à replacer l'amalgame parce que j'en ai sous les yeux une image inversée, comme le reflet dans un miroir. Et avec la remarque, pourtant initialement cryptique du narrateur, je comprends pourquoi ; le seul endroit où j'ai vu un tel enchevêtrement d'alphabets, c'est sur le bâton de ma mère, qui a été conçu pour ne pouvoir être manié que par un Magnet. Inversé, je suppose que ce même marquage a l'effet opposé : garder les Magnets à distance. Ma mort n'a peut-être pas suffi à apaiser la communauté Magnétique suite à ma trahison de notre ordre, et ainsi donc dois-je en être protégé. Ce qui signifie que je ne peux pas me défendre tout seul, ce qui est un peu décevant, mais pas si surprenant, les Messagers étant les seuls êtres absolument à l'abri des capacités Magnétiques, de ce que je sais.

— J'habite là ? je lève un regard interrogateur vers mon narrateur, qui couve toujours les symboles d'un air que je ne connais que trop bien au Jardinier, à la fois triste et inquiet.

— Tu es déjà passé au travers d'une porte, aujourd'hui, non ? il m'offre, esquissant un sourire, mais ne se détachant pas des écritures.

Suivant son conseil voilé, je déglutis puis ferme les yeux, avant de faire un grand pas pour passer au travers de la paroi de bois. Je rouvre un œil, puis l'autre, une fois certain d'avoir bel et bien franchi le seuil. Je me sens immédiatement un peu bête, parce qu'il aurait tout à fait été possible que ce soit l'obscurité absolue, à l'intérieur d'un tronc, mais j'ai de la chance, ce n'est pas le cas. Je ne sais pas si elle est réellement là ou bien si c'est la machine qui l'a ajoutée pour que je puisse y voir quelque chose, mais une lueur blanche flotte à hauteur de plafond. Un nouvelle question me vient alors : comment est-ce qu'on rentre là-dedans de manière conventionnelle ? Je commence vraiment à me demander ce que je suis devenu après ma mort, pour m'être retrouvé dans cette étrange plante, aux abords d'un champ de bataille qui plus est. Peut-être quelque chose avec des vertus curatrices, pour rester dans le même esprit que ma nature précédente sans que je n'aie plus la possibilité d'en abuser à nouveau. J'ai beau avoir eu l'occasion de transcender ma peur de la mort, j'avoue être tout de même mis mal à l'aise par l'idée de ce que ça aurait fait de moi.

Étant donné l'espace réduit et l'absence totale de mobilier, je repère très facilement mon Doppelgänger, dans un coin. Il est étendu sur le côté, à moitié replié sur lui-même, son visage mangé d'une barbe de trois jours. Je pense d'abord qu'il dort, et fronce les sourcils devant l'inutilité de cette scène, surtout que mon apparence ne m'apprend rien sur sa nature post-mortem, mais un spasme l'agite bientôt, commençant par lui faire tourner la tête, puis l'incitant à remonter son épaule, avant de le pousser à secouer son pied. Simultanément, son visage se crispe et il laisse échapper un gémissement sourd, derrière ses lèvres closes, signe indéniable d'inconfort s'il en fallait encore un. Je sais bien que personne n'est jamais au courant de ce qu'il fait exactement dans son sommeil, mais je crois pouvoir affirmer que ceci n'est pas ma façon de dormir, mort ou pas. Je m'accroupis près de moi-même et scrute mon visage, pour essayer de deviner ce qui m'affecte.

Le brusque réveil de mon double me prend tellement par surprise que je bascule en arrière et chois sur mon séant. Il ouvre les yeux et se redresse à angle droit, comme Dracula dans son cercueil. Il prend une grande inspiration, mais son souffle semble ensuite rester bloqué, comme s'il ne parvenait pas à détendre son diaphragme. Je le vois avec horreur gasper pendant près d'une minute, avant que ses yeux ne se révulsent dans leurs orbites et qu'il ne retombe sur le sol, à nouveau inconscient. Je reste pour ma part figé un instant encore, essayant de me remettre de m'être vu moi-même dans une revisite d'un exorcisme éclair. Par bonheur, la respiration de mon alter ego semble être revenue à la normale, bien que des convulsions viennent toujours agiter de temps à autres son sommeil qui n'en est pas un. Lorsque je parviens à m'amener à me mouvoir, je déglutis, me relève lentement, puis quitte l'endroit à reculons. Une fois dehors, je me retourne vers mon narrateur, qui est adossé à la "cabane", bras croisés. Il me surveille du coin de l'œil, ne sachant pas trop à quelle réaction s'attendre de ma part.

— C'est pour moi… je murmure, encore sous le choc.

— Plaît-il ? le Jardinier tend l'oreille.

— Ces défenses, elles ne sont pas là pour me protéger des autres Magnets. Elles sont là pour m'empêcher de sortir.

Je joins le geste à la parole, désignant d'un grand mouvement de bras les gravures faites dans l'écorce.

— Oui, me confirme mon narrateur, impassible, me laissant le temps de digérer l'information.

— Comment est-ce que je suis toujours un Magnet ? Pourquoi ?

Le gris de mes iris, même avec la faible luminosité dont je bénéficiais lorsque je l'ai entrevu, ne ment pas. Voilà une chose à laquelle je ne m'attendais pas. Même quand je me suis réveillé convaincu qu'Oudamou m'avait tué, je n'ai pas pensé être resté un Magnet, alors que, n'étant en fait pas réellement mort, j'en étais effectivement toujours un.

— Pourquoi pas ?

L'extrême auquel mon guide pousse la pédagogie de ses réponses commence à me lasser.

— Je me suis fait tuer par un Assassin pour avoir abusé de mon pouvoir !

Il faut une continuité dans l'existence pour conserver une nature comme la mienne, du type périr en action, et encore, il n'y a jamais aucune garantie. Je l'ai dit, c'est rare.

— Tu sais, désormais, que ce n'était pas un abus.

C'est vrai, mais…

— Quand bien même ! À quoi bon rester un Magnet si ça ne satisfait personne ? De toute évidence, conserver ma nature n'a pas convaincu qui que ce soit que j'avais bien agi. C'est même plutôt l'inverse.

Sachant que le simple fait que je réussisse à me défendre face à lui a prouvé à Oudamou que j'étais dans mon bon droit, je me dis que je dois peut-être être encore plus reconnaissant envers l'Assassin que je ne le pensais. Il m'a donné un sacré bénéfice du doute, et il a dû avoir beaucoup de mal à convaincre ses commanditaires.

— La logique des choses n'est pas toujours facile ou rapide à accepter. Même par toi, si tu te souviens bien.

Ma version obsédée par l'idée de venger Zarah ne sera probablement jamais une image bienvenue, mais je vois où il veut en venir. J'ai conservé ma nature dans ce scénario pour l'exacte même raison que Léonard a laissé mon autre version le torturer : pour donner le temps à qui en a besoin de comprendre que tout est dans l'ordre.

— C'est pour ça que je suis près d'un champ de bataille, alors.

Je n'ai nul besoin d'énoncer cette conclusion tout haut, mais vocaliser les faits me permet de les assimiler.

— C'est le meilleur moyen de punir un Magnet, en effet, confirme mon narrateur.

Une série sans fin de morts et de souffrances. Pas étonnant que mon double passe le plus clair de son temps inconscient.

— Oh mon Dieu ! Dwight ! Il est toujours mon Tuteur, alors. Qu'est-ce qu'ils ont fait de lui ? je m'affole soudain, prenant mon visage dans mes mains en songeant à toutes les implication de mon état.

— Sa capacité à Jumper serait entravée, sans quoi il viendrait à ton secours. Hannibal et Perry auraient également été bridés pour éviter qu'ils ne te viennent en aide.

C'est raté pour qu'ils aient repris le cours de leur existence, donc. Je ne doute pas que c'est cette idée qui a amusé l'intelligence artificielle un peu plus tôt : que j'ai eu l'air si sûr de moi en imaginant cette alternative la meilleure, alors que finalement personne n'en serait sorti indemne.

— Et LeX ? Elle n'aurait rien à dire ? je m'enquiers, libérant le haut de mon visage.

La Messagère sait reconnaître l'ordre des choses, elle, non ?

— Elle se serait faite taper sur les doigts pour avoir conduit à ta création, puisqu'autant que le monde saurait, c'est uniquement ton ascendance qui t'aura permis de transgresser les règles. Elle ne serait donc pas en position de te défendre. Même Vik aurait été un peu châtiée, pour avoir été à tes côtés au moment des faits. Il n'y a que June qui aurait échappé à un procès, puisqu'elle n'était au courant de rien, résume l'interface, laconique.

— Oscar ? j'interroge enfin, non sans grimacer d'appréhension.

Je pensais qu'avoir été tué par Oudamou préserverait le reste de la troupe, et cette intention a été démontrée vaine, alors qui sait comment ma volonté de protéger Oz aurait mal tourné.

— Ça vient… se contente de répondre le faux Perry, tournant la tête en direction de la vallée.

Je le dévisage, laissant mes bras retomber le long de mon corps en signe d'atterrement. Après s'être donné tout ce mal pour que je découvre par moi-même que je serais resté un Magnet et serais puni d'emprisonnement aux abords d'un champ de bataille, et m'avoir de suite révélé le terrible sort de mes proches, pour s'assurer d'un impact maximum, il va sérieusement refuser de me parler d'Oscar ? J'ai du mal à décider si son comportement est intolérablement cruel ou simplement décevant. Puisque le fixer n'apporte cependant aucun résultat concluant, que ce soit sous la forme d'un geste ou d'une parole, je le rejoins dans sa contemplation du paysage, essayant d'y trouver de la beauté malgré ce qui s'y déroule et mon agacement personnel. Je me demande vaguement de quel monde il s'agit, pour qu'on soit toujours certain d'y trouver des affrontements d'armées. Peut-être n'est-ce justement qu'une vaste arène, qui n'existe qu'à cet effet.

Après un temps, une commotion finit par attirer mon regard, au pied de la colline, dans la foule agglutinée le long des tentes. Je pense d'abord qu'il s'agit là du retour d'un autre malheureux soldat tombé au combat, mais la réaction de l'assemblée n'est pas la même, que ce soit en termes d'éclats de voix ou de déplacements. De plus, le tout traîne en longueur, alors qu'auparavant il s'est écoulé en tout et pour tout une paire de minutes de l'atterrissage de la victime à la disparition de ses frères d'armes dans la poussière. Je baisse donc franchement le menton, et découvre une nouvelle scène. Il y a des similitudes, en ce que quelqu'un sort du brouillard de sable, et que la foule se tourne vers lui et s'exclame à son apparition. Cependant, l'inconnu s'avance sur ses deux jambes, tranquillement, là où son prédécesseur a été projeté. De plus, la clameur qu'il provoque se rapproche plus de la surprise que de l'indignation. Et enfin, personne ne brise les rangs ; au contraire, une bonne partie de l'assistance met genou à terre, ou autre forme d'abaissement, à défaut de genoux à proprement parler.

L'étonnement des troupes passé, je suis frappé par le silence qui s'abat. Il n'y a pas que la garnison au pied de la butte qui s'est tue, la bataille a également cessé de faire rage dans la plaine. Plus aucun bruit de métal contre métal, hurlement de douleur, ou cri de guerre ne retentit. Seuls les animaux en présence – majoritairement des chevaux à ce que je peux reconnaître – se manifestent, discrètement, indifférents à ce qui est en train de se produire et laisse de toute évidence leurs cavaliers cois. Peu à peu, la poussière commence à retomber, laissant apparaître ceux qui la soulevaient jusqu'ici et qu'elle dissimulait donc. Je suis satisfait d'être à distance, pour ne pas pouvoir distinguer les horribles détails du carnage, bien que les devinant hélas, à certaines postures notamment. Puisque je me trouvais déjà éloigné la dernière fois qu'un scenario a contenu un affrontement d'une ampleur similaire, je me demande tout de même si ce ne serait pas intentionnel de la part de la machine, par prévenance. Elle a après tout eu l'occasion de me traumatiser sur bien d'autres fronts déjà.

Alors que l'ensemble des soldats est toujours pratiquement immobile, l'inconnu continue son avancée vers l'attroupement qui lui fait face. On s'écarte sur son passage, et la façon dont il tourne légèrement la tête à droite et à gauche semble indiquer qu'il est un peu perturbé par cette réaction, bien qu'il ne ralentisse pas. Il traverse la marée humaine jusqu'à atteindre les tentes, parmi lesquelles il sillonne ensuite jusqu'à atteindre le bas de la pente herbeuse en haut de laquelle mon narrateur et moi-même nous tenons toujours. J'accorde un regard à ce dernier, pour vérifier qu'il suit bien lui aussi des yeux le nouvel arrivant et ainsi m'assurer que je dirige mon attention au bon endroit, puis retourne à mon observation. Plus il s'approche, plus je suis certain de reconnaître le perturbateur. Sa tenue, sa silhouette, et sa démarche, je les ai vues il y a peu. Et en plus, sa présence n'est pas si surprenante que ça, en y réfléchissant un tant soit peu.

Clay atteint le sommet de la colline à quelques mètres de nous, sans s'essouffler le moins du monde, ce qui n'est pas étonnant étant donné sa qualité désormais divine. Ses yeux sont toujours entièrement d'un blanc vitreux, ce qui me pousse à me demander comment il peut se déplacer avec si peu de peine, puisqu'il m'avait paru évident qu'il ne voyait rien, lors de notre dernière rencontre, si on peut dire, mais je suppose que si un Magnet peut à peu près se repérer les yeux clos, ce ne doit pas être impensable pour quelqu'un comme lui. Il tend tout de même plus l'oreille qu'autre chose pour s'orienter, avant de reprendre son chemin suite à sa courte pause, se dirigeant droit vers l'arbre cubique. Je m'écarte de son passage pour le laisser accéder à la prison de bois de mon Doppelgänger, sur laquelle il vient poser sa main sans hésitation. Très vite, certains des symboles qui y sont gravés luisent, ce qui les pousse tantôt à disparaître tantôt à se déformer légèrement. Lorsque le rougeoiement cesse, Clay amène son autre main sur l'écorce, qu'il se met à caresser doucement, comme pour rassurer l'arbre. Ce dernier se fend bientôt le long de trois de ses arêtes concourantes, dans un craquement caractéristique, et enroule ses faces correspondantes sur elles-mêmes, révélant son contenu.

À l'intérieur, mon double a déjà repris connaissance. Je suppose qu'à partir du moment où le combat a cessé, il n'a plus eu de cause pour rester dans l'inconscience. Il papillonne des paupières à la soudaine augmentation de luminosité, parvenant à peine, dans son état de faiblesse avancée, à lever une main au-dessus de sa tête pour s'en protéger. Son attention se porte immédiatement sur son libérateur, dont l'aura doit lui faire un drôle d'effet, d'une part à cause de sa puissance, de l'autre à cause de son calme, après toutes celles de ces guerriers en pleine lutte. Clay ne bouge pas, attendant que l'autre moi se relève de lui-même, ce qu'il finit par tenter de faire, en s'appuyant à la paroi de sa cellule. Il doit s'y reprendre à quatre fois, mais finit par y parvenir. Il s'extirpe alors de sa geôle organique, bien que la conservant comme appui. Il toise un instant son sauveteur en silence, avant d'enfin prendre la parole :

— Qui es-tu ? j'entends ma voix cassée interroger.

— Tu as sauvé ma sœur, se contente de répondre Clay.

— Quand ça ?

Il est vrai qu'autant qu'en sache mon alter ego, les frères d'Oscar ont toutes les raisons d'être humains.

— Lundi dernier, informe la divinité, d'un ton d'une banalité décalée.

— Soit j'ai vraiment perdu la notion du temps là-dedans, soit tu te trompes de personne, répond mon double, fermant les yeux sous l'effet de la fatigue.

Je doute qu'on l'ait nourri plus que le strict nécessaire, par exemple.

— Tu es le Magnet qui lui a accordé sa protection, il n'y a aucun doute là-dessus. Tu n'as été enfermé que quatre jours, affirme Clay, calme.

— Oscar… Elle n'a jamais dit que l'un de ses frères était aveugle. Et encore moins une déité, l'autre version de moi semble seulement se souvenir de ce qui l'a amené là où il est.

— Je suis mort hier soir, déclare l'ex-détenu, comme s'il parlait de la météo.

Je vais avoir du mal à croire Hannibal sur parole la prochaine fois qu'il me soutiendra qu'être tué est invariablement une expérience traumatisante.

— Désolé… est tout ce que Josh trouve à dire, rouvrant les paupières bien que son interlocuteur ne puisse pas le voir.

D'un autre côté, il n'y a pas de phrase de circonstances à retourner à ce type d'annonce.

— Tu ne devrais pas. C'est grâce à ça que tu n'es plus emprisonné, fait remarquer Clay, pragmatique, avec un début de sourire.

C'est irrationnel, mais je ne peux pas m'empêcher d'être un peu vexé que, lorsque c'est lui qui me libère, il est on-ne-peut-plus amical, alors que lorsque c'est moi qui viens le sortir de prison, la première chose qu'il fait c'est protester. Quelle famille, ces McAddams !

— Pourquoi est-ce que tu es venu me chercher ?

Tout à sa désorientation, mon autre version a tout de même compris que sa sortie n'était pas pour bonne conduite ou quelque autre raison légale, si je puis dire.

— Je te l'ai dit, tu as sauvé ma sœur. Je ne vais pas te laisser être puni pour ça.

"Alors du coup, je me suis dit que j'allais interrompre une guerre, ouvrir un arbre magique enchanté par la totalité des dérivés de l'univers pour ne pas que tu puisses t'en échapper, et t'en faire sortir." Quelle que soit la version des faits, il est décidément bien à l'aise avec sa nouvelle nature. Tant mieux pour lui, d'un côté.

— Ce n'est pas pour ça que je suis puni, le corrige Josh en secouant la tête aussi vigoureusement qu'il en est capable, c'est-à-dire pas très fort.

— Prends ta libération comme une récompense, alors.

L'autorité naturelle du vivant de Clay n'a été qu'amplifiée par son décès. Il est inutile d'essayer de négocier avec lui, même mon double à moitié décrépit peut s'en rendre compte.

— Elle va bien ? Tu l'as vue ?

Ça m'étonnait aussi que le sort d'Oscar ne soit pas la première chose qui m'ait inquiété, mais je mets ça sous le compte de l'épuisement.

— Oui. Grâce à toi.

Le sourire dont parvient à se fendre mon double à cette déclaration vient sans doute de la gratitude qui doit émaner de l'aura de Clay, en plus de son visage et de sa posture.

— Ils l'ont laissée tranquille ? insiste néanmoins mon jumeau, pas encore tout à fait rassuré.

— Non. Mais ta protection fait effet. Personne ne peut la toucher. Et lorsqu'ils ont commencé à envoyer des animaux après elle, j'étais déjà de retour.

À la façon dont ses mâchoires se serrent, je ne donne pas cher de la peau des commanditaires concernés. Josh, quant à lui, ferme à nouveau les yeux, mais plus par déni que par fatigue, cette fois.

— Ce n'est pas ce que je voulais pour elle. Être poursuivie comme ça.

Je voulais effectivement qu'elle vive, pas qu'elle survive.

— Les attaques vont s'arrêter. Elle est libre et en vie ; je ne pouvais rien demander de plus. Tu as sacrifié beaucoup pour une inconnue.

Et encore, il ne sait pas que je l'aurais aidée à le faire évader de prison, si j'en avais eu l'occasion. Je note en tous cas que mon dévouement à sa cadette fait toujours forte impression sur lui, quelle que soit la version des évènements, ce dont je ne peux qu'être honoré.

— Ne me demande pas de t'expliquer pourquoi, dévie préventivement l'autre moi, en regardant ses pieds.

Il doit être encore moins avancé sur le sujet que je ne le suis, et ce n'est pas peu dire, car même avec les informations récentes, je n'ai pas l'impression d'y comprendre grand-chose.

— Je n'y comptais pas. Sur un autre sujet, il paraît que d'ordinaire tu te trimballes un Tuteur. Une idée d'où on peut le trouver ? enchaîne Clay, ne perdant pas le Nord, ce à quoi mon Doppelgänger ne peut s'empêcher de plisser les yeux.

— Tu es conscient que si tu me sors d'ici, tu te condamnes plus ou moins à être mon garde du corps pour une durée indéterminée mais sans doute très longue, pendant laquelle je ne pourrais en plus pas exercer ma fonction première ? il s'assure, relevant les yeux vers son sauveur sans vraiment relever le menton.

— Je ne peux plus veiller sur ma famille que de loin. J'ai pensé que j'aurais peut-être envie de compagnie. C'est dans tes cordes, non ? se contente de répliquer l'aveugle, joueur sur les bords.

Mon double sourit béatement à la proposition, les yeux brillants. Un million de oui ne pourraient pas transmettre convenablement le soulagement qu'il doit ressentir à l'idée d'enfin avoir quelqu'un de son côté, après seulement quelques jours soumis au supplice qu'il a subi dans cet arbre. Tout va enfin bien se passer. Il va retrouver Dwighty, peut-être Hannibal, et il va sans doute aller chercher Perry aussi. Ils seront tous en cavale, et pas des moindres, mais au moins ils seront ensemble. L'autre Josh ferme les yeux, en signe d'apaisement cette fois, et amène sa main libre devant sa bouche, submergé par l'émotion. Il parvient enfin à se détacher de son appui, et son signal devant certainement suivre la même amélioration que sa forme physique, Clay n'a pas besoin d'y voir pour connaître sa réaction à sa proposition. Le sourire de la divinité s'élargit, et il invite du geste son nouveau protégé à lui emboîter le pas. Les deux complices s'éloignent ensuite en direction du soleil, lentement, suivant la ligne de faîte de la colline.

— Ça ne se termine pas si mal, pour une fois. J'aurais quand même réussi à sauver Oscar, je ne peux pas m'empêcher de faire remarquer au narrateur.

— Mais tu n'aurais pas réussi à la garder en contact avec ses frères. Clay serait mort, et persécutée comme elle l'aurait été, retourner vers Scott aurait pris un certain temps, le faux Perry ne s'avoue pas vaincu si facilement, quoiqu'il n'en devienne pas vindicatif pour autant.

— Je sais. Rien ne s'est passé comme je l'aurais pensé. Laisse-moi juste, pour une fois, trouver le bon côté des choses, si tu veux bien, je lui demande, me détournant brièvement des deux silhouettes qui s'éloignent pour lui accorder un sourire.

L'interface ne répond rien, se contentant de me rendre mon expression. Je n'ai jamais eu droit à une transition formelle de sa part entre deux simulations, et n'aurai donc probablement pas le privilège d'une conclusion maintenant, alors que la version des faits qui correspond au dernier de mes regrets touche à sa fin. Je sais bien que ce n'est qu'une intelligence artificielle, qu'elle n'est pas vivante, mais j'ai quand même un léger pincement au cœur en pensant que d'un moment à l'autre je pourrais en être déconnecté. Je viens de passer une journée entière en sa compagnie, ce qui n'est pas rien, malgré tout. Certes, elle a pris l'apparence et une bonne partie du caractère de membres de mon cercle intime, mais elle y a tout de même ajouté du sien, de son code source. Je ne suis pas en train de dire qu'elle va me manquer, mais je comprends tout à coup la réaction d'Oscar à l'idée de devoir m'oublier, ou même simplement de ne plus avoir le droit d'être en contact avec moi, alors qu'elle ne me connaissait qu'à peine. C'est un déchirement étrange, un peu comme lorsqu'on finit un très bon roman, à ceci près qu'on peut toujours se replonger dans un bon livre.

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