Douzième Jour - Réinitialisation (6/9)

Lorsque je rouvre un œil, puis l'autre, je découvre que je suis chez moi. Dans ma maison, HAG, chez moi. Dans ma salle de bain, pour être plus précis. Et ce n'est pas beau à voir. Ce n'est pas aussi terrible que la scène à laquelle m'a soumis LeX lors de sa crise, un étage au-dessus, avant l'arrivée des autres Messagers, mais pas loin. Disons que le style de dévastation est différent, moins sanglant et plus discret. Rien n'est cassé, mais tout ce qui peut être renversé l'a été. Tous les objets qui n'ont pas la chance d'être rangés derrière les portes d'un placard ou à l'abri dans un tiroir ont été envoyés au sol, comme par un grand mouvement de balayage. Et toutes les surfaces réfléchissantes, en particulier le miroir surplombant le lavabo, sont craquelées. Sauf qu'à y regarder de plus près, les fissures sur ce dernier ne se situent pas au niveau de la plaque de verre, mais au niveau de la fine couche d'argent lui conférant sa spécularité. Étrange, mais intéressant.

Étant donné les dimensions réduites de la pièce, close qui plus est, je repère très vite mon Doppelgänger. Il est assis dans un coin, ses bras autour de ses genoux ramenés vers lui, à se balancer d'avant en arrière, les yeux perdus dans le vide. Je m'accroupis à côté de lui, et le gris mat de ses iris me confirme qu'il est apolaire, sans quoi il ne serait pas conscient. Ce n'est pas surprenant, étant donné que la machine m'a dit traiter mes regrets par ordre chronologique. Je suppose que mon alter ego est le responsable du désordre ambiant, tout particulièrement l'altération des métaux. Ce que je me demande maintenant, c'est ce qui a bien pu causer son désarroi. Autant que je sache, en règle générale, les dégâts que je cause sont à l'image de mon trouble ; si une brusque colère entraîne de la destruction massive, pour avoir engendré une altération aussi subtile de son environnement, l'autre moi doit fulminer sourdement depuis un certain temps. Cette idée est d'ailleurs corroborée par son état presque catatonique. Mais autant je sais ce qui peut m'enrager – devoir débrancher mon ex, avoir débranché mon ex, avoir vu mon meilleur pote se faire étriper devant mes yeux – autant je sèche un peu sur ce qui peut me faire ronger mon frein. Comme pour clarifier la situation, quelqu'un vient frapper doucement à la porte :

—Josh. Honey. Nous aurions pensé que ce serait fini, tout ça…

Entendre la voix de ma mère, même à travers une porte, provoque chez moi un frisson aussi violent que le sursaut qui agite mon double.

—Va-t'en, Maman, répond ce dernier en fermant les yeux, comme s'il était douloureux pour lui de les garder ouverts.

Je n'aurais pas dit mieux, bien que je doute que nos raisons soient les mêmes. Quoique, peut-être en partie.

—Josh… ma génitrice répète mon prénom, à mi-chemin entre l'appel et la supplique.

Au moins, je sais ce qui diffère de ma réalité, même si j'ai du mal à avouer regretter le départ de mes parents.

—Ce n'est pas que je n'ai pas envie que tu sois là. C'est juste… Je ne peux pas t'avoir là. Si tu t'approches, je vais te faire du mal. Comme j'ai fait du mal à Papa.

Je fronce les sourcils, un peu perdu. Mon Magnétisme et ma raison seraient-ils en désaccord, pour que je tolère la présence de mes parents en théorie mais pas dans la pratique ? Ça pourrait expliquer ma détresse.

Honey insiste Aileen, sa voix s'étranglant.

—Va-t'en ! mon jumeau hausse le ton, rouvrant les paupières, faisant s'échapper une larme de son œil gauche.

J'entends presque ma mère retirer sa main de la porte à l'injonction. L'autre Josh essuie sa joue d'un revers de manche et halète, comme si le simple fait d'avoir haussé la voix l'avait fatigué. Pour être tout à fait honnête, je n'aurais pas pensé que j'aurais accepté de revoir mes géniteurs même si j'en avais eu la possibilité, après avoir appris ce qu'ils avaient fait au nom de ma protection. Et même si j'avais essayé de faire un effort et accepté de les rencontrer, si mon Magnétisme s'était rebellé contre leur présence, je pense que je n'aurais pas insisté. Je suis donc assez surpris que mon moi alternatif se mette dans un état pareil alors que la solution à sa douloureuse dissociation cognitive est simple. Mieux, mes parents eux-mêmes auraient dû me laisser mon espace, en voyant l'effet que leur présence me fait. Je commence à me dire qu'il me manque des données sur cette situation. Un éclaircissement de gorge me fait faire volte-face, et je découvre ma nouvelle narratrice, debout à côté de la porte, un pied ramené au mur derrière elle, bras croisés, et un demi-sourire aux lèvres.

—Vik ? Sérieusement ? En quoi est-ce que je me sens proche d'elle ? je m'étonne de son apparence, surtout après ce qui vient de m'être rappelé que la Botaniste m'a fait subir, dans la simulation précédente.

—Vous avez plus en commun que tu ne le crois. Tu comprendras bientôt, répond la petite brunette en haussant les épaules.

—Je pensais que tu ne lisais que le passé, je raille.

Plus ça va, moins j'arrive à dissocier l'intelligence artificielle de la personne dont elle a pris l'apparence.

—Et le passé influence l'avenir, abruti, elle me rétorque en se détachant du mur auquel elle était adossée.

Son invective me fait hausser un sourcil.

—Waw. Jusqu'ici je trouvais impressionnant que tu t'efforces aussi de prendre leur caractère, mais je crois que ça vient de me passer, je lui annonce sans mentir.

J'ai déjà assez subi Viky dans la réalité pour ne pas avoir envie d'un second service.

—Tes parents ont tué Oscar à ta place, elle me lâche alors, d'un ton revanchard, son sourire s'élargissant légèrement.

—Quoi ?! je m'offusque, ne pouvant pas m'empêcher de songer que ses représailles sont disproportionnées par rapport à l'affront que ma remarque a pu lui faire.

Et aussi parce que ce n'était pas du tout une éventualité que j'avais envisagée. J'aurais pensé que la bifurcation entre ce scénario en particulier, où mes parents ne sont jamais partis, et la réalité se serait faite bien avant l'arrivée d'Oscar au MIT.

—Le regret que je suis en train de traiter est la décision de tes parents de te quitter, après ton ascension au rang de Magnet et leur retour à ce même statut, déclare la narratrice, ne m'apprenant rien.

—J'avais déduis ça de leur présence. En quoi ça implique qu'ils aient tué Oz ?

Qu'elle aille droit au but, pour une fois !

—Ils ont fait ce que n'importe quel Magnet ordinaire aurait fait dans ta position : ils ont montré de la merci à l'humaine qui était le dommage collatéral du jour.

Ce que tout le monde s'attendait à ce que je fasse, en fait.

—Et je ne les en aurais pas empêché ?

Il va en falloir beaucoup pour me convaincre que dans aucune espèce de Possible je n'aurais pas ressenti l'obligation de sauver Oscar.

—Tu aurais essayé. Mais ils sont deux, et bien plus expérimentés que toi. Même avec tes talents, tu n'aurais pas fait le poids. D'où ton état. Disons que tu n'arrives pas à digérer ce qui s'est passé.

Je ne m'étais pas rendu compte que j'avais retenu mon souffle le temps qu'elle me fournisse une réponse, mais je respire à nouveau. Non pas que ça ait réellement quelque espèce d'importance, mon corps toujours aussi déconnecté de moi que depuis ce matin.

—Et pourquoi la différence dans mes déplacements n'a pas fait que l'alien choisisse quelqu'un d'autre, cette fois ? je m'enquiers, par simple curiosité.

—Parce qu'elle aurait eu moins de chances d'être suffisante que dans le cas où tu aurais été Neutre. Je raisonne de manière probabiliste, rappelons-le, me répond la narratrice, haussant brièvement les sourcils.

Avant que je puisse enchaîner sur d'autres questions, on frappe de nouveau à la porte de la salle de bain. Ce n'est pas le même type de coups qu'auparavant, et l'autre moi ne réagit pas du tout de la même manière. Un spasme agite le coin de sa bouche, ébauche d'un sourire, et il se relève difficilement, en prenant appui sur la paroi à sa droite et la baignoire à sa gauche. Il passe devant Vik et moi sans nous voir, comme toujours, et va déverrouiller puis ouvrir la porte. Perry apparaît dans l'embrasure, démasqué, chemise à carreaux rouge et blanche sur T-shirt blanc, jeans noirs, de toute évidence plus Suspendu. Je suis un peu perturbé, parce qu'autant que je sache, je lui suis venu en aide parce que je voulais en partie me rattraper d'avoir trahi ma race en sauvant Oz, mais je suppose qu'autre chose m'aura poussé à tenir ma promesse. Une main sur le chambranle, le Jardinier m'offre un sourire dont il cache difficilement la tristesse.

—Hey. Ça te dirait de venir t'allonger ? me propose le grand brun, penchant la tête sur le côté comme pour mieux me regarder à travers l'entrouverture de la porte.

—M'allonger ? relève mon double, un nouveau spasme agitant le coin de sa bouche.

—Je ne suis pas en train de dire que je ne te suis pas reconnaissant de t'être enterré dans tes missions, récemment, mais tu as clairement besoin de repos.

Ou comment dire poliment que j'ai une tronche de revenant. L'autre Josh détourne la tête, fixant ses yeux gris sur sa main gauche, apposée au mur.

—Je ne peux pas dormir, Per'. J'ai essayé, crois-moi, mais je n'y arrive pas. Pourquoi est-ce que tu crois que je m'acharne à la tâche ? J'essaye de m'épuiser, mais ça ne fonctionne pas. Je ne suis pas supposé rêver, et pourtant…

Ma voix se brise, mon clone ne trouvant pas les mots pour décrire les cauchemars qui le hantent. Ou ne voulant pas les prononcer.

—Ça va te paraître impossible, mais je suis passé par là, lui offre Perry.

Le calme avec lequel il fait référence à ses siècles de supplice me prend au dépourvu. Je suppose qu'il va falloir que je m'habitue à ne plus sans cesse redouter une crise de sa part. Au moins, je n'aurais plus à faire autant attention à ce que je dis en sa présence.

—Sans vouloir te vexer… Non, je ne crois pas. Je ne suis pas en train de dire que c'est pire, c'est juste… un type de torture différent. Tu savais ce qu'il te manquait, ce qui n'allait pas. C'est comme si je ne savais pas. Je n'arrive pas à mettre le doigt dessus.

Je ne sais que trop bien ce qu'il veut dire.

—Dwight vomit ses tripes depuis bientôt cinq jours en décrivant une peur panique. Je me fiche de ce que tes parents et même les Messagers disent, je te crois quand tu dis que quelque chose ne s'est pas passé comme il fallait avec cette naissance, le Jardinier me rassure quant à ses allégeances.

Je note sa description de la façon dont Dwight est affecté par mon propre malaise, pour le moins singulière. Je ne m'étais jamais demandé la façon dont mon besoin apparemment irrationnel de sauver Oscar s'était répercuté sur mon Tuteur…

—Ce n'était pas la naissance le problème, c'était la mort, corrige mon jumeau, ramenant ses yeux vers son interlocuteur et fermant le poing qu'il fixait.

—LeX t'a peut-être appelé Lil'Hu, ça ne veut pas dire que tu ressens quoi que ce soit vis-à-vis des Humains. Je sais que ça fait plus de sens dans ton esprit, mais tu ne peux pas avoir voulu sauver la fille. Le plus plausible reste qu'il y ait quelque chose qui te dérange avec l'enfant.

Il est vrai que ça fait sens. Sauf que mon besoin impérieux de protéger Oz n'a pas disparu avec l'alien. Mais ils ne peuvent pas savoir ça, dans cette version des faits. Ceci étant dit, si vraiment c'était l'enfant le problème, ne serais-je pas intervenu, depuis le temps ?

Mon double se détourne, entièrement cette fois, lâchant sa prise sur la porte et tournant le dos à son ami, n'ayant sans doute plus la force d'essayer de le convaincre de ce dont il est lui-même plus que certain. Il n'a après tout même pas la force de se tenir debout, car il ne fait pas plus de deux pas avant d'avoir besoin de se retenir au lavabo. Perry ouvre la bouche, mais la referme sans rien dire, conscient que les mots sont inutiles face aux troubles qui agitent le jeune Magnet qu'il a sous les yeux. Et puis bon, pour ne rien arranger, il est apolaire, le truc que personne ne comprend et ne peut expliquer. Tout le monde tâtonne, lorsqu'il est question de ce dont il est capable. Il est le seul à avoir perçu un souci lors de la naissance de cet alien, et il n'est même pas capable de dire quoi exactement, donc la situation n'est pas des plus aisées à aborder, on en conviendra.

Sans que le silence n'ait été brisé, mon Doppelgänger fait soudain volte-face vers le Jardinier, tout à coup vif et alerte, comme s'il n'avait pas été sur le point de s'écrouler une seconde plus tôt. Les deux se dévisagent un instant avant de s'élancer dans les escaliers comme un seul homme. Hein ? J'emboîte le pas au duo, suivi de ma narratrice, et nous les rattrapons à l'étage inférieur, où un triste spectacle nous attend. June est la seule debout parmi les cinq individus présents dans la pièce. À côté d'elle, sur une chaise, Dwight est penché sur un seau, mais je suppose que ce n'est pas ce qui a alerté Perry et mon clone, puisque le Jardinier a déjà fait mention des vomissements de mon Tuteur. Ce qui paraît anormal sont les corps inanimés de mes deux parents, sur le parquet, auprès desquels Hannibal est à genoux, la tête entre les mains. L'ange, ses cheveux curieusement plus longs qu'il ne les porte dans ma réalité, se balance d'avant en arrière, comme mon propre alter ego le faisait lors de mon arrivée dans cette version des faits, quoiqu'un peu plus rapidement. L'infirmière, dont le regard allait des uns aux autres, relève finalement des yeux paniqués vers son partenaire, tandis que Dwight fronce les sourcils et pose son seau par terre.

—Pourquoi est-ce que j'vais mieux, t't d'un coup ? s'étonne le Jumper en se levant lentement.

—Qu'est-ce qui s'est passé ? interroge Per' en rejoignant sa dulcinée, ce qui me tire un sourire malgré la situation de crise à laquelle je suis en train d'assister.

—Gold a commencé à saigner du nez, et les yeux de Copper ont viré au gris, puis ils ont perdu connaissance pratiquement au même moment. Hannibal s'est juste décomposé en même temps qu'eux, expose la Jardinière en désignant les intéressés de la main, encore un peu retournée.

—Et maintenant Josh et Dwight se sentent mieux… Perry complète le résumé, quoiqu'il n'ait pas l'air d'y comprendre beaucoup plus que sa conjointe.

—Ce sont les protégés, parvient à articuler H entre ses dents, ressentant simultanément la détresse de chacun de ses Magnets, mais plus habitué à la douleur que quiconque.

—Quels protégés ? l'interroge June, son front, comme celui des autres, plissé par l'inquiétude.

—Tous. Tous leurs protégés, précise l'ange mécanique, parvenant à redresser le menton vers son interlocutrice.

—Quelqu'un les cherche. Quelqu'un cherche mes parents, mon double déclare soudain, surprenant tout le monde.

J'avoue que sa conclusion est pour le moins hâtive, car c'est loin d'être la seule explication possible.

—Qu'est-ce qui te fait dire ça ? s'enquiert Perry, laissant June glisser sa main dans la sienne.

—Je peux le sentir. Leurs protégés ne sont pas en danger, ils sont juste victimes d'une technique de recherche d'informations un peu invasive, il justifie sa déduction, son regard toujours gris se perdant dans le vide pendant qu'il se concentre sur son sixième sens.

—T'sais qui les cherche ? demande Dwighty, à juste titre.

—Non. Mais qui qu'il soit, il ne leur veut pas du bien. Et quoi qu'il soit, il vient tout juste de mourir.

À vingt-quatre heures près, bien entendu, mais pas besoin de le préciser à cette assemblée, dont tous les membres conscients sont eux-mêmes décédés. Ce qui m'amène à me demander où est LeX, tiens.

—Si un seul individu peut effectivement impacter autant de dérivés simultanément, il doit avoir suffisamment de science infuse pour savoir ce qu'est un Magnet. Pourquoi est-ce qu'il voudrait du mal à Copper et Gold ?

Je remarque que personne à part mon double ne parle de mes parents en tant que ses parents, ce qui me laisse penser qu'il n'est pas aussi à l'aise avec leur présence qu'il n'en a l'air. J'avais peut-être tort en pensant initialement que son état était dû à leur présence, mais j'avais raison de penser que les revoir ne m'aurait pas été si facile. Ceci étant dit, j'ai d'autres problèmes plus pressants.

—Surtout s'il vient seulement de mourir ; qu'est-ce qu'il peut bien déjà leur reprocher ? renchérit Perry à sa compagne.

—Était-il humain ? interroge Hannibal, auquel Dwight tend une main serviable pour l'aider à se relever.

—Oui, répond Josh après une petite seconde de concentration.

—Alors rien. Le plus proche d'un Humain qu'ils ont été au cours du siècle dernier, c'est Zarah, et elle ne l'était pas tout à fait, assure le déchu.

—Et pourtant, un Humain est mort hier soir et leur en veut ce soir, à peine revenu, insiste Josh, tout autant sûr de lui que son parrain.

L'ange met genou à terre, volontairement cette fois, accordant toute son attention à ses Magnets toujours sans connaissance sur le parquet. Je préfère ne pas m'attarder sur leur jeunesse, soudain malgré moi reconnaissant à la Messagère de m'avoir laissé vingt années pour me faire à cette idée. Justement, la Panthère surgit de l'escalier, en provenance de l'étage inférieur. À trouver tout le monde dans la même pièce, silencieux et bien songeurs, elle hausse un sourcil et dévisage chacun tour à tour. Elle remarque d'abord la présence de mon Doppelgänger, debout sans aide, quoiqu'iris toujours gris. Puis elle voit bien que Dwight en a fini avec son seau, qu'il a laissé aux pieds de la chaise qu'il a quittée. Elle passe rapidement sur June agrippée au bras de Perry, car c'est désormais tout à fait normal. Enfin, son regard tombe sur Hannibal, et elle avise également les deux gisants au milieu desquels il se tient. Mais à aucun moment une quelconque réaction ne se dépeint sur son visage. Elle se contente de nous invectiver :

—Est-ce que ça vous arrive de faire attention à ce qui se passe au-dehors ? elle s'exclame, levant les bras et les laissant retomber.

Dans la catégorie hors-sujet, franchement, elle a rarement fait mieux !

—Où ça ? demande néanmoins mon double.

Tout comme moi, il n'est sans doute pas encore très au point sur ce que désigne "le dehors", lorsque les fenêtres de la pièce dans laquelle on se trouve ne montrent pas ce qui est physiquement à l'extérieur du bâtiment.

—À Cambridge. Là où se situe physiquement cette maison, au cas où vous l'auriez oublié, avec cette vue sur la banlieue philadelphienne, répond LeX, suivant le même fil de pensée que moi.

—Qu'est-ce qu'il y a ? demande Perry, sans laisser transparaître la moindre impatience, ce saint homme.

—Gros orage. Pas un orage normal, si vous voulez mon avis, explique la petite blonde de manière expéditive, avant de croiser les bras.

—Depuis quand est-ce que TU fais attention à ce qui se passe au-dehors ? relève June, trouvant visiblement l'indignation de la Messagère à notre inattention ironique, pour une raison qui m'échappe.

—Mes quatre Quatorzes voulaient prendre l'air, avoue la Panthère.

Je me demande brièvement comment la visite des Messagers s'est déroulée si j'étais dans un état second, mais ce n'est pas si important.

—C'est lui. Il est là, déclare tout à coup l'autre moi, prenant pour la deuxième fois l'assemblée de vitesse.

—Il est revenu ici ? interroge Hannibal, jetant un regard à son filleul par-dessus son épaule.

—Non. Il était partout il y a une minute. Il vient seulement de s'incarner, lui apprend mon double.

—D'accord… Qu'est-ce que j'ai raté ? finit par demander LeX, ne pouvant plus passer outre mon rétablissement et la neutralisation de mes parents.

—Apparemment, un Humain qui vient de mourir en a après Gold et Copper, résume calmement Perry.

—Et il les a localisés par leurs protégés, précise June.

—Okay. Et Lil'Hu va mieux parce que …? s'enquiert la petite blonde, qui n'a pas tiqué le moins du monde au récapitulatif de la situation.

—Parce qu'un dérivé qui en veut à des Magnets à la seconde de sa mort alors qu'il n'avait jamais été qu'un Humain auparavant, c'est peut-être une priorité, tu ne crois pas ? suggère Josh avec sarcasme.

—Surtout qu''l a l'air plutôt balaise, le gars, renchérit Dwighty en hochant vivement la tête.

—Justement. Qu'est-ce qui te fait penser que tu peux aller seul contre lui, s'il a mis tes parents hors-jeu en ne faisant que les chercher, huh ? me provoque la Panthère, s'avançant vers moi alors qu'elle était jusqu'ici restée près des escaliers.

—Ils sont hors-jeu, mais j'ai quitté le banc, au cas où tu n'aurais pas remarqué, je rétorque avec véhémence.

Les métaphores sportives ne sont ordinairement pas mon truc, mais je trouve que je l'ai bien amenée, celle-ci.

—Dois-je te rappeler que ta dernière intuition Magnétique reste encore inexpliquée ? poursuit la Messagère sur sa lancée.

—Tu comptes m'empêcher d'y aller ? j'abrège le débat, que je la sais capable de maintenir pendant des heures sans suer une seule goutte.

—Je compte t'accompagner, elle me détrompe, un sourire étirant enfin le coin de ses lèvres.

—Si quelqu'un s'en prend à tes Magnets, il s'en prend à toi, pas vrai ? la taquine H, sans se détourner de ses patients cette fois, mais sa boutade impliquant qu'ils vont parfaitement bien.

—Tais-toi, et assure-toi que TES Magnets ne quittent pas la maison avant notre retour. Perrune, je compte sur vous également.

De là où je suis, je vois l'ange blond sourire. Quant au couple de Jardiniers, ils ne se formalisent même pas d'être considérés comme une seule entité et acceptent leur mission sans broncher, voire de bon cœur.

Pas besoin de préciser que Dwight est de la partie, même si visiblement jumper n'est pas au programme. C'est une bonne stratégie, que j'aurais également suivi, se téléporter à proximité d'un danger non estimé étant rarement une bonne idée. LeX, mon Tuteur, et moi-même s'élancent donc dans le colimaçon, ma narratrice et moi-même leur emboîtant le pas. Au cas où vous n'auriez pas encore remarqué, oui, je commence à m'embrouiller entre mes différentes versions. Forcément, plus ça va, plus l'image de moi qui m'est présentée me ressemble, et plus il m'est difficile de m'en dissocier. Parallèlement, ça commence à faire longtemps que je suis déconnecté de la réalité, donc mon sens du réel fléchit petit à petit. Peut-être aurait-il fallu me donner un mot de sécurité, ou même un talisman qui me signale que ce qui se passe autour de moi n'est pas réel, comme dans Inception. Ce concept était bien la meilleure partie de ce vieux film, tiens. Ce qui me fait penser que le fait que ma faible culture cinématographique refasse surface n'est pas bon signe non plus. Pour preuve, une des dernières fois où elle est apparue, quelques minutes plus tard je recevais deux flèches dans le bras, me semble-t-il. Bref.

Effectivement, au-dehors, la tempête fait rage, comme nous pouvons nous en rendre compte par la fenêtre de ma chambre, dès que nous quittons HAG. Une meilleure vue s'offre à nous lorsque nous descendons les escaliers de mon immeuble, dont la cage est rappelons-le transparente. Le vent souffle fort, secouant les arbres et le mobilier urbain sur lequel il a un tant soit peu de prise. Des trombes de pluie se déversent du ciel, presque à l'horizontale du fait des incessantes bourrasques. À ma plus grande surprise, ainsi que celle de mon double et son Tuteur, LeX franchit le seuil sans hésiter. Les deux échangent un regard, puis la suivent, apparemment d'humeur téméraire. Ils se crispent un seconde une fois sortis, avant de laisser échapper des soupirs de soulagement, puisqu'ils ne sont contrairement à ce à quoi je me serais attendu, pas instantanément trempés. Je comprends enfin ce qui a fait dire à la petite blonde que ce temps n'était pas normal : il semblerait qu'il n'affecte pas ceux qui s'y aventurent.

Non pas que qui que ce soit à part eux trois soit de sortie. En plus de la météo que tout laisse à penser peu clémente depuis l'intérieur de chez soi, le soleil est déjà couché, à cette heure-ci et en cette saison. Et puis bon, nous sommes Dimanche, ce qui signifie que demain sera Lundi, une raison de plus de rentrer tôt. Dwight s'émerveille un peu plus longtemps que mon alter ego devant l'étrange phénomène de pluie qui ne mouille pas et de vent contre lequel on n'a pas besoin de lutter, à l'amusement plus ou moins grand de ses deux compagnons. Lorsqu'il remarque que la Messagère a cessé de sourire, il reprend précipitamment son sérieux – qui reste toujours un terme relatif en ce qui le concerne – et la petite troupe s'élance enfin, guidée par mon double.

—Dis-moi, pourquoi est-ce que Vik n'est pas là, au juste ? j'entame la conversation avec le sosie de la Botaniste à mes côtés, comme à chaque fois que j'ai eu à marcher à travers la ville dans un scénario, jusqu'ici.

—Tu aurais eu tes parents, donc tu n'aurais eu aucune raison d'aller après elle. Tu l'aurais peut-être rencontrée, parce qu'elle aurait peut-être contacté tes parents ou même LeX, mais elle n'aurait définitivement pas eu la même place dans ton existence qu'elle n'en a réellement.

J'aimerais lui répondre qu'elle n'a plus vraiment de place, puisqu'elle a choisi de retourner au Paradis il y a deux jours, mais son commentaire sur l'importance future de la petite brune me retient.

—Qu'est-ce que mes parents ont fait, pendant que LeX tuait mon Tuteur ? j'enchaîne sur quelque chose d'un peu plus important.

J'en veux encore à mes géniteurs pour ce qu'ils ont fait à Eva, July, et surtout Zarah. Dans cette version des faits, ils étaient également présents lors de la mort de Dwight, et ils ont en plus tué Oscar contre ma volonté, moins d'une semaine plus tard. Et pourtant, je semble moins leur en vouloir qu'en réalité. J'aimerais comprendre.

—Qu'est-ce que tu veux qu'ils aient fait ? Ils ne savaient pas que ça allait arriver, et ils n'auraient pas été avec toi au moment fatidique, donc tout ce qu'ils auraient pu faire c'est t'aider à gérer l'absence, me répond la narratrice, non sans me dévisager comme si j'étais un peu stupide.

—Ce qu'Hannibal a fait pour eux, en somme, je résume.

Étant donné la relation que j'ai aujourd'hui avec l'ange, je ne peux pas nier que traverser cette terrible expérience ensemble ne nous a pas rapprochés, d'une certaine manière.

—La majorité de ce qu'Hannibal fait pour toi, il le fait de leur part, en même temps, réplique la fausse Botaniste, comme si elle prenait leur défense.

—À d'autres ! je rétorque, sachant pertinemment que, même si ce qu'elle vient de dire n'est pas absolument faux, Hannibal ne ferait jamais rien qui ne viendrait pas au moins un peu de lui.

Il a peut-être été déchu par ses paires, mais il reste un ange, dans le fond.

La petite expédition arrive bientôt à destination. Ce n'est pas difficile de s'en rendre compte car c'est littéralement de là que proviennent le vent et la pluie. À quelques mètres au-dessus du sol, des gouttes se matérialisent mystérieusement et montent, sans doute pour mieux retomber partout ailleurs. Et le vent a clairement cette même zone pour point d'origine, puisque tous les objets qui plient sous sa contrainte s'en écartent. À l'aplomb du centre de cette source irréelle d'intempéries se tient un homme, de taille moyenne, aux courts cheveux bruns. Il nous tourne le dos, mais on peut voir qu'il a la tête baissée. Pieds-nus sur la pelouse, il est vêtu d'un ensemble blanc, qui ressemble vaguement à une tenue de personnel hospitalier. Mais malgré tout ce qu'il peut y avoir de singulier à ce spectacle, ce qui m'intrigue le plus c'est qu'il se produise dans le parc du MIT. Et pas n'importe où dans ce parc : pratiquement sous la fenêtre de l'infirmerie de June. À sa tête, mon clone se fait la même réflexion. C'est d'autant plus angoissant qu'il y a comme un effet de déjà-vu avec ma première rencontre avec Perry. Les statistiques ne semblent pas de notre côté pour que les deux appréhendées confrontations se déroulent aussi bien l'une que l'autre.

Lorsque nous nous approchons, l'inconnu redresse la tête, puis se retourne, d'abord seulement du buste, puis complètement. Je sursaute en découvrant que ses yeux sont entièrement blancs, mais les individus appartenant à ce scenario ont la bonne grâce d'avoir des réactions plus discrètes. Ceci dit, c'est sans doute un effort inutile, car ce n'est pas un blanc surnaturel, comme celui d'Hannibal, non, c'est le blanc des aveugles, cette couleur laiteuse que prennent les globes oculaires lorsqu'ils ont été endommagés. De toute évidence, il ne voit pas. Et pourtant, il a clairement remarqué qu'il n'est plus tout seul, et sans s'appuyer sur aucun de ses autres sens conventionnels, puisque le vent et la pluie doivent bloquer bruit comme odeur éventuels. Mais ce n'est pas surprenant, de la part de quelqu'un qui peut être partout à la fois, accéder à quantité d'esprits simultanément, et déclencher un orage pareil, même inoffensif, juste parce qu'il est en colère.

Si je sais qu'il est en colère sans mon Magnétisme, ce n'est pas parce que ça se lit sur son visage, ou même tout simplement parce que c'est une déduction raisonnable du fait qu'il ne veuille pas du bien à mes parents. Non, je suis certain de son humeur parce que je le reconnais, maintenant qu'il me fait face, et je sais très exactement pourquoi il est ici, pourquoi il en a après Gold et Copper. Et son identité m'apprend aussi que, si mon autre moi s'est soudain rétabli lorsque cet homme est revenu d'entre les morts, ce n'est pas parce que le danger qu'il présente est plus important que l'inconfort que je peux ressentir vis-à-vis de la mort d'Oscar ; je me suis rétabli parce que cet homme est très précisément là à cause de la mort d'Oscar, parce qu'il n'est pas d'accord non plus. Quelle autre réaction aurait pu avoir Clay face au décès de sa sœur ?

—Toi !

L'aîné des McAddams lève la main, et mon clone est soulevé de terre pour être amené jusqu'à lui. Je vois la surprise d'être impacté par un pouvoir dérivé s'afficher sur le visage de mon Doppelgänger, mais l'atterrissage se fait sans encombre, à un mètre de celui qui a causé le décollage.

—Tu es leur fils, déclare le nouveau-mort, ses yeux qui ne voient rien posés sur le sol.

—Je ne suis pas là pour eux. Je suis là pour vous, annonce d'entrée de jeu Josh, ne perdant pas son aplomb.

Évidemment, il ne peut pas savoir qui se tient devant lui, mais quelque chose doit bien lui souffler qu'il a un lien avec le terrible malaise qu'il a ressenti ces derniers jours.

—J'entends que tu n'as pas participé… dit Clay, comme pensant tout haut, faisant certainement encore le tri dans les informations qu'il a récoltées à propos de la mort de sa cadette.

—De quoi est-ce que vous parlez ? interroge mon double, cherchant à confirmer ce que lui dicte son intuition.

—Est-ce que tu saurais m'expliquer pourquoi tes parents ont tué ma sœur ? réplique Clay, baissant la main et serrant les poings.

—J'ai essayé de les en empêcher, assure Josh, livide, les larmes lui montant immédiatement aux yeux.

L'aura de Clay ne doit pas l'aider à combattre la fatigue psychologique qu'il a accumulée ces derniers jours.

—Je sais ça, et tu m'excuseras, mais pour le moment j'en ai un peu rien à faire. Je veux juste savoir pourquoi ma sœur n'est plus en vie, insiste l'aveugle, sa voix calme mais retentissante.

—Elle était… Elle portait…

Le souvenir est trop pénible, et les mots ne sortent pas.

—Elle avait été choisie comme mère porteuse par un couple d'aliens d'une planète lointaine, intervient enfin LeX, faisant un pas en avant depuis la position qu'elle et Dwight avaient gardée depuis l'envol de leur compagnon.

—Quelle planète ? Quel couple ? demande Clay, tendant l'oreille vers elle à présent, mais ne prenant pas la peine de l'attirer à lui.

—Je ne peux pas te fournir ces informations, lui annonce la Messagère, croisant ses poignets devant elle, cérémonieuse.

—Tes Magnets stars n'ont aucun souci à se faire, Panthère, je comprends leur position. Sa mort est de leur fait, mais maintenant je sais qu'ils n'en ont pas été la véritable cause, se méprend Clay sur la raison du refus de coopérer de la petite blonde.

—Elle est quelque part. Pourquoi ne pas aller la retrouver ? lui suggère alors LeX, cherchant à détourner la conversation.

—Elle a cinq jours. Elle porte un autre prénom et un autre visage. Tout ce qui faisait d'elle ce qu'elle était est trop profondément enfoui pour que même moi ne puisse pas le ramener à la surface. Et même si j'avais pu la retrouver, personne ne s'en prend à ma sœur sans avoir ensuite affaire à moi. La mort ne peut pas changer ça.

Je n'ai rencontré Clay de son vivant que pendant quelques heures, mais je ne doute pas que son dévouement à son frère et sa sœur transcende effectivement toute son existence. Qu'Oscar aurait été une réincarnée, en revanche, ça me surprend, connaissant son refus catégorique de perdre le moindre souvenir. Je suppose que c'est un destin qu'elle sera contente de savoir avoir évité. Pour peu que je me souvienne de ce détail à mon réveil…

—Personne ne va rien te dire tant que tu n'auras pas changé d'attitude, explique la Messagère, étonnamment posée, je trouve.

—Alors je vais ouvrir l'Univers en deux, l'éventrer de part en part, y mettre le feu jusqu'à ce qu'il ne reste plus que les Humains, et la Terre. Est-ce que ça te plaît, comme plan, Panthère ? propose Clay, lui non plus sans hausser la voix.

Je pense que même de son vivant il aurait tout à fait été capable de cette menace. Sans les références à l'irréel, bien entendu. LeX grimace avant de répondre.

—J'ai du mal à voir la différence avec ta première idée. Si tu vas taper sur le couple qui a choisi ta frangine, leur tribu, et leur fils si tu l'épargnes, s'en prendront à leur tour à toi, ou plutôt aux tiens, étant donné ta condition actuelle. Ce qui te poussera à les massacrer tous, enrageant leur espèce tout entière. Que tu extermineras alors, te mettant à dos le système dans lequel se trouve leur planète. Je continue, ou tu vois où je veux en venir ?

Le cercle vicieux de la vengeance. Je n'aurais pas pensé que LeX aurait la clairvoyance de le sentir venir aussi rapidement.

—Est-ce que tu laisserais courir quelqu'un qui aurait fait du mal à un membre de ta famille ?

Mon observation est hélas trop évidente, puisque même un aveugle peut voir que la Messagère est elle-même partisane des représailles.

—Je ne suis pas une déesse, elle esquive la question.

Clay serait-il un dieu ? Un dieu aveugle ? Il faudra que je me renseigne sur leur sujet, parce qu'il a l'air pas mal bourrin.

—Quelle différence ?

L'éternelle question du double standard.

—Je peux être vaincue.

Voilà des mots que je n'aurais jamais pensé entendre LeX prononcer, et pourtant ils sonnent plus vrais que la plupart de ce qu'elle a pu me dire depuis que je l'ai rencontrée.

—Alors de par ma nature, on s'attend simplement à ce que je fasse preuve de noblesse, c'est ça ? s'indigne doucement Clay, avec un éclat de rire sec.

—Oui. Désolée, répond la petite blonde, de toute évidence compatissante à sa situation, chose très rare de sa part.

—Mais ce n'est pas ce que tu vas faire, n'est-ce pas ? revient tout à coup mon double dans la conversation, ses yeux légèrement agrandis par la terreur.

—C'est bien pour ça que tu as tenté d'arrêter tes parents, pas vrai ? se contente de répondre Clay, avec un sourire triste.

L'instant d'après, il a disparu, avant que l'autre Josh n'ait pu esquisser un geste pour le retenir. Privée de celui dont elle était issue, la tempête s'épuise peu à peu. Mon double, le bras toujours à moitié levé, se retourne lentement vers LeX et Dwight, l'air d'avoir vu un fantôme toujours affiché sur son visage. Enfin, l'air qu'un Humain arborerait après avoir vu un fantôme, du moins. Il espère sans doute lire sur le visage de la Messagère que la situation n'est pas aussi grave qu'elle ne lui paraît, qu'il est encore possible de tout arranger, que rien n'est perdu, mais la Panthère est tout aussi pétrifiée que lui, si ce n'est plus. Négocier n'a après tout jamais été son activité favorite, et encore moins son meilleur talent, et pourtant elle s'y est attelée immédiatement. Seuls des temps désespérés appellent des mesures désespérées. On pourrait presque voir défiler dans son regard toutes les terribles conséquences que va avoir la croisade dans laquelle vient de s'engager Clay sous leurs yeux, des victimes qu'il va personnellement causer aux armées qui vont se lever contre lui. De son côté, Dwight ne percute pas vraiment ce qui vient de se passer, alors il se contente d'avoir l'air inquiet que ses compagnons aient l'air inquiet. Il est vrai qu'on peut difficilement faire plus angoissant que la peur sur le visage de l'effroyable créature qui vous a ôté la vie.

—Est-ce que c'est pour ça que j'ai sauvé Oscar ? Parce que Clay allait mourir, et serait devenu trop puissant pour qu'on puisse se permettre qu'il ne supporte pas ce qui serait arrivé à sa sœur ? j'interroge ma narratrice, quelques pas derrière moi.

Elle a perdu le petit sourire qu'elle avait jusqu'ici, n'osant pour une fois pas aller à l'encontre de la gravité de ce qui est en train de se dérouler.

—Apparemment, confirme la fausse Vik, se rapprochant de moi, bras croisés.

Voilà sans doute la révélation la plus importante de la journée.

—Comment est-ce que Clay est mort ? je m'enquiers, cherchant à comprendre comment j'ai pu pressentir l'évènement.

Je l'ai fait lors de l'évasion, oui, mais c'était une pression imminente, pas cinq jours avant. Et même à court terme, je n'ai jamais pu déterminer quelle était la source du danger.

—Il est mort en prison. Tu l'as senti venir, le jour où tu es allé le libérer, non ?

Vrai, mais ce n'était pas ma question. Pour une machine branchée à mon cerveau, elle a bien du mal à suivre mon raisonnement, je trouve.

—Pas où est-il mort, comment est-il mort ? j'insiste.

—Qu'est-ce que ça change ? se lasse l'intelligence artificielle, levant les yeux au ciel.

—Ça change que sa mort était programmée encore plus à l'avance que je ne le pensais, et par un dérivé. J'ai prédit l'attaque de Vik sur Telrah parce qu'elles sont toutes les deux dérivées. L'impact négatif du décès de Clay, sur Oz ou sur l'Univers, n'est pas suffisant pour expliquer que je l'ai senti venir ; il faut aussi que la cause soit dérivée, je retrace tout haut mon raisonnement, qui à mon humble avis se tient.

La question est : quelles sont les chances qu'un voire plusieurs dérivés en veuille au frère d'Oscar ? Je sais bien qu'il y a des dynasties de dérivés, mais j'aurais du mal à croire qu'il y ait également des dynasties de victimes de dérivés. Et je ne vois pas d'autre raison que la même famille soit ciblée par de l'irréel en un si court laps de temps.

—Désolée de te décevoir, mais ce qui s'est passé, c'est que le véritable meurtrier avait prévu de s'occuper de son bouc émissaire hier soir, c'est tout. Ça aurait eu l'air soit d'un suicide avec lettre d'aveux, soit d'un incident entre détenus, selon toute probabilité.

La narratrice fronce légèrement les sourcils en me répondant, comme si je venais de mettre le doigt sur un problème qu'elle n'avait pas envisagé.

—Et qui a tué Elody ? je creuse.

—Un assassin engagé par un ennemi de son père. Une fille de Sénateur, tu penses, révèle la fausse Vik avec un ricanement.

—Humains ?

—Oui.

—Avec des connexions dérivées, alors ?

—En l'occurrence, non.

Eh bah… zut !

—Alors comment ? Comment est-ce que j'ai pu sentir tout ça venir six jours à l'avance ? Ou même quelques heures, d'ailleurs. Comment est-ce que j'ai pu savoir qu'il fallait sauver Oscar – une Humaine – sinon lorsque son frère – un Humain – mourrait cinq jours plus tard – tué par un Humain sur l'ordre d'un Humain – il allait ravager l'Univers en son nom ?

Je pensais que prévoir des évènements à origines dérivées était déjà impressionnant. Il ne faudrait pas non plus que je sois carrément un pur devin…!

—Je ne sais pas. Je ne suis qu'une machine. Mon truc, c'est la simulation de réalités alternatives, rien de plus. Mes paramètres sont extrapolés de données du monde réel, je ne sais pas forcément ce qui se cache derrière.

La narratrice n'a pas l'air contente de devoir admettre ses propres lacunes, mais ça peut tout aussi bien être une déformation due à l'apparence qu'elle a revêtue.

—Tu m'as dit que si je n'avais pas croisé Oz, je ne l'aurais peut-être pas sauvée, je reprends ce qui a été dit précédemment.

L'intelligence artificielle a l'air disposée à partager des informations sur ce sujet, alors autant en profiter. Elle ne connaît peut-être pas la réponse, mais si quelqu'un est en mesure de m'aider à la trouver, c'est elle.

—C'est possible. Peut-être que c'est uniquement ta proximité à elle qui t'a permis de prévoir cet effet domino, mais ce n'est qu'une conjecture, je n'ai rien pour confirmer. C'est d'ailleurs pour ça que cette éventualité n'est pas apparue. Vraiment contente que tu ne regrettes pas d'être tombé sur elle…

Ça m'aurait arrangé d'éclairer une nouvelle zone d'ombre, mais je suppose qu'il ne faut pas trop en demander non plus. Et je ne peux pas nier que faire la rencontre d'Oscar n'est définitivement pas quelque chose que je regrette. C'est plus tard, que j'aurais préféré que ça se passe autrement.

—Ça expliquerait que je ne sois pas allé sauver Clay directement, je propose pour soutenir son hypothèse de la distance.

—Non, parce que même s'il n'avait pas été tué, il serait quand même mort un jour, sans que tu ne puisses rien y faire. Et je doute que sa réaction à ce qui serait arrivé à sa sœur soit dépendante de la date à laquelle il l'aurait appris, elle me contredit, en grimaçant, parce que ça l'aurait sans doute arrangée que j'aie raison.

—Donc, finalement, que la mort de Clay ait été prévue pour quelques jours après celle d'Oscar était une coïncidence, c'est ça ? j'essaye de récapituler, fronçant les sourcils tant cette discussion devient complexe.

—Peut-être. Peut-être aussi que c'est justement cette imminence du danger qui t'a permis de le voir venir.

La fausse Vik hausse les épaules, n'ayant aucun moyen d'affirmer quoi que ce soit et s'en lavant donc les mains, en sa position d'ordinateur.

—Cinq jours, on a vu plus court, comme imminence, je me permets de faire remarquer tout haut.

—J'essaye de t'aider, je te signale ! proteste la narratrice, me donnant un coup d'épaule.

Son apparence déteint décidément beaucoup sur elle.

—Je sais, ce n'est pas après toi que j'en ai. Cette situation est simplement frustrante. Plus j'en apprends, moins j'en sais, je la rassure, souriant à moitié, car la véritable Botaniste ne m'aurait malgré tout jamais bousculé avec autant de douceur.

—Si ça se trouve, tu as pressenti quelque chose qui n'avait pas une cause dérivée parce que la conséquence dérivée était suffisamment grave pour en faire fi, elle suggère, quoique sans conviction.

C'est une idée, et faute d'une meilleure, je pense que je vais m'y tenir.

—Donc… mon besoin de protéger Oscar est uniquement lié à la destinée de son frère, je résume ce que j'ai réellement appris de neuf.

Je ne peux pas me retenir de soupirer à cette idée.

—Je te trouve bien pessimiste. Pourquoi uniquement ? Ne peut-il pas y avoir plusieurs raisons à quelque chose ? me demande la narratrice, haussant un sourcil.

—Venant d'une machine probabiliste, je vais supposer que la réponse est oui, je réplique, secouant la tête avec amusement à la façon dont elle peut, d'un instant à l'autre, être si semblable à la personne qu'elle a dupliquée, puis totalement différente.

Même si je les ai plus ou moins oubliés pendant un temps, Dwight, LeX, et bien sûr l'autre version de moi sont toujours là, avec nous sur la pelouse. Je ne crois pas qu'ils aient encore repris la parole depuis le départ de Clay. Mon double est tombé à genoux à un moment donné, tête baissée, ce qui a poussé le Jumper à se précipiter à ses côtés, mettant un genou à terre à son tour. La Messagère s'est finalement rapprochée des deux, pour venir poser sa main gantée sur l'épaule du Magnet. C'est certainement le mieux qu'elle puisse faire en matière d'excuses pour ne pas l'avoir écouté lorsqu'il a voulu sauver Oscar. Mais je ne pense pas que ça lui importe. Je pense qu'il est trop submergé par l'échec de n'avoir réussi à convaincre personne pour en vouloir à qui que ce soit de ne pas l'avoir écouté. Je présume que les conséquences de la voie choisie par Clay ne se feront pas sentir avant quelque temps, mais il a une vague idée, lui, de ce dont ça aurait l'air. Je le sais, puisque j'ai eu cette exacte même impression, quoique pendant un laps de temps plus court. Très honnêtement, ce qui me surprend le plus dans ce scénario, finalement, c'est que qui que ce soit, même mes parents, aient été capable de m'empêcher de sauver Oz.

En tous cas, de la même façon que des décisions qui sembleraient les bonnes peuvent avoir des résultats totalement contraire (comme en témoigne l'honnêteté de mes parents, qui aurait fait de moi un délinquant de haut vol, tandis que me laisser dans l'obscurité m'a gardé sur le droit chemin, ne serait-ce qu'en comparaison), certaines décisions peuvent avoir une influence sur des choses de prime abord totalement sans relation. Qui aurait cru que le choix de mes parents de rester à mes côtés entraînerait une guerre universelle ? D'un autre côté, tous les châteaux de cartes ne sont pas si insoupçonnés que ça, puisque j'ai apparemment, même si sans le savoir, évité la susmentionnée guerre universelle en sauvant une parfaite inconnue, contre l'avis de toutes les autorités, en présence ou non. Si seulement je pouvais avoir la même intuition pour mon Choix dans quelques jours, ce serait chouette. Ne jugeant pas la suite des évènements ici, de toute façon éloignée dans le temps, pertinente, la machine change de disque, me plongeant dans ce tourbillon de souvenirs indémêlable que subi mon cerveau le temps qu'elle en tire les informations dont elle a besoin, sans doute.

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