Douzième Jour - Réinitialisation (5/9)
Après une nouvelle surcharge de souvenirs, tout aussi impossible à démêler que la précédente, je me trouve dans mon appartement. Enfin, je crois. Il est difficilement reconnaissable. Ce n'est pas un état dans lequel je l'ai déjà vu. D'après certains livres dans la bibliothèque, je peux affirmer que ce désordre a été établi par-dessus la version "nouveau Magnet" des lieux, mais pour ce qui est de la raison de ce bazar, je n'ai pas d'idée. Puisque des tas de papiers sont étalés un peu partout et même épinglés aux murs, je présume que mes parents ne m'ont pas envoyé HAG, sinon j'aurais rentabilisé l'espace disponible là-bas, mais je ne peux rien déduire d'autre. Je me demande comment la machine peut bien faire le tri dans mes regrets quand moi-même je ne m'y retrouve pas.
Prudemment, je me fraye un chemin hors du salon. Bien que je ne puisse pas affecter mon environnement, je l'étudie sur mon passage. Pour être honnête, toute cette paperasse me rappelle la planque de Scott, hier. Mon double et le Dwight de cette version des faits ont de toute évidence fait des recherches sur un sujet, et pas qu'un peu. Je reconnais mon écriture et la sienne, au milieu d'autres, les annotant souvent. À en juger par ce que je lis, il s'agit de témoignages, recueillis un peu partout, littéralement. Il y a des symboles là-dedans que je n'ai jamais vu, et pourtant Dwight a consacré toute une tranche de mon entraînement initial aux glyphes, runes, et autres alphabets. Non pas qu'il y comprenne quoi que ce soit, il pensait juste que faire la distinction entre les grands groupes pourrait m'être utile, un jour. Il faut croire que j'ai néanmoins de grosses lacunes, puisque c'est la deuxième fois en quelques jours que je sèche, la précédente étant face aux tracés sanglants de LeX dans la salle de bain de mes parents.
Le hall est dans le même état que le séjour, et il en va plus ou moins de même pour la chambre, du peu que j'en vois par l'entrebâillement de la porte. Mécaniquement, j'emprunte la première ouverture que je trouve, à savoir celle de la cuisine. Par convenance ou miracle, cette pièce a été épargnée par ce qui à ce stade est clairement devenu une obsession pour au moins l'un des habitants de cet appartement. Je ne suis qu'à moitié surpris. Aucun scénario ne s'est avéré favorable à ma personne, jusqu'ici. Comme je l'ai déjà remarqué, cette expérience est en train de me démontrer que, quoi que j'en pense, les choses n'auraient pas pu mieux se dérouler qu'elles ne se le sont effectivement. Mon jugement peut paraître hâtif, car chacun sait qu'on ne peut pas désigner quelque chose comme une série avec moins de trois éléments, mais j'ai comme l'impression que je ne vais pas tarder à avoir le compte. Je veux dire, sérieusement, des fils de laine colorée pour relier des points sur une carte ? Qui fait ça ? Et en l'occurrence, je ne me suis pas contenté d'une seule carte, évidemment, puisque mes recherches couvrent visiblement plusieurs mondes. Je ne sais pas si je dois être impressionné par mes propres efforts ou franchement effrayé d'être capable d'en arriver là.
Mes pas toujours guidés par l'habitude, je fais le tour de la table. Lorsque j'arrive au coin de la pièce opposé à la porte, cependant, je fais un bond de bien cinquante centimètres en découvrant que je ne suis pas seul. Un homme inconscient est assis là, à même le sol, pieds et poings liés par un épais cordage, taché de rouge par endroits. Son menton repose sur son torse, alors je m'accroupis à ses côtés pour essayer de distinguer son visage, mais le chapeau caractéristique qu'il porte ainsi que les éperons à ses bottes ne me laissent que peu de doute quant à son identité ; il s'agit du Shérif Léonard, l'Incarnation de la Justice qui m'a aidé à échapper aux questions de la Police lors de la mystérieuse disparition de Zarah. Qu'est-ce qu'il fait là ? Et surtout, pourquoi est-il prisonnier ? La dernière fois que je l'ai rencontré, il s'était montré on ne peut plus sympathique. Cryptique, mais sympa. Allons bon. Peut-être suis-je en train de travailler sur une affaire qui m'amène à défendre un dérivé maléfique. Ce ne serait pas si impensable, mais j'ai comme un mauvais pressentiment.
— Merde ! jaillit soudain ma propre voix derrière moi, pratiquement simultanément avec un bruit étouffé que je connais bien.
On dit souvent que personne n'aime entendre un enregistrement de lui-même, et bien je déconseille à qui que ce soit de se rencontrer, c'est on-ne-peut-plus dérangeant.
— C'était loin d'êt'e assuré d'êt'e fiable, tempère la voix de Dwight.
Je me relève et me précipite dans le hall, pour découvrir le clone de Dwighty à l'entrée du court couloir qui mène à la salle de bain, de laquelle ne tarde pas à ressortir mon propre Doppelgänger, appliquant d'une main ensanglantée une compresse sur le côté de son cou. De sa main libre, il tend un rouleau de ruban adhésif médical au Jumper, qui le découpe pour lui. L'autre penche la tête sur le côté pour lui donner un meilleur accès à sa plaie. La blessure est bandée avant que je n'aie eu le temps de voir de quoi il s'agissait. Mon double étire sa nuque, pour se faire à la contrainte de son nouveau pansement, puis semble seulement remarquer son sang sur sa main. Avec un soupir las, il tire la manche de son pull, pour vérifier qu'il a également taché son col. Puisque c'est le cas et pas qu'un peu, il se déleste du vêtement, avant de retourner dans la pièce d'eau, sans doute pour le mettre au sale et se laver les mains. Il repasse ensuite dans le hall, pour accéder à la chambre et pouvoir se rhabiller.
— Quelle est notre prochaine étape ? il s'enquiert, sa voix momentanément étouffée par son nouveau pull qui passe sur son visage.
— J'sais pas, répond Dwight en regardant ses pieds, faisant les cent pas au ralenti au milieu du couloir.
— Comment ça, tu ne sais pas ? relève l'autre Josh, apparaissant dans l'encadrement de la porte de la chambre, sur lequel il pose une main.
— Ç'fait plus d'un mois. Honnêt'ment, j'suis étonné qu'la piste s'soit pas r'froidie plus tôt qu'ça.
Le ton n'est pas sec ou colérique, mais on sent qu'il désapprouve de quelque chose, dans cette histoire.
— Il est hors de question que je lâche l'affaire, déclare l'autre moi, croisant les bras pour souligner sa détermination, bien que son Tuteur n'ait toujours pas relevé les yeux vers lui.
— J't'ai d'jà fait part d'mes dernières idées, lui rappelle son colocataire, ne croisant son regard que furtivement.
— Per' nous aide. Je ne peux pas soumettre June à un interrogatoire.
À l'intonation de sa voix, il s'agit apparemment là d'une discussion qu'ils ont déjà eue plusieurs fois.
— C'est ça ou t'attends une p'tite vingtaine d'années, poursuit Dwighty, relevant la tête du sol mais ne posant toujours pas son regard sur Josh, préférant se laisser distraire par le salon.
— Si seulement on pouvait mettre la main sur celui qui a mis cette satanée condition de non-transmission d'informations sur Hannibal ! enrage mon jumeau.
— J'crois qu'c'est un package deal, vieux, tempère une fois de plus le Tuteur, avec un sourire en coin un peu triste.
C'est simple, en y réfléchissant un tant soit peu. Il ne s'est pas produit trente-six mille évènements majeurs il y a plus d'un mois. Et il n'y a pas beaucoup d'informations que June a partagées avec moi que Perry ignorait mais que mes parents et H connaissaient. En ajoutant à cela le fait que l'objet de ma convoitise est d'après mon Tuteur lié à LeX – dont je ne connais même pas le sexe, visiblement, mais passons – il n'est pas difficile de déduire que ce que je recherche n'est autre que Vik. Ce qui implique que June ne me l'a pas livrée sur un plateau. Ce qui ne m'aide pas à deviner les modifications exactes vis-à-vis de la réalité qui ont mené à cette simulation, finalement. Mais au moins, je me sens moins mal à l'idée d'avoir tourné à l'obsessionnel : c'est légèrement celle qui m'a forcé à mettre ma petite amie à mort, que je chasse. Je pense qu'on peut s'accorder à dire que les circonstances sont atténuantes. Je me souviens de l'état dans lequel j'étais après la mort de Zarah. Il n'a pas fallu longtemps à June pour venir me donner Vik, mais pendant ce court laps de temps j'ai quand même réussi à être pas mal remonté. Si j'avais dû imaginer à quel point je me serais pris la tête sans l'aide de la Jardinière, je pense que je n'aurais pas été loin de ce que j'ai sous les yeux.
— Je sais. C'est bien pour ça que personne ne parle. Mais quel genre de hiérarchie tordue permet un truc pareil ? s'agace mon double après une courte pause, donnant un coup de poing dans le chambranle.
Si seulement il savait. Je doute qu'il soit capable d'imaginer perdre Dwight. Je ne l'étais pas non plus, avant que ça se produise. Mince, j'ai même encore parfois du mal à me faire à l'idée que c'est effectivement arrivé.
— La même qui laisse ceux qu'la protègent s'faire séquestrer sans intervenir, répond Dwight pratiquement tout bas, tournant la tête vers la cuisine, à n'en pas douter en direction du Shérif retenu contre son gré.
— Ça me déplaît autant que toi, se défend Josh, la colère quittant son ton pour laisser place à ce que je ne peux que déduire être de la culpabilité.
Il me suffit de me mettre à sa place. J'ai déjà plus ou moins tué un dérivé, alors je peux me figurer ce que ça fait d'en capturer un.
— T'défends pas, mec. T'es un Magnet, si c'était pas justifié, t'pourrais pas l'faire, le Jumper rétracte ce qu'il n'avait pas voulu être une accusation.
Je comprends brusquement ce que sont les taches cramoisies sur la corde retenant l'Incarnation : mon sang. C'est une solution pour le moins brute mais c'est également la panacée pour faire à peu près tout et n'importe quoi à un dérivé, bien qu'avec justification, comme vient de le rappeler la version de Dwight en présence.
— Si je le laisse partir, qui sait ce qu'il pourrait faire, continue à se justifier mon propre jumeau.
À ce stade, je pense que c'est autant pour lui-même que son Tuteur.
— J'sais, vieux ! On en a d'jà discuté. T'inquiète pas pour moi, 'kay ?
Enfin, il ramène son regard vert d'eau vers celui de Josh, lui transmettant toute l'inconditionnalité de son soutien.
— Tu devrais aller te reposer, lui suggère tout de même mon clone, pas dupe quant à l'opinion réelle du Jumper, même si la nature de leur relation prend, comme toujours, le dessus.
Dwight ouvre la bouche, mais ses épaules s'affaissent avant qu'il n'ait dit mot, signe de sa capitulation. Ce simple geste me fait l'effet d'un boulet de canon, et je dois même retenir un mouvement de recul. Jamais je n'aurais pensé le voir abandonner l'idée de me remonter le moral. Et ce n'est pas parce qu'il est mon Tuteur, mais parce que c'est qui il est. Tout comme je suis d'une placidité pathologique, Dwighty est d'un optimisme naïf à toute épreuve, c'est une qualité qui devrait transcender les réalités. Il n'y a que lui qui pouvait avoir le béguin pour Vik le moment où il a posé les yeux sur elle, même en sachant qui elle était et ce qu'elle avait fait. Il est resté avec Telrah jusqu'au bout, même après avoir appris son triste destin. Il arbore fièrement les dog tags de son père alors qu'il ignore tout de lui. Et malgré son impressionnant polyglottisme, la seule langue qu'il n'a jamais apprise est celle de la peuplade Saharienne dans une tribu de laquelle est enterrée sa mère, alors que ce sont probablement les premières personnes auprès desquelles il pourrait trouver des réponses sur ses origines. On pourrait croire qu'il est aveuglé par la peur, mais la vérité est qu'il préfère tout simplement toujours croire en la meilleure alternative, même si tout lui indique autrement. Maintenant, je sais que je ne mérite pas un ami comme lui, parce que comme je l'ai souligné je suis pratiquement son opposé au niveau caractériel, mais je n'aurais jamais pensé l'être au point de l'entraîner avec moi. C'est supposé être lui qui m'améliore, pas moi qui l'empire.
Me laissant à mon épouvante, et mon double à sa dépression, le Jumper dépasse ce dernier et va s'affaler sur le lit, dans la chambre derrière lui. Une fois allongé, il place un casque audio sur ses oreilles et ferme les yeux. L'autre Josh déglutit, souffle pour se donner du courage, puis se rend à la cuisine, me forçant à me plaquer au mur sur son passage. Il ferme la porte derrière ce qu'il pense n'être que lui, avant de lentement rejoindre son prisonnier, d'une démarche comme calculée. Une fois devant lui, il s'adosse à la table, ses mains dans son dos s'agrippant au plateau, comme pour se retenir de faire autre chose. Doucement, le Shérif lève le menton vers son geôlier, comme s'il n'avait jamais été inconscient pour commencer, ce qui est tout à fait possible, rien jusqu'ici n'ayant en fin de compte eu de raison de provoquer quelque réaction chez lui. Ses perçants yeux bleu ciel viennent se planter dans ceux de mon double depuis par-dessous le rebord de son chapeau, lui faisant serrer les mâchoires mais pas détourner le regard.
Rien de visible ne provoque le gémissement qu'étouffe ensuite l'Incarnation derrière ses lèvres obstinément pincées. Ses yeux, pourtant déjà plissés en permanence, semblent se rétrécir encore, mais il refuse de les fermer complètement. Et moi, je sais ce qui est en train de se produire. Je le sais si bien que je recule jusqu'à me retrouver acculé à la porte derrière moi. Mon Doppelgänger ne bouge pas d'un millimètre, seules ses mains intensifiant peu à peu leur emprise sur l'épaisse plaque de bois, à lui en faire blanchir les phalanges. Pas étonnant ; si je me sens aussi nauséeux à la simple idée de ce qu'il est en train de faire, je ne peux même pas imaginer ce qu'il endure. Et le dérivé qu'il est en train de soumettre au supplice ne baisse toujours pas les yeux, mettant un point d'honneur à regarder son tortionnaire en face, espérant peut-être lui renvoyer sa propre image et lui faire prendre conscience de l'atrocité de son comportement. D'un côté, je comprends ce raisonnement de la part d'une Incarnation de la Justice. De l'autre, en le cas présent je le trouve paradoxal ; Dwight l'a dit, un Magnet ne peut pas faire de mal à un dérivé sans justification – et même là, c'est loin d'être une sinécure. Sachant cela, pourquoi est-ce que le Shérif ne coopère-t-il pas ?
Je ne peux pas continuer à m'interroger sur ce sujet. Je ne peux plus supporter cette vision de moi-même en train de tourmenter quelqu'un comme Léonard, pour quelque raison que ce soit. Je ferme mes paupières aussi fort que j'en suis capable, jusqu'à ce que mon support se dérobe soudainement derrière moi et que je manque de choir en arrière. Je me rattrape tant bien que mal au mur, et une fois redressé suis surpris de constater que la porte de la cuisine est toujours close devant moi, alors que j'avais immédiatement supposé que j'avais perdu l'équilibre parce qu'elle avait été ouverte. J'en déduis donc que je suis passé au travers. Soit, je ne vais pas discuter, je suis trop heureux d'avoir quitté cette pièce. Je fais volte-face, comme si tourner le dos aux évènements pouvait m'aider à les oublier plus qu'une porte fermée, et découvre enfin mon nouveau narrateur. Ou devrais-je dire narratrice. Mains dans les poches, la grande brune est nonchalamment appuyée à la paroi, et me dévisage avec un sourire espiègle qui m'aurait sans doute laissé bouche bée si le spectacle précédent n'avait pas autant contracté ma mâchoire. Je lui rends tant bien que mal son expression, et m'éclaircis la gorge pour engager la conversation.
— Oscar ? je m'enquiers, essayant de laisser transparaître dans mon ton que je m'interroge sur le pourquoi de cette forme, et non pas celui de sa présence.
— Je t'avais bien dit que tu n'étais pas la cause de son attaque, m'offre la fausse Oz en se détachant du mur, non sans un petit air de fierté.
— Sauf que si elle est vivante et au MIT, est-ce qu'il n'y a pas un risque qu'on la croise ? je demande, m'appliquant à conserver une cohérence.
— Pourquoi est-ce que tu irais au MIT quand tu bosses sur une mission pareil ? elle me rétorque, plissant les yeux.
J'ai une brève grimace d'acceptation, puis entre dans le vif du sujet.
— Quelle est la modification ? je l'interroge, encore pas mal perdu sur ce point.
— Tu n'es pas apolaire. Comme tu n'as pas pu promettre de l'aider, June ne t'a pas informé sur Vik. Et LeX n'est pas venue, non plus, donc tu en es resté à la situation post-mort de Zarah.
Il est très étrange d'entendre Oscar manipuler toutes ces informations avec tant d'aisance, mais d'un autre côté, ces petites incohérences m'aident à dissocier l'intelligence artificielle de la personne dont elle prend l'apparence, donc je ne m'en plains pas.
— Comment est-ce que j'aurais pu ne pas être apolaire ? N'est-ce pas intrinsèque à mon ascendance ? j'interroge en fronçant légèrement les sourcils.
Un Possible est, par définition, une réalité alternative, et donc relève d'un choix qui a été fait différemment, sciemment ou aléatoirement. Si un état des choses n'est pas dépendant d'une décision, ça n'aurait pas vraiment de sens de le regretter, puisqu'il est pour ainsi dire immuable.
— LeX aurait pu voir les choses autrement, déclare la narratrice en haussant les épaules.
— LeX n'a pas prévu mon existence, comment est-ce qu'elle aurait pu prévoir mon alignement ?
Et puis bon, même si c'était le cas, je ne vois pas pourquoi elle aurait choisi de me faire apolaire, vu que ça l'embête plus qu'autre chose, comme elle ne manque jamais de le faire savoir.
— LeX ne se souvient pas d'avoir prévu ton existence, nuance, me corrige l'intelligence artificielle, levant un index savant.
— Pardon ? je relève en fronçant un peu plus encore les sourcils et tendant l'oreille, pas certain d'avoir bien compris.
— Tu m'as bien entendue. LeX a oublié qu'elle t'avait vu venir. Justement parce qu'elle a choisi de te laisser être apolaire. Elle préfère encore se croire stupide que risquer de regretter sa décision.
D'une part, LeX m'a révélé ce matin-même que ses souvenirs ne lui étaient pas tous accessibles, justement pour éviter qu'elle ne les ressasse trop, donc j'aurais pu supposer que certaines choses à propos de la création de ma race étaient passées à la trappe. Mais d'autre part, je n'aurais jamais imaginé qu'elle ait pu effacer un élément aussi essentiel, étant donné les paradoxes auxquels ça l'amène ; ça va bientôt faire deux semaines qu'elle me prend la tête pour quelque chose dont elle est en réalité elle-même responsable. Sciemment, qui plus est, pas par accident ou oubli.
— Pourquoi est-ce que tu me dis ça ? Ce n'est pas quelque chose que qui que ce soit sait, et encore moins quelque chose que je pourrais deviner, je ne peux m'empêcher de relever, préférant être certain que je vais garder le souvenir de cette information à mon retour à la réalité avant de me réjouir de pouvoir m'en plaindre à la Messagère.
— Tom sait. En tant que son Témoin, il fait partie de ses responsabilités d'être le gardien des souvenirs auxquels elle n'a pas accès. Mais en l'occurrence, plus pour très longtemps. La résolution de cette partie de ton histoire approche, en conséquence, la Panthère commence déjà à se rappeler, lentement mais sûrement. Ceci dit, tu as raison, te raconter tout ça est risqué. Évite juste de l'asticoter avec cette info, d'accord ?
Je me disais aussi que me réjouir trop vite aurait été une mauvaise idée.
— Ce que j'ai du mal à concevoir, c'est comment elle a pu autant tout prévoir. C'était logique qu'elle ait laissé quelque chose au hasard, finalement. Ce n'était qu'une Humaine, au moment de sa création des Magnets, elle ne pouvait pas savoir que ce qu'elle imaginait aurait des répercussions réelles, je raisonne tout haut.
Les épaules de Foscar (fausse Oscar, au cas où vous ne suivriez pas) sont soulevées par un ricanement silencieux.
— Er… C'est d'une Messagère dont on parle. Vivants, les Messagers font partie de ces rares êtres humains qui connaissent déjà le fonctionnement de l'Univers. Comment tu croyais qu'il pouvait exister des espèces qui interagissent avec les dérivés, si aucun Humain n'a jamais conscience du concept de dérivation ?
Je préfère définitivement quand Oscar pose des questions auxquelles j'ai les réponses. Même si je pense qu'elle me ferait physiquement du mal, si je le lui disais.
— On peut imaginer un monde avec des créatures étranges sans les appeler dérivés. Et je croyais que connaître le fonctionnement de l'Univers retirait leur pouvoir de création aux humains ? je proteste à l'intelligence artificielle, m'accrochant à ce que je pensais jusqu'à maintenant être mes connaissances fondamentales.
— S'il leur est révélé par un tiers-parti, oui. En l'occurrence, les Humains dont je te parle marchent à la foi, à la croyance pure. Disons qu'ils devinent l'ordre des choses, que ça leur paraît logique. C'est souvent le cas, avec la vérité, en même temps.
Autant la plupart des gens auxquels on révèle le fonctionnement réel de l'Univers trouvent ça logique, certes, autant j'ai du mal à concevoir qu'on puisse tout bonnement avoir l'intuition que c'est comme ça que les choses se passent.
— Est-ce que ce n'est pas un avantage déloyal ? S'ils savent que tout ce qu'ils imaginent devient réel, ça peut vite devenir dangereux, non ?
C'est un peu pour ça que les humains perdent leur pouvoir de création lorsqu'on les informe de son existence, d'ailleurs.
— Premièrement, ce sera toujours moins déloyal que n'importe quel dévot dont la religion serait avérée. Deuxièmement, c'est plus effrayant qu'enivrant, crois-moi. L'imagination est loin d'être quelque chose de contrôlable…
Je n'avais pas pensé à ça. Qui a envie de savoir que son pire cauchemar est bel et bien réel, quelque part dans l'Univers ?
À point nommé, mon double sort de la cuisine et se rend au salon. Je me demande si la simulation ne s'adapte pas un peu aux conversations que j'ai avec le narrateur. Peu importe, après tout. Je m'emboîte le pas, me demandant ce qui a bien pu interrompre mon terrible interrogatoire pour me mener soudainement dans cette pièce, mais déjà content que ça ait eu lieu avant même de savoir ce que c'est. Le seuil franchi, je fronce le nez en me rendant compte qu'une fois de plus, sans mon Magnétisme, je suis plus handicapé que je ne le voudrais. Je devrais pouvoir entendre que quelqu'un est apparu dans la pièce d'à côté, je ne devrais pas avoir besoin de sentir son aura. Mais bon, je dois bien reconnaître que je suis bien content de ne pas sentir cette aura-là, car j'en ai eu mon quota il y a quelques jours, et m'étais réjoui à l'idée de ne plus jamais avoir à la côtoyer. Je préfère nettement la version réelle et actuelle, même pour le peu de temps que j'ai passé avec pour le moment.
— J'ai peut-être quelque chose, déclare Perry d'un ton sombre, son masque d'argent sur le visage.
Encore quelque chose que je suis heureux de ne plus jamais avoir à revoir en réalité. Je suis content de constater que, contrairement à sa dulcinée, le Jardinier est mon allié même alors que je ne peux lui être d'aucun aide particulière. C'est réellement sa nature de damné et son caractère d'une bienveillance impressionnante qui le poussent à soutenir des causes perdues, rien de plus.
— Vraiment ? Quoi ? Comment ? le presse mon jumeau, aussi surpris que plein d'espoir.
— C'est mince. C'est une piste très mince. Je peux me tromper. J'espère me tromper, tempère l'homme masqué en levant les mains devant lui, ne voulant surtout pas apporter une nouvelle déception à son ami.
— Pourquoi ? s'enquiert l'autre Josh, un peu perdu.
— Parce que je crois que je connais celle qui a fait le coup, annonce avec réluctance le grand brun.
À partir de là, je sais que sa piste est la bonne, à moins qu'il ait plus d'une connaissance qui aurait pu se retrouver dans la liste des suspects pour les méfaits de Vik, ce qui me paraît un peu poussé, sachant que je trouve déjà que c'est une grosse coïncidence que celle que mes parents ont choisi d'envoyer pour assurer mon anonymat soit une copine de lycée de l'infirmière de mon université. En plus de la créatrice de ma race et la leur, tiens.
— Hein ? Comment ? Est-ce qu'elle t'a poursuivi à un moment donné ?
Je suppose que quelqu'un d'autre que LeX a ouvert les yeux de mon double sur l'ancienneté du monde, sans quoi il n'aurait pas eu de raisons de penser que Perry avait plus de chances d'avoir rencontré quelqu'un dans sa mort que dans sa vie.
— Si j'ai raison, c'est une Paradisiaque, mais je l'ai rencontrée… au lycée, finit par lâcher Babylone, se rendant bien compte de l'improbabilité de la situation.
— Sérieus'ment ? C'est quoi vot'e truc, une réunion d'anciens ? Quelles sont les chances ? intervient Dwight depuis le seuil.
Il a certainement été attiré par l'agitation de son Magnet.
— Très minces, concède le Jardinier Suspendu, se répétant.
— Mais si c'est bien elle, tu peux la trouver, s'assure Josh, luttant pour ne pas s'enthousiasmer trop tôt.
— Je peux essayer, oui, confirme Perry du mieux qu'il peut, hochant solennellement la tête comme il sait si bien le faire.
— Alors qu'est-ce qu'on attend ? demande le Jumper, n'ayant finalement peut-être pas totalement abandonné l'idée de prouver à Josh qu'il est de son côté quoi qu'il arrive, ce qui m'arrache un sourire.
Sur le geste du Jardinier ouvrant la voie, le trio quitte l'appartement, l'autre moi attrapant au passage le bâton de ma mère, qu'il avait laissé dans le hall en arrivant un peu plus tôt. Voilà qui ne présage rien de bon. La narratrice prend la suite de la procession, et je ferme la marche, me glissant par la porte avant qu'elle ne se referme d'elle-même. Je trouve étrange que nous avancions de si bon pas alors qu'aucune destination n'a été formulée, mais je n'ai pas d'autre choix que de suivre le mouvement et dévaler les escaliers avec eux. Une fois dehors, Perry prend la tête, et ses deux compères le suivent sans broncher. Il faut dire aussi que ça fait six semaines qu'ils sont sur le coup et sont clairement à court d'options. Le silence ne m'apportant rien, et connaissant très bien les rues que nous empruntons, je décide d'engager la conversation avec l'intelligence artificielle, pour passer le temps d'ici à ce que nous arrivions là où Babylone nous mène.
— Si LeX n'est pas venue, Dwight n'est pas mort, alors ? je commence, vérifiant ce que j'ai déduit par moi-même.
— Non. Elle viendrait sans doute un jour, mais il n'y aurait pas d'urgence, tu n'aurais été qu'un Magnet ordinaire, me confirme Foscar, m'accordant à peine un regard furtif lorsque je m'avance à sa hauteur.
Un Magnet ordinaire. Est-ce que ça existe seulement ?
— Et pour Oscar ? Tu m'as confirmé qu'elle était au tournoi, mais par ailleurs tu m'as déjà dit que c'est mon Magnétisme qui y avait attiré l'alien. Comment est-ce que leur présence à tous les deux n'implique pas le même déroulement des évènements ? je m'enquiers ensuite, la réponse à cette question me taraudant particulièrement.
— Tes trajets auraient été suffisamment différents pour réciproquement modifier la trajectoire de l'alien, et donc il aurait choisi une autre fille.
Je suppose que le père repère plusieurs candidates et choisit au dernier moment. Je suis néanmoins surpris qu'aussi peu puisse modifier l'issu de l'élection.
— Et je ne l'aurais pas sauvée ? j'interroge, avec l'impression de m'éloigner de plus en plus du fin mot de cette histoire.
— Tu n'aurais pas été au MIT au moment des faits. Tu n'aurais même pas été au courant de sa mort.
Autant c'est une bonne excuse pour ne pas être intervenu, autant je ne comprends pas tellement comment c'est possible. Mes pas m'ont mené à Oz ce jour-là, et j'aurais pensé que ça n'avait pas été dépendant de ma proximité. J'ai beau ne pas connaître encore la raison réelle de mon intervention en faveur de la jeune femme, je reste convaincu que ça va bien plus loin que la coïncidence.
— Tu crois que si je n'avais pas croisée Oscar, je ne l'aurais pas sauvée non plus ? je demande, me disant que si c'est le cas, c'est presque pire que si j'avais causé son attaque en premier lieu, vis-à-vis de ma paix intérieure.
— Je ne peux pas te dire. Je ne sais que ce qui se sait, et ton fonctionnement n'est pas encore quelque chose que qui que ce soit peut expliquer avec autant de précision que ça, me répond la narratrice en secouant brièvement la tête, avant de m'accorder un petit sourire contrit.
Donc, je ne suis pas plus avancé.
— Pourquoi est-ce qu'Hannibal n'est pas là ? je poursuis mon interrogatoire, repensant sans doute à mon parrain maintenant à cause du nombre de demi-réponses qu'il a pu me donner.
Tout à l'heure, mon double a mentionné son nom, donc il a clairement dû le rencontrer. J'ai su le nom et l'existence de l'ange avant son arrivée, mais je ne vois pas comment j'aurais pu savoir pour la clause de non-transmission d'information sans au moins un face-à-face. Surtout si LeX n'avait pas débarqué. Et puis, que je sache, la décision de mes parents de l'envoyer veiller sur moi n'a rien eu à voir avec le fait que je sois apolaire. Alors pourquoi n'est-il pas là ? Ni HAG, d'ailleurs…
— Parce que tu crois que c'est cool, de posséder la réponse à la question que quelqu'un qui t'est cher se pose, mais d'être dans l'impossibilité de la lui donner ? Ou même de traîner avec quelqu'un qui a la réponse à ta question mais ne peut pas te la donner, peu importe combien il en a envie ? Ça aurait été plus facile pour lui comme pour toi de vous séparer. Tu lui aurais rendu HAG et il aurait pris ses distances.
Voilà une réponse complète, et délivrée avec tant de conviction que j'en perds mes mots. C'était un rendu du tempérament d'Oscar d'une étonnante qualité. Et l'explication fait sens ; étant donné ce dont est capable mon double dans ce scénario pour arriver à ses fins, je comprends pourquoi mon parrain ne se serait pas éternisé dans les parages. J'aimerais pouvoir affirmer que je n'oserais jamais lui faire de mal, mais je n'aurais pas pensé être capable de séquestrer Léonard non plus.
Nous finissons par nous arrêter, au pied d'un gratte-ciel dont le sommet disparaît pratiquement dans les nuages. Je connais cet immeuble parce qu'il est dans la ville, mais j'avoue ne rien y associer en particulier. Perry fixe le haut de la tour pendant un long moment, sous les regards scrutateurs des autres Dwight et Josh, puis soupire, effleure brièvement son masque, et pousse l'un des tourniquets permettant d'accéder à l'intérieur du bâtiment. Le lobby est on-ne-peut-plus ordinaire, avec une longue réception, à laquelle font face des sièges et des plantes vertes. Comme tout bon représentant de sa profession, le concierge en livrée nous jauge du regard, passant rapidement sur le Jardinier en costume, s'attardant un instant sur mon alter ego, mais bloquant franchement sur le Jumper de la bande, qui ne trouve rien de mieux à faire que de le saluer de la main en souriant. Per' ne lui accorde quant à lui pas une miette de son attention, et franchit le passage nécessitant normalement une carte d'accès comme si de rien n'était, évidemment sans déclencher l'alarme, ce qui neutralise efficacement le gardien, qui n'en croit toujours pas ses yeux que quelqu'un à la dégaine de Dwighty soit rentré dans son immeuble.
La narratrice et moi-même accompagnons le trio toujours silencieux alors qu'ils montent dans un ascenseur. Sans surprise, à peine les portes refermées et avant même le démarrage de l'engin, mon Tuteur se met à se balancer d'un pied sur l'autre, mal à l'aise. Josh lui met la main sur l'épaule sans même avoir besoin de tourner la tête vers lui, son attention portée sur le Jardinier, qui considère les boutons à sa disposition d'un air circonspect, quoiqu'il soit difficile d'interpréter le peu de son expression que son masque laisse visible. Je me rends compte à cet instant que cette version de moi n'a absolument jamais vu les traits du grand brun, ce que je trouve un peu triste. Après une longue minute de réflexion, Perry finit par démonter, bien qu'en douceur, le panneau derrière lequel l'interface d'interaction avec l'ascenseur est protégée. Une fois les rouages et branchements mis à nus, il n'a plus qu'à passer sa main devant pour que la bonne combinaison s'enclenche et la montée commence.
Notre destination étant visiblement située plus haut que le dernier étage officiel du building, d'une hauteur déjà conséquente, et l'ascenseur faisant preuve d'une lenteur certaine bien qu'habituelle, le trajet laisse le temps à chacun de se préparer à ce qui va se produire lorsque les portes s'ouvriront à nouveau. Per', après avoir soigneusement remis en place le panneau qu'il avait délogé, ferme les yeux et semble méditer, poignets croisés devant lui. Dwight et Josh se regardent, chacun trouvant chez l'autre de quoi tromper sa nausée, qu'elle soit physique ou mentale. Pour ma part, je commence à appréhender, et ce pour plusieurs raisons. D'une part, jusqu'ici, à chaque fois que j'ai cru en avoir assez vu d'une simulation, il me restait le pire à voir. Or, j'ai déjà vu des choses assez terribles, dans celle-ci. De plus, le sourire que tente vainement de retenir la copie d'Oscar, nonchalamment adossée à la paroi, dans un coin, n'est pas pour me rassurer en ce qui concerne la suite des évènements. D'autre part, il va du bon sens que la rencontre qui approche ne peut tout bonnement pas bien se dérouler. La dernière fois que j'ai abordé Vik, j'étais préparé spécialement pour l'occasion, j'avais une Jardinière à part entière dans mon camp, et j'étais apolaire. Et même avec tout ça pour moi, qui sait ce qui se serait passé si LeX n'avait pas été dans mon appartement pour accueillir la Botaniste. Si jamais c'est simplement ça que veut me montrer la machine, j'espère qu'elle est au moins consciente de la chance qu'elle a de ne pas être vivante.
Un ding retentit juste avant que les portes ne coulissent, laissant apparaître un grand loft blanc, vide de tout meuble, et doté d'un mur vitré qui, à cette époque de l'année et à cette altitude, ne permet de voir rien d'autre que plus de blanc, faute d'un temps nuageux. Je ne sais pas si c'est voulu, mais ça rappelle fortement le Paradis. Au milieu de la vaste et lumineuse pièce se tient Viky, debout, une main sur une hanche, dans une de ses tenues qui lui sont habituelles, autant que j'ai pu en juger lorsqu'elle vivait encore avec nous. Ses fines ailes sont déployées, brillant doucement de leur halo jaune habituel. Elle a de toute évidence été alertée que quelqu'un allait lui rendre visite et attendait ses impromptus visiteurs de pied ferme, quels qu'ils puissent être. J'avoue avoir oublié à quel point elle peut être effrayante, lorsqu'en position de force. Cela dit, son air résolu est bien vite perdu lorsqu'elle éclate de rire :
— Babylone. Waw. Que me vaut l'honneur de ta visite ? Des envies de reddition ? elle interpelle Perry, croisant les bras et luttant pour ne pas continuer à pouffer.
— Je ne suis pas là pour moi, corrige l'homme masqué sans se dérider, lui, tout en faisant deux pas hors de l'ascenseur, talonné par le reste des occupants de la cabine.
— Non, vraiment, tu veux qu'on bosse ensemble ? s'enquiert Vik en haussant un sourcil.
Elle n'a visiblement aucune idée de qui lui amène sa vieille connaissance devenue triste légende, dont elle prend donc la visite à la légère.
— J'ai besoin d'informations, il répond simplement, Josh rongeant son frein à côté de lui.
Dwight, comme la dernière fois, est devenu catatonique à la vue de la brunette. Incorrigible.
— Tu veux dire ILS ont besoins d'infos. Tu me présentes ?
La petite brune estompe ses ailes et avance tranquillement vers ses hôtes, restant dans l'informalité.
— Pas encore, conseille Perry, à la fois pour elle et pour mon double, auquel il essaye de faire comprendre qu'il n'est pas encore sûr que Vik est effectivement celle qu'ils cherchent.
— Je sais que tu as une mort de merde, Per', mais ce n'est pas une raison pour pourrir celle des autres. Vous êtes qui ? elle s'adresse alors directement au Magnet et à son Tuteur, ignorant la recommandation de son subalterne.
— Est-ce que vous connaissez Gold et Copper ? l'interroge alors Josh, sa voix calme.
Sans doute mon clone s'attendait-il à lire la réponse sur le visage de la Botaniste, à la façon dont il la fixe. Pour sa défense, il ne la connaît pas. Même en ayant vécu quelques jours avec elle, je n'arrive pas non plus à discerner quoi que ce soit dans son expression qui signifierait qu'elle est en train de comprendre ce qui se passe. Et pourtant, il n'y a aucun doute là-dessus. Elle vient forcément de faire le lien. Un Magnet débarque chez elle et lui demande si elle connaît les deux Magnets qui lui ont commandité, quelques mois plus tôt, de défendre l'anonymat de leur fils lui aussi justement devenu Magnet, et ce au prix de la vie de son ex, ça ne peut pas être une coïncidence. Et puis, il n'y a qu'à me regarder, je ressemble juste assez à chacun de mes parents pour qu'on puisse deviner que je suis leur fils. Sans oublier qu'entre les omoplates de mon jumeau réside le bâton de ma mère, qui n'est probablement pas inconnu de la Botaniste. Reste à savoir comment elle va gérer la situation, maintenant qu'elle l'a identifiée.
— Je ne suis pas la seule. Pourquoi venir me voir moi ? Sans vous annoncer, qui plus est… elle joue les innocentes, fronçant les sourcils sans cesser de sourire, comme si elle ne voyait réellement pas où il voulait en venir.
Et pourtant, à la façon dont elle souligne la faute d'étiquette de ses convives, jusqu'ici ignorée, elle est sur la défensive. Elle y est simplement juste assez pour ne pas en avoir l'air.
— Nous sommes à la recherche de quelqu'un qu'ils ont employé il y a quelques mois, poursuit Perry, tout aussi incapable de lire les traits de la brunette que les autres.
— Et je suis la mieux placée pour vous aider parce que…? elle insiste, haussant à nouveau un sourcil, quoique porteur d'un peu plus de défi qu'auparavant.
— Deux jeunes femmes ont perdu la vie, une autre est tombée dans le coma. C'est dans tes cordes, et je sais que te mêler des affaires Magnétiques ne t'a jamais fait peur, Per' tranche enfin dans le vif du sujet, alertant mon Doppelgänger que leur interlocutrice n'est définitivement pas qu'une source d'informations mais bel et bien un suspect.
— Mais est-ce que tu sais pourquoi ça ne me fait pas peur ? lui rétorque la petite brune, sûre d'elle.
Josh n'a pas besoin de plus que cette réponse pour comprendre que celle qui se tient devant lui est la personne qui a mis Zarah dans le coma, le mettant dans l'impossible position de mettre fin à ses jours lui-même. Rassemblant toute sa rage à cette idée, ainsi que la frustration accumulée durant toutes ces semaines de recherches infructueuses, il attrape son arme dans son dos et l'abat sur la meurtrière avec autant de force que de vélocité. Vik n'évite l'assaut que d'un millimètre, pivotant à la dernière seconde, son mouvement faisant virevolter ses courts cheveux sombres autour de sa tête. Elle a à peine le temps de jeter un regard noir à son attaquant derrière une mèche qu'il revient déjà à la charge, son bâton glissant entre ses doigts à une vitesse proche de l'incroyable. D'un battement d'ailes, elle se met hors de portée du coup d'estoc, atterrissant un genou et une main à terre un peu plus loin, contre l'escalier menant à la mezzanine du loft. Le temps que son adversaire la rejoigne lui suffit pour jeter un regard à Perry puis Dwight, qui n'ont pas encore bougé de là où ils sont. Elle sait que prendre un Magnet de front, surtout armé comme celui-ci l'est, serait stupide. La meilleure stratégie pour dominer un tel opposant est toujours de s'en prendre à ceux qui l'accompagnent.
Je pense qu'en d'autres circonstances, le choix était tout fait pour elle, Dwighty aurait été la cible idéale : il est vivant, il est maladroit, et c'est mon Tuteur, c'est-à-dire le meilleur point de levier sur moi. Mais en l'occurrence, mon second acolyte est sans doute le seul de ses rangs qui puisse s'en prendre à elle sans craindre de répercussions, car dans l'impossibilité d'aggraver son cas. Il a d'ailleurs déjà fait apparaître sa paire d'ailes, et secoue ses mains pour faire appel à la lumière rouge matérialisant son énergie. Lorsque Josh arrive sur elle, la Botaniste feinte donc vers la droite, sous l'arme qui s'abat à nouveau, pour aller s'occuper de son subordonné. Elle pirouette pour ne pas perdre l'équilibre, puis déchire l'écran de rougeur translucide que Perry a projeté sur son passage aussi aisément que s'il avait été de papier, ne rompant même pas le pas la menant au Jardinier.
En face, ce dernier recule, s'écartant de l'ascenseur et occupant le vaste espace disponible même à cet étage seulement, dans le but de garder ses distances ; Vik est intrinsèquement plus puissante que lui, et si elle parvient à lui ôter son masque, il n'y a plus rien qu'il pourra faire pour aider mon alter ego, pour la bonne raison qu'il ne pourra même plus s'aider lui-même. Parallèlement, il n'a pas un contrôle total de ses capacités, ce qui pourrait s'avérer un désavantage aussi bien qu'un avantage. Le chatoiement de ses ailes et de ses mains est, par exemple, beaucoup moins constant en intensité que celui de Viky, mais cela implique qu'il est par moments plus fort que le sien. De même, il n'a pas la précision qu'elle peut avoir dans le façonnement de sa lumière, mais comme elle est d'un gabarit bien moindre que lui, ce n'est pas forcément un handicap.
Tout en continuant à le faire reculer par son approche, la Botaniste engage une joute orale dans ce que je ne peux que deviner être leur langue maternelle. Forcément, elle est loin d'être stupide, elle connaît les points forts que je viens moi-même de lister, et compte les neutraliser en lui parlant de June, c'est à n'en pas douter. C'est une tactique risquée, qui mise sur l'espoir que Perry préférera se retirer plutôt que de tous nous mettre en danger. Et aussi sur l'espoir qu'il aura le temps de prendre cette décision, lorsque sa crise viendra. Puisqu'elle viendra, personne ne pouvant s'empêcher de penser à quelque chose dont on lui parle éternellement. C'est quand même un coup bas. Je suis bien content que personne n'aura jamais plus l'occasion de jouer un tour pareil au Jardinier dans la réalité.
C'est à ce moment-là que je m'aperçois que la narratrice a disparu, souhaitant sans doute me laisser profiter du spectacle sans que je n'aie à m'inquiéter de voir Oscar au milieu d'un ring, même une simple représentation d'elle. Comme c'est prévenant. Je repère également que Dwighty n'a toujours pas bougé d'où il est, bien qu'il ait retrouvé ses esprits et surveille désormais son Magnet comme le lait sur le feu. Ce dernier, acceptant d'avoir perdu la main dans ce combat, attend une ouverture, se déplaçant relativement aux deux Paradisiaques, faisant de temps en temps tournoyer son bâton pour le faire passer d'une main à l'autre, certainement sa façon à lui de trépigner. Je le trouve bien patient, et commence peu à peu à me demander pourquoi il ne fait pas tout simplement usage de son Magnétisme. Vik ne se prive pas d'appuyer là où ça fait mal, et étant donné ce qu'il a fait pour arriver jusqu'à elle, je ne vois pas pourquoi il hésiterait à s'abaisser à son niveau. Et pourtant…
Pendant ce temps, Perry envoie des boules lumineuses à Viky, dont elle ne se formalise cependant qu'à peine, s'amusant au contraire pratiquement à varier les méthodes pour se débarrasser des projectiles, tantôt les écartant d'un petit mouvement du poignet, tantôt les tranchant ou les écrasant d'une main, tantôt les morcelant. Elle n'a pas l'air de se sentir le moins menacée du monde, et je dois avouer qu'elle n'a pas tort. Ce n'est même pas qu'elle domine, c'est que Per' n'a pas l'air de vraiment y mettre du sien. Si c'était le cas, j'aurais déjà vu ne serait-ce qu'un seul flash jaune fuser à travers la pièce, et là rien du tout. Ce qui n'est pas normal non plus. Si elle avait autant le dessus, pourquoi ne pas en finir ? Même ses piques ne paraissent pas porter de fruits. Pourquoi donc personne ne semble-t-il donner toute sa mesure, dans cet affrontement ?
Alors que ma tête fait des allers-retours entre les trois participants du combat, je crois que je finis par comprendre ce qui est en train de se passer. Je ne sais pas pourquoi le regard qu'a porté Léonard sur mon double me revient soudain en mémoire – peut-être un coup de pouce de la machine à laquelle je ne devrais pas oublier que je suis connecté – mais cette image me fait soudain revoir toute ma perspective. Je suis parti du principe que Josh était dans son droit de séquestrer le Shérif, qui est quand même un Incarnation de la Justice, parce qu'il était dans son droit de vouloir venger trois personnes. Mais je sais pourtant très bien aujourd'hui que le meurtre des sœurs Hopes et l'attaque sur Zarah n'ont jamais été passibles de punition. Ce qui implique qu'aucune violence dans la recherche d'informations sur le sujet n'aurait jamais pu été justifiée. J'en ai après tout eu l'ultime preuve plus tôt : la mort de Zarah a fait bien plus de bien que de mal, pour elle comme pour des milliers d'autres âmes, peu importe combien elle a été un coup dur pour moi. Et c'est en fait précisément pour cette raison que Josh ne peut pas utiliser son pouvoir contre Vik, ça n'a rien à voir avec son honorabilité.
Si mon double a pu séquestrer le Shérif, ce n'est pas parce qu'il était dans son droit de vouloir venger les trois victimes de la Botaniste, c'est parce qu'il était en droit de ne pas apprécier ce qui s'était passé, peu importe combien c'était normal. C'est ça, que j'ai pu lire dans le regard de Léo. Il s'est laissé faire. Je n'étais pas prêt à accepter qu'aucune injustice n'avait été commise, et l'Incarnation en a fait sa mission de me fournir un exutoire, une occasion d'exorciser mes émotions en pagaille. Parce qu'autant j'avais le droit d'avoir du mal à digérer, autant il ne fallait surtout pas que ça me pousse à commettre moi-même une injustice. J'ai soudain le tournis à l'idée d'avoir été capable de torturer le cow-boy sans même me rendre compte du véritable but de mon action. Non pas que je me serais senti mieux si je l'avais fait en sachant que c'était uniquement pour passer mes nerfs, cela dit…
Pourquoi Perry retient ses coups coule alors plus ou moins de source : le Jardinier agit selon une ligne d'idée voisine de celle de Léo, en ce qu'il essaie de me faire accepter ce qui s'est passé. En m'amenant jusqu'à la responsable, me mettant face au fait que je ne peux pas m'en prendre à elle Magnétiquement, il espère que je comprenne par moi-même que, aussi horrible cela m'a paru, les morts de Zarah, July, et Eva entrent dans l'ordre des choses. Il est en train de se battre avec la Botaniste parce qu'il tient à m'assurer qu'il est de mon côté, mais il n'a absolument jamais eu l'intention de la blesser puisque, même Suspendu, il n'en aurait pas le droit, pour la simple raison qu'elle n'a rien fait de mal. En ce qui la concerne, je ne pense pas qu'elle ait été au courant du plan de l'homme masqué avant son arrivée, mais elle n'a pas dû tarder à le rattraper, sinon elle aurait pris le dessus dans le combat depuis longtemps.
Je pourrais être choqué que mon clone ne comprenne pas plus vite la leçon qu'on tente de lui inculquer, à la façon dont il continue à faire les cent pas autour du duo de Paradisiaques en combat sur-joué, ignorant sciemment ce que ses instincts Magnétiques doivent être en train de lui hurler à l'heure actuelle, mais ce n'est finalement pas ce qui m'agace le plus dans cette situation. Non, ce qui m'insupporte tout à coup beaucoup c'est que, dans le monde réel, Perry m'a également aidé à traquer la Botaniste. Il m'a aidé à lui tendre un piège pour la capturer, et à aucun moment je n'ai laissé planer le doute sur ce que je comptais lui faire ensuite, même si c'était encore très vague à mon esprit. Sauf que ce qui est valable dans ce monde, à propos de l'innocence de Vik, ou en tous cas sa non culpabilité, l'est aussi dans mon monde. Et si Per' le sait dans cette version des faits, il le savait forcément aussi dans la mienne. Ce qui signifie qu'il m'a mené en bateau tout le temps de ma préparation à la rencontre avec la brunette. Il savait très bien que je n'avais aucune chance de lui faire du mal.
Le fait que son mensonge soit parti du bon sentiment de me laisser comprendre les choses par moi-même ne l'emporte malheureusement pas sur la sensation de trahison. J'admets que m'expliquer la situation ne m'aurait jamais dissuadé de faire ce que j'ai fait, voire l'inverse, et que j'aurais finalement dû apprendre par moi-même de toute façon, mais il m'apparaît néanmoins comme un manque de courtoisie de ne même pas avoir essayé. Et il n'y a d'ailleurs pas que Perry qui aurait pu être honnête avec moi. June aurait pu m'informer du manque de légitimité de mon entreprise à tout moment. Mais je suppose que je suis plus habitué à des mensonges et omissions de sa part que celle de son partenaire. Ce qui ne fait en revanche plus trop sens est pourquoi le piège faisant appel à mon essence a fonctionné. Si Vik n'avait rien à se reprocher, pourquoi ai-je pu l'arrêter dans son élan ?
Mieux : pourquoi n'était-elle pas étonnée de se faire stopper par moi ? La réponse est simple : LeX. J'ai pu capturer la Botaniste parce que la Messagère était déjà en route pour, voire arrivée, chez moi. La capture de Vik ne m'a été permise que parce que je ne pouvais prendre aucune action à son encontre par la suite, par veto de la créatrice-même de mon espèce. La Botaniste a dû le comprendre immédiatement, d'où son manque d'agacement. Hannibal m'a après tout bien dit qu'il avait incité la brunette à rester dans les parages en l'informant de la venue de sa meilleure amie d'enfance. Deuxième moment d'agacement pour moi : même a posteriori, personne ne m'a expliqué ce qui s'était réellement passé. Dérangé qu'une simulation d'un monde hypothétique m'éclaire à ce point sur un fait réel, je me prends la tête dans les mains et ferme les yeux.
L'étourdissement désormais familier causé par un changement de scénario ne tarde pas à se faire sentir.
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