Douzième Jour - Réinitialisation (4/9)

Lors de ma dernière privation sensorielle, j'étais livré à moi-même dans un vide absolu, mais là, il se passe quelque chose. Mes pensées sont guidées, comme si la machine me forçait à accéder à certains de mes souvenirs. Brutalement, dans la poignée de secondes durant laquelle je reste en suspens, je suis submergé par la quasi-totalité de ce qui est stocké dans ma mémoire. Bon, j'aime à penser que j'ai une capacité de traitement de données assez importante, mais là, c'est trop d'un coup. Je suppose que le fait que le cerveau en lui-même ne soit pas sensible à la douleur est une bonne chose, parce que je soupçonne que si c'était le cas je serais dans une position encore plus inconfortable que ce simple étourdissement. Non pas que je sois suffisamment connecté à mon corps pour savoir si j'ai physiquement mal ou non. J'ai plus conscience de sa présence que je ne le ressens vraiment. Tout à coup, j'ai très peu envie d'y retourner, commençant à me demander dans quel état je vais le retrouver…

Mettant de côté mon appréhension quant à ma forme corporelle véritable, j'ouvre les yeux de celle virtuelle qui m'a été rendue. Je suis apparemment dans un hôpital. Je tourne sur moi-même, pour être sûr de ne pas me tromper, mais on peut difficilement faire erreur. À moins que je ne me trouve sur un plateau télévisé, mais j'ai comme un doute. Les gens qui défilent autour de moi, dans une direction ou une autre, sont bien trop concentrés sur leur tâche pour ne pas être du véritable personnel hospitalier. Et même si j'ignore ce qui pourrait bien m'avoir amené dans l'unité des soins intensifs, je serais moins surpris de m'y trouver que sur le set d'un tournage. Même avoir atterri dans un saloon insalubre à tabasser des cyborgs pour une vague connaissance féminine était plus crédible que moi lié de près ou de loin à l'audio-visuel. Après tout, j'ai déjà observé que, malgré les différences évidentes qu'il y avait entre moi et mon jumeau maléfique, nous partagions la même âme, et par conséquent certaines caractéristiques fondamentales. Il n'y a pas de raison qu'il n'en soit pas de même avec tous mes alter egos.

Il me faut moins de temps que la dernière fois pour me repérer ; je suis assis sur une chaise, dans un couloir, les coudes sur mes genoux et la tête entre mes mains. Tout en me rejoignant, je me dis qu'au moins je ne suis pas un patient. Mais dans ce cas, je me demande bien qui peut en être un pour que je sois dans un état pareil. C'est à cet instant que je me rends compte que je n'ai absolument jamais mis les pieds dans un hôpital auparavant. Je ne suis même plus convaincu d'avoir été mis au monde dans un. Et le reste de ma vie, ni mes parents ni moi n'en avons jamais eu l'utilité, notre médecin nous rendant visite à domicile pour tout ce qui tenait des démarches de santé publique, notamment les vaccinations. (Maintenant que j'y pense, Docteur Harstin devait être un dérivé lui aussi, tiens. Encore un ajout à la liste des duperies parentales.) Même après ma transition au rang de Magnet, j'ai rarement rencontré de dérivés humanoïdes qui avaient besoin d'attention médicale. Et de toute façon, je les ai amenés à June. Ce qui, en y repensant, n'a pas été l'habitude la plus maligne à prendre, car ça aurait pu mal tourner d'à peu près douze façons différentes, si l'infirmière n'avait pas été une dérivée, ce dont j'étais persuadé au moment des faits. Mais bon, comme tout s'est bien terminé, ce n'est pas quelque chose que j'ai à regretter, finalement.

Ma digression mentale est interrompue par l'arrivée de deux jeunes femmes à ma hauteur. La première est grande et blonde, l'autre est plus petite, à la chevelure châtain. Les deux ont les yeux noisette. Bien que je ne les aie que très peu croisées, je les reconnais immédiatement : il s'agit d'Eva et July Hopes, la meilleure amie de Zarah et sa petite sœur. Dans un premier temps, les voir me fait un pincement au cœur, parce que c'est plutôt plus que moins ma faute si elles sont mortes en réalité. Et quoi qu'ait pu me dire June, comme quoi leur nouvelle situation est taillée sur mesure, je me sens tout de même pas mal coupable. Puis, dans un second temps, je déduis ce que leur présence, alliée à la mienne, signifie ; nous n'avons jamais eu qu'une seule relation en commun.

— Hey, Josh, salue la plus jeune des deux sœurs, venant m'effleurer l'épaule.

Il est vrai que c'est toujours à elle que j'ai le plus parlé, de par ses aspirations au MIT.

— Hey, répond mon Doppelgänger en sursautant.

Il a beau se forcer à sourire, ce n'est pas convaincant ; il a toujours franchement l'air d'un déterré. Je me demande si j'ai déjà eu cette tête.

— Comment elle va ? interroge Eva, l'inquiétude se dépeignant sur ses traits à elle aussi, mais le manque de sommeil moins marqué.

— Bien. Je crois. Ils ne veulent pas me dire grand-chose. Autant que je sache, elle est stable.

Il prend appui sur ses genoux pour se lever et soupire lentement. Je ne serais franchement pas surpris s'il s'écroulait comme une masse sur le sol tant il a l'air faible.

— Ils ne te laissent pas la voir ? déduit July, à moitié sur le ton de l'interrogation seulement.

— Je ne suis pas de la famille, je confirme d'un ton las.

— Où sont Mr et Mrs Kriegler ? demande Eva, jetant un coup d'œil à droite et à gauche dans le couloir.

Pour toute réponse, l'autre Josh hausse les épaules. Je suis aussi proche des parents de Zarah que je l'étais des deux jeunes femmes, c'est-à-dire que je suis apprécié sans vraiment qu'on cherche ma compagnie. Comme avec tout le monde, en fait. Je me demande quelles proportions de cet état des choses sont liées à la nature de mes parents ou tout simplement à mon caractère abscons. Quoi qu'il en soit, s'ils ne m'autorisent même pas à les accompagner pour aller voir leur fille à l'hôpital alors que c'est ma petite amie depuis cinq ans, que nous vivons ensemble depuis plus de deux, et que visiblement je n'attends que ça depuis des jours, à en juger par la taille des cernes sous mes yeux, ma relation avec eux est encore moins bonne que ce que je pensais. Que plus personne ne me dise jamais que j'ai l'air du gendre idéal. Mais je suppose que dans la réalité ma cicatrice à la joue devrait se charger d'éviter ce genre de remarque, désormais. Étrange, je ne l'ai pas depuis très longtemps, et déjà ça me fait drôle de voir une version de moi sans…

Compatissante, July pose sa main sur mon bras. Je me vois sursauter comme si je venais de recevoir un choc électrique. Enfin, mon regard presque vitreux parvient à se fixer sur la plus jeune des sœurs, après n'avoir pu que errer aléatoirement depuis l'arrivée des deux demoiselles. Je me suis vu dans le miroir dans des états franchement peu glorieux, d'à moitié mort à éploré, mais là c'est autre chose. J'ai tout bonnement l'air vidé, écrasé par l'impuissance la plus totale. Je ne suis pas quelqu'un de très émotif en règle générale, comme l'aura prouvé ma participation à un partiel dans l'heure qui a suivi ma rupture, entre autres réactions plutôt plates, sans oublier les commentaires reçus d'à peu près toutes les personnes qui me connaissent un tant soit peu, mais paradoxalement, cette impassibilité certaine m'a toujours conféré une sorte d'irréductibilité, comme pour compenser ; m'en voir dépouillé fait froid dans le dos. Échouer n'est pas censé être dans mes cordes. Pas définitivement, en tous cas.

— Tu devrais rentrer. On va rester, conseille Eva après ces quelques minutes de silence.

Même elle, qui me connaît très peu, trouve ce comportement atypique. C'est dire à quel point ça ne me ressemble pas.

— On t'appellera s'il y a du changement, promis, assure sa cadette, appliquant une dernière pression sur mon bras avant de me lâcher.

Trop fatigué pour protester, l'autre version de moi hoche lentement la tête, attrape sa veste sur sa chaise, et remercie les deux sœurs d'un spasme facial qui est sans doute tout ce qu'il peut offrir en guise de sourire, avant de se diriger vers la sortie. Je lui emboîte le pas, supposant que je n'ai pas le choix de toute façon, sinon je vais faire planter la machine à laquelle je suis relié. Ça m'embête, parce qu'à part le voir s'évanouir ou se mettre à pleurer, je ne pense pas qu'il y a grand-chose à voir de son côté. Je serais plus intéressé par le sort de Zarah. Oui, je me rends compte d'à quel point je fais preuve de bien peu de considération à mon propre égard, mais il ne faudrait pas oublier pourquoi je suis ici. D'accord, mon état zombifié n'est pas mon meilleur jour, mais quitte à me laisser comprendre que ma petite amie est à l'hôpital dans un état grave, autant me donner des détails, ça ajouterait au percutant de ma petite personne plongée dans la catatonie.

Alors que je talonne toujours mon double, qui n'avance pas bien vite, surtout parce qu'il n'a pas l'énergie d'éviter les gens circulant autour de lui et s'arrête donc régulièrement pour laisser passer un brancard ou un patient de gériatrie relié à une perfusion, une silhouette arrive à ma hauteur et entreprend de caler son pas sur le mien. Puisque, comme précédemment, personne ne tient sciemment compte de ma présence, je déduis rapidement qu'il s'agit là du narrateur, à nouveau arrivé après que je me sois familiarisé avec mon environnement. Je tourne la tête et découvre mon parrain, sans ses lunettes de soleil mais pour le reste identique à la dernière présentation que j'ai vue de lui. Et également à son apparence réelle, d'ailleurs. Il marche furtivement, son long manteau rabattu en arrière pour lui permettre de glisser ses mains dans les poches de son pantalon, et je dois bien admettre que l'interprétation est plutôt fidèle, quand même.

— Hannibal ? je m'étonne doucement de la nouvelle apparence de mon guide.

— Toujours le narrateur. Il va falloir que tu apprennes à percevoir la différence, me corrige la copie de mon parrain, se méprenant sur la raison de ma surprise.

— Pourquoi est-ce que tu n'es plus Dwight ? je reformule, refusant une nouvelle fois de me laisser vexer par une intelligence artificielle.

— Parce que ce serait ennuyeux ? Parce qu'il pourrait venir dans cet hôpital pour des raisons totalement sans rapport avec les tiennes, alors que ton parrain ne prendrait jamais de la mort le risque de croiser le chemin de ta version humaine ? Parce que je suis une intelligence artificielle, et vais donc choisir la forme disponible avec le QI le plus élevé ? énonce le grand blond en souriant, avec malgré tout un chouia moins de panache que l'original, je pense, sans que je puisse expliquer pourquoi exactement.

— Dwight n'est pas moins intelligent qu'Hannibal, je proteste immédiatement, une attaque sur mon Tuteur ayant raison de mon bon sens de ne pas débattre avec une machine.

— Très bien, avec le QI apparent le plus élevé. Tu ne peux pas nier que Dwight n'est pas exactement le plus crédible quand on parle d'enseignement.

Définitivement moins de panache que l'original. Quelque chose dans ses arguments manque de subtilité.

— Hannibal en a peut-être l'air, ça ne fait pas de lui un bon professeur, j'oppose.

— Très bien ! Il n'y a que l'apparence qui m'intéresse, de toute façon.

Je plisse les yeux, cherchant à savoir si cette remarque pourrait également convenir à mon véritable parrain.

Nous marchons en silence pendant un très long moment, suivant l'autre Josh tandis qu'il regagne lentement son logis. L'hôpital n'est pas exactement à côté de mon appartement, et pourtant ce désespéré a décidé de marcher. Soit. Au moins, je ne suis pas affecté par le vent et le froid comme il l'est. Car oui, si je ne l'avais pas déduit tout seul, le narrateur me l'a confirmé un peu plus tôt : dans cette version du monde, je suis humain. Je ne sais pas trop comment c'est possible, mais bon, il n'y a aucun doute là-dessus. Je ne vois pas comment j'aurais pu rester avec Zar' autrement, ou même ne serait-ce que parler avec Eva et July. Évidemment, ma propre insensibilité aux intempéries relève ici de ma nature virtuelle, mais je ne peux pas m'empêcher de me demander ce qui fait précisément la différence entre moi humain et moi Magnet. En dehors du fait que l'un des deux n'existera jamais plus…

— Qu'est-ce qui a changé, exactement ? Qu'est-ce qui m'a empêché de devenir un Magnet ? j'interroge le narrateur, ne supportant plus ce silence idiot.

Ce que je ne dis pas à haute voix, en partie parce que je continue à croire qu'une machine n'a pas besoin de connaître tout mon raisonnement, c'est que je peux comprendre mon regret d'être devenu un Magnet. Ce n'est pas que je ne suis pas parfaitement à l'aise avec ma nature, bien au contraire, mais les conséquences de mon Magnétisme n'ont pas toujours été idéales pour tout le monde. Je me suis notamment souvent dit que les morts d'Eva, July, et Zarah auraient pu être évitées, serais-je resté humain.

— Il aurait suffi que quelqu'un qui avait vu le coup venir n'ait pas pris le risque de laisser les choses se développer d'elles-mêmes, t'ait provoqué une tuile quelconque, et hop, la voie Magnétique t'aurait été fermée.

Je commence à me demander si je regrette quoi que ce soit qui a découlé d'une de mes propres décisions, ou si je ne suis aigri que par les séquelles des choix d'autrui. Mais après tout, regretter ses propres choix n'est pas une preuve de sagesse non plus.

— Comment ça "quelqu'un" ? je m'enquiers alors, curieux de savoir combien de personnes étaient réellement au fait de mon existence, de mon ascendance, et de tout ce qu'elle pouvait potentiellement impliquer, avant même que je ne fasse sensation en tant que Magnet apolaire.

— Il n'y a pas que les Messagers qui auraient pu s'opposer à ce que tu grandisses librement ; beaucoup de monde connaissait la situation de tes parents, lâche le sosie de mon parrain, comme si ce n'était rien.

J'ai toujours du mal à me faire à l'idée que, même petit, des tas de gens dont j'ignorais ne serait-ce que la possibilité de l'existence étaient au courant de ce qu'il en était de moi.

— Est-ce que LeX ne m'a pas protégé de ce genre d'intervention ? je demande, la Messagère m'ayant suffisamment ressassé les efforts qu'elle a dû faire pour mon bien-être.

— LeX a protégé ta vie et ta liberté, c'est tout. Elle ne peut pas être partout. Un accident est si vite arrivé. Et par accident, je veux dire ingérence mineure, bien entendu.

Il est peu rassurant de penser que, non contents de connaître mon existence, de nombreux individus auraient tout à fait pu y faire irruption. Que j'ai effectivement fini par avoir vingt parfaites années me paraît tout à coup de moins en moins logique.

— Bien entendu, je laisse échapper, car c'est comme ça que j'aurais répondu au véritable Hannibal.

Un nouveau silence s'abat alors que nous arrivons enfin au pied de mon immeuble. Tout en montant les escaliers derrière mon double, dont la main ne quitte pas la rampe, j'essaye de me souvenir de ce à quoi ressemblait mon appartement avant le départ de Zarah. Bon, quand je dis que j'essaye, évidemment, j'ai une image mentale parfaite de tout ce qui s'y trouvait avant son départ. Je ne m'étais cependant jamais fait la remarque d'à quel point tout avait changé entre ce matin fatidique où elle est purement et simplement partie, et aujourd'hui. En quelques mois, Dwight a d'abord laissé sa trace. Puis mes nouvelles fonctions m'ont petit à petit poussé à modifier mon décor. Enfin, deux trois incidents majeurs ont marqué le paysage de façon relativement permanente. En entrant, je ne peux pas m'empêcher de poser ma main sur le mur là où devraient se trouver nos silhouettes, en négatif, depuis la rencontre accidentelle de June et Perry, recouvrant quelques fissures superficielles, laissées elles par ma légère crise suite à la mort de Dwighty ainsi que l'atterrissage de LeX lorsqu'elle m'a ramené d'urgence de la planète sans nom.

— Est-ce que tu pourrais m'expliquer en quoi le fait que je sois resté humain implique que Zarah termine à l'hôpital ? j'interroge soudain le narrateur, qui s'est arrêté derrière moi pendant que mon Doppelgänger est allé s'écrouler sur son lit.

Il est clair que mon Magnétisme a amené sa dose de malencontreux effets secondaires, mais visiblement, même si j'étais resté humain, des soucis auraient surgi, et il est temps que je sache de quoi il retourne.

— Avec tout l'ancrage du monde, on ne peut faire la guerre dans ses rêves toutes les nuits que jusqu'à un certain point, expose sereinement l'ange mécanique.

— Et pourtant, s'il elle ne m'avait pas eu, si elle n'avait eu aucun ancrage, tu m'as dit qu'elle irait bien, je demande alors, me souvenant clairement de ce qu'il m'a décrit dans le précédent scenario.

— Justement parce qu'elle n'aurait été ancrée à rien. Elle aurait tout simplement accepté son appartenance à un monde irréel. D'où son penchant pour des rites mystico-ésotériques, d'ailleurs. Elle passerait notamment plus de temps à dormir. Et elle saurait surtout mieux maîtriser le peu de pouvoirs qui lui permettent d'agir depuis un monde sur l'autre. Ça fait une sacrée différence, dans une guerre, tu sais.

Je devine que ce dernier avis vient de la machine, qui a sans doute connaissance de toutes les guerres jamais menées. Je me demande si H a déjà pris part à un conflit d'une telle ampleur.

— Elle peut agir depuis son Monde sur le nôtre ? je m'étonne, vaguement inquiété par cette idée.

— Elle t'a bien invité, non ? me rappelle le narrateur en haussant un sourcil.

— Je vois comment ça pourrait être utile, je concède avec un soupir rassuré.

Je n'avais pas pensé à ça comme à un pouvoir, en fait.

— C'est le moins qu'on puisse dire, confirme le grand blond.

Je me demande quand même combien d'Humains endormis se battent la nuit pour un Royaume des Rêves ou un autre, sans même en avoir conscience au matin.

— Donc, si Zarah est à l'hôpital dans ce monde, c'est parce que dans le sien elle perd la guerre ? je résume, essayant petit à petit de faire le lien entre mon humanité conservée et son état critique.

— Précisément, valide le narrateur avec un hochement de tête.

— Alors quoi elle… passe ses journées à dormir, pour pallier l'urgence ? je conjecture.

Je ne vois pas en quoi c'est si terrible, même si je peux comprendre en quoi ce serait effrayant pour des Humains inconscients de la situation exacte.

— Pas du tout. Elle serait dans le coma, me détrompe l'ange, secouant la tête.

— C'est absurde. Elle ne peut pas régner depuis un coma, je le reprends, luttant pour faire sens de ce qu'il me raconte.

Pas très logique de quitter le navire quand il est en train d'être abordé. Pas pour une Princesse, en tous cas.

— Non, effectivement. Mais ce n'est pas comme si ça aurait été un choix. Ne régner que la nuit n'est tout bonnement pas suffisant pour défendre un royaume. Au bout d'un certain temps dans ces conditions, ce type de monde devient trop fragile pour permettre à sa Princesse de s'y rendre. Tu comprends, ce n'est pas seulement qu'être dans le coma empêche une Princesse de retourner dans son royaume ; si elle ne peut pas y aller, elle tombe dans le coma, il élabore, sans me contredire, ce qui bizarrement ne m'aide pas à le suivre.

— Ça n'a aucun sens ! je proteste, fronçant les sourcils.

Tu parles d'un cercle vicieux.

— Sans blague ! il renchérit, sortant enfin les mains de ses poches pour écarter les bras devant l'évidence.

— Mais attends, alors… ça veut dire que je suis la raison pour laquelle son royaume est en train de mourir, et elle avec, je me rends soudain compte.

Voilà qui est alarmant.

— Tu aurais été la raison pour laquelle il serait mort aussi vite, mais tous les Royaumes de ce type sont en danger en premier lieu, ça, ça n'a rien à voir avec toi, il me tempère, se voulant sans doute rassurant.

— Tout ce que je retiens, c'est que si je ne suis pas dans sa vie, tout se passe bien pour elle et les siens, je lui rétorque, toujours un peu retourné que le simple fait d'être avec moi l'ait mis dans un tel danger.

Le coma, la mort… Était-il donc impossible que quoi que ce soit de bon ne ressorte de ma relation avec elle ?

— Seulement si tu es humain. Et ça n'a rien à voir avec toi en particulier. Même avec un autre elle aurait fini dans le coma de toute façon, poursuit le narrateur sur sa lancée, qu'il veut rassurante mais en réalité est terrifiante.

— Avec moi Magnétique, elle est morte. Tu as l'intention de me convaincre que c'était encore la meilleure solution pour elle ? je pars dans l'extrême opposé, puisqu'il ne veut pas se rendre compte qu'il condamne la pauvre fille à un destin terrible quelles que soient les circonstances.

— Ce n'est même pas en question. La mort est toujours la meilleure solution pour une Princesse des Rêves.

Sa réponse est péremptoire, presque automatique. J'ai comme le mauvais pressentiment qu'il y a du Projet Cassandra là-dessous, maintenant que j'y pense. Ce qui ne fait que me rappeler que je n'ai pas eu une minute à moi depuis une semaine, augmentant encore un petit peu plus mon taux d'agacement.

— Vraiment ?! … Hey, qu'est-ce qui se passe ?

Je commence à m'insurger, mais n'ai pas le temps de cuisiner l'intelligence artificielle, car le décor commence à se brouiller autour de nous.

— Je rentabilise ma simulation. Il est hors de question que je me sois embêté à calculer cette version de ton existence juste pour que tu en voies un hôpital et ton propre appartement.

Allons bon, une machine orgueilleuse. Si jamais j'apprends qu'elle est vivante en en sortant, LeX aura affaire à moi.

— Je trouve que c'était déjà plutôt percutant, comme vision, je me permets de lui dire, un brin sarcastique seulement.

Certes, j'ai d'abord pensé que ça l'aurait été encore plus si j'avais pu suivre autre chose que mon double, mais le rapport de la situation a largement remédié à ce manque.

— Sauf que c'est un gâchis de mes capacités, rétorque mon faux parrain, tout sourire.

Ne pouvait-il pas être joué sous son côté sage et puissant ? Non ? Il fallait absolument qu'il soit interprété comme le clown psychopathe qu'il peut être parfois ?

— Si tu ne peux pas projeter de situation où je ne suis pas présent, je ne vois pas ce que tu peux me montrer d'autre que mon appartement, parce que je doute que mon moi alternatif bouge d'où il est.

Si je casse tout autour de moi lorsque je suis triste ou inquiet, c'est uniquement à cause de mon Magnétisme. Physiquement, je reste plutôt immobile, quand en crise.

— Tu manques parfois cruellement d'imagination, on te l'a déjà dit ? me reproche mon hôte, plissant les yeux et écartant les bras, paumes des mains vers le ciel.

Je ne pense pas qu'on m'ait fait la remarque en ces termes, mais je suppose que ça a dû être sous-entendu au moins une fois derrière l'un des nombreux commentaires que j'ai pu recevoir sur mon tempérament placide. Je ne me donne cependant pas la peine de répliquer, parce que le narrateur est déjà au courant de tout ça. Il modélise à partir de mes souvenirs, mes expériences, qu'il saupoudre de sa connaissance de tous les événements petits ou grands s'étant jamais produits, donc il a toutes les infos qu'il veut. Et cette quasi-omniscience ne rend sa pique que plus blessante, si bien que, malgré m'être promis dès le début de ne pas entrer dans le jeu de l'intelligence artificielle, quel qu'il puisse être, je n'arrive pas à me retenir de tourner ostensiblement le dos à ce que je sais en plus pertinemment n'être que sa matérialisation. Cette manifestation de ma propre vulnérabilité ne fait qu'augmenter ma contrariété.

Petit à petit, un nouveau décor prend forme autour de nous. Tout est d'abord très flou, si bien qu'on se croirait un peu dans une peinture de Turner en trois dimensions. Tout n'est que nuées rougeâtres et vagues rubans dans les mêmes tons cramoisis, sur un fond d'un noir d'encre. Puis, les contours se précisent, et ce n'est hélas pas beau à voir. Il semblerait que nous nous trouvions au sommet d'une tour, avec une vue plongeante sur un paysage en flammes. Sur ma droite, ce qui un jour a dû être une majestueuse forêt n'est plus qu'une étendue de troncs plus calcinés les uns que les autres, qui continuent à se consumer à petit feu. Droit devant, ce qui devait autrefois être un jardin, à en juger par les vestiges de massifs floraux et de buissons sculptés, a également été réduit en cendres. Au loin, à gauche, des incendies font toujours rage dans ce qu'on devine être des hameaux et les champs qui les entourent. Tous ces brasiers à divers stades de leur évolution émettent une lueur lugubre dans la pénombre ambiante, fournie par un ciel réduit au nocturnal car incongrument dénué d'étoiles. Par coïncidence, ma comparaison à une immersion dans l'Incendie du Parlement était finalement plus que judicieuse.

Près de nous, mon alter ego, apparu étendu au sol, s'est redressé péniblement et appréhende son environnement en même temps que moi, à ceci près qu'il ne semble pas surpris. Il y a bien sûr sur son visage la même horreur que moi, et la même tristesse aussi, mais rien n'indique que c'est la première fois qu'il assiste à un tel spectacle. Au contraire, à la façon dont il prend appui sur le parapet, tout laisse penser qu'il est familier de cet endroit en particulier. Pour ma part, j'ai le terrible sentiment de connaître les lieux également, mais je n'ai pas envie d'y penser. Je me retourne vers le narrateur, qui n'a pas encore repris la parole. Il se contente de m'accorder un sourire triste, aggravant mon appréhension. En même temps, d'après la situation que la machine est en train de me présenter, il n'y a pas foule d'endroits où elle pourrait m'emmener. Et cette ligne d'horizon que je devine aquatique ne fait que confirmer mes soupçons.

— C'est le Monde des Rêves de Zarah. Comment est-ce que je pourrais me trouver là-bas ? je l'interroge, me forçant à rester pragmatique.

Quand je disais que son récit était suffisant, c'était autant un espoir qu'un fait. Je ne suis certes pas en mesure de sentir la détresse des habitants de ce monde comme si cette scène était bel et bien en train de se produire, mais avoir un support visuel n'aide pas à effacer le sentiment de malaise que j'ai déjà ressenti à un simple rapport des événements. Heureusement, nous sommes trop haut pour clairement entendre quoi que ce soit, des cris des envahis aux fracas des armes des envahisseurs. Hélas, je ne peux les deviner que trop bien, à l'agitation dont font preuve les petites silhouettes qui se découpent en contrejour au milieu des flammes, comme des ombres chinoises macabres. Je me demande comment ma version humaine peut supporter une telle vision. Qu'en pense-t-il, une fois éveillé ? En a-t-il seulement le souvenir ? Que je puisse moi-même tolérer ce tableau en dit long sur ce que j'ai traversé durant ces quelques mois, qui font la différence entre les deux versions de moi. À cet instant, je ne suis pas convaincu que ça fasse de moi une meilleure personne. Mais peut-être est-ce dû à cette réminiscence que j'ai d'un autre village, dans un autre monde, que j'ai moi-même mis à sac d'une façon qui me semble irrationnellement similaire à celle que j'observe.

— Ce n'est pas parce qu'elle ne peut plus s'y rendre que la Princesse ne va pas continuer à faire tout son possible pour défendre son royaume. Elle te sait une personne fiable et loin d'être stupide, et comme dans son état elle ne se préoccupe plus de conserver ses deux vies séparées et distinctes, dès qu'elle le peut, elle t'appelle ici. Ça explique en partie ton manque de sommeil, d'ailleurs, répond le narrateur.

Sa désinvolture continue de m'agacer plus que je ne le voudrais.

— En plus de mon inquiétude, je lui corrige son manque de subtilité, cherchant plus à cacher mon trouble qu'à réellement le raisonner.

— Oui, c'était ce que je sous-entendais, oui, il m'accorde en levant les yeux au ciel, je crois.

Mon double s'arrache à sa contemplation du royaume en perdition, et va ouvrir une trappe dans un coin de la tour, dans laquelle il trouve tout un tas de mécanismes complexes, qu'il examine comme s'il avait eu affaire à des engrenages des Rêves toute sa vie. Fondamentalement, je suis après tout un ingénieur, il est donc logique que Zarah m'envoie à cette position. Sans doute ces rouages actionnent-ils un mécanisme de défense. Non pas que je croie que quelque quantité de bricolage puisse faire une différence, à ce stade. Notre perchoir fait évidemment partie du château, que je n'ai eu l'occasion de voir qu'à distance, la dernière et seule fois où je me suis trouvé dans cette contrée. Quoi qu'il en soit, ce bâtiment est le cœur du royaume, aux sens propre et figuré, et pourtant il est plus qu'évident qu'il a subi des dégâts conséquents, autant causés par des armes de siège que de combat rapproché, blanches ou à feu d'ailleurs. La bataille de proportions épiques qui scelle habituellement l'issue d'une guerre à ici déjà eu lieu. Et l'absence d'occupants dans le palais laisse présager ce qu'il en est ressorti.

— Dis-moi comment la situation a pu empirer à une telle vitesse. Je sais que tout monde des Rêves est en guerre de base, mais avant d'être attaquée par Vik, Zarah allait bien, ce qui signifie que le conflit était sous contrôle à ce moment-là, non ? Et j'étais dans ce même monde il y a huit jours à peine, et il n'y avait pas la moindre trace d'un affrontement de cette ampleur. Donc, entre ma réalité et ce scenario, il y a quoi, six semaines de différence, du point de vue de ce monde ? Est-ce qu'un mois et demi de règne à tiers-temps diffère tant que ça d'un mois et demi de règne à plein temps ? je raisonne, cherchant à déduire de ce que je vois ce à quoi Zarah a réellement dû faire face après sa mort.

Je me doute bien que sa situation était moins alarmante que ce que j'ai sous les yeux, puisqu'il s'agit précisément de ce qui se serait passé SANS son intervention, mais si justement en son absence sa terre serait devenue ce paysage désolé, le combat qu'elle a mené n'a pas dû être une promenade de santé.

— Vivante, une Princesse des Rêves ne peut être dans son royaume que la nuit. Dans ces conditions, elle ne peut que tenir l'envahisseur à distance, et encore, pas indéfiniment. Ce n'est pas pour te faire de la peine, mais même sans l'intervention de Vik, Zarah serait tombée dans le coma tôt ou tard. C'est le destin des Princesses des Rêves. À moins qu'elles ne soient suffisamment conscientes de leur situation pour se donner la mort, évidemment.

Je n'ai aucune envie de me ranger à sa fatalité.

— Je n'accepte pas que tuer Zarah ait été la meilleure solution ! je déclare avec véhémence.

— Si tu tiens à avoir tort, il me répond en haussant les épaules, se dissociant une fois de plus subtilement de l'individu dont il a pris l'apparence, pour qui ce geste est à éviter à tout prix.

— D'accord, mettons une chose au clair : la seule raison pour laquelle Vik a mis Zarah dans le coma était un ordre de mes parents. Son action n'avait rien d'altruiste, je me permets de rappeler.

Même si au bout du compte ça a apparemment rendu service, permettant à Zarah de régner à plein temps avant qu'il ne soit trop tard, ce n'était pas l'intention de la petite brune, il ne faudrait pas l'oublier. Ni celle de mes géniteurs.

— Les Botanistes font dans les morts positives, et tes parents sont des Magnets, non ? relève le narrateur, avec un air d'arrogance.

— Viky n'a pas tué Zarah. Et lorsqu'elle était éveillée, elle n'émettait aucun signal.

Ils n'ont pas d'excuse. Je le sais, j'en ai cherchées pendant longtemps.

— Parce qu'il est impossible que ta petite amie ait dormi chez toi en présence de tes parents dans la maison, bien sûr, raille mon faux parrain, toujours ce même sourire satisfait aux lèvres.

— Alors quoi, si Zarah n'avait pas été une Princesse des Rêves, il ne lui serait rien arrivé ? Mes parents n'auraient pas décidé qu'elle en savait trop et qu'elle pouvait en plus faire l'objet d'un choc émotionnel favorable à mon épanouissement Magnétique ?

Ils ont clairement démontré leur absence de scrupule face à la mise à mort d'Humains avec Eva et July. Et même s'ils avaient effectivement eu les meilleures intentions vis-à-vis de Zar' – ce dont il me reste encore à être convaincu – ce n'était pas leur objectif premier, sinon ils ne m'auraient pas mis dans la position dans laquelle ils m'ont mis. Il y avait mille meilleures façons de rendre Zarah aux siens sans soumettre tout le monde à tant de torture psychologique.

— D'un côté, avec ta parenté, si elle n'avait pas été un peu dérivée, elle n'aurait même pas pu sortir avec toi, donc la question ne se pose pas.

J'ai un mouvement de recul, comme si je venais d'être brûlé avec un tisonnier ardent. Je ne crois pas que le narrateur se rende bien compte du poids de ses propos. Dans le fond, j'ai toujours su que la nature de mes parents avait eu un impact sur mes relations, mais enfin en avoir confirmation à haute voix et sans le moindre doute possible n'en est pas moins un choc certain. Je reste coi pendant une petite minute avant de retrouver ma voix. Ma contenance suit peu après.

— Zar' est dans le coma depuis quelques jours, c'est bien ça ? Ça signifie que la bataille est perdue depuis quelques jours seulement. C'est tout le temps qu'il leur a fallu pour faire ça ? je reviens à ma question d'origine, désignant d'un geste ample la destruction massive tout autour de nous.

La gravité de la situation ne me paraît toujours pas coller avec la chronologie des événements.

— Disons qu'il y a un facteur coïncidence, concède l'intelligence artificielle avec une brève grimace.

— Quel genre de coïncidence ? je l'incite à élaborer, croisant les bras et fronçant les sourcils, soudain suspicieux.

— Vois par toi-même.

Du menton, il m'indique de retourner à mon poste d'observation initial.

Comme je l'ai dit, nous sommes trop en hauteur pour entendre distinctement les bruits du combat. Cependant, les silhouettes les plus proches des remparts sont relativement reconnaissables. J'avoue que j'aimerais bien voir la tête d'un Homme-Serpent, au moins une fois, après en avoir tant entendu parler, mais en contrebas je ne trouve que des humanoïdes purs et durs, ainsi que ce qui semble être un golem de pierre, animé d'une lugubre énergie verte. Mais peut-être les ennemis séculaires de mon ex ne sont-ils pas nommés d'après leur apparence, après tout. Ce n'est cependant pas le moment d'être fixé sur ce point.

Même à cette distance, en l'absence de distinction visible entre les attaquants et les attaqués, au niveau de l'apparence ou même vestimentaire, il n'est pas difficile de faire la différence entre les deux dans la mêlée. Il est même aisé de déterminer qui mène la charge et qui se contente de suivre le mouvement. La troupe que je suis en train d'examiner est clairement dirigée par une guerrière de petite taille, encapuchonnée et toute de noir vêtue. Non contente d'orienter la marche de sa cohorte, elle est également d'une férocité bien supérieure. Une lame semi-courte légèrement recourbée dans chaque main, aucun de ses coups ne manque sa cible. L'une de ses armes lui permet d'immobiliser sa proie dans sa fuite, après quoi elle abat l'autre dans une exécution douloureuse et sanglante. Étrangement, l'efficience dont elle fait preuve au moment de passer d'une victime à une autre me rappelle quelque chose. Je dois attendre qu'elle plaque un paysan contre une meule de foin en plantant sa première lame dans son épaule droite puis le pourfende à l'aide de la seconde, de l'épaule gauche à la hanche droite, pour que ça me revienne, dans un terrible flash.

— LeX ?! je tombe des nues.

Je dois même m'agripper à la balustrade pour ne pas défaillir sous l'effet de cette soudaine image de la mort de Dwight. Quant au reste de la technique de la Messagère, je l'ai vu lors de notre assaut du village alien, ce qui n'est pas non plus un souvenir particulièrement réjouissant pour moi.

— Si tu n'avais pas été Magnet, elle aurait eu du temps libre sur les bras, le narrateur explique la présence de la Panthère.

— Tu es en train de me dire que ce royaume a été préservé uniquement parce qu'elle devait s'occuper de moi ? Parce que… Quoi ? Elle n'avait pas le temps de le mettre à feu et à sang ?

Bien qu'encore sous le choc, je me souviens très nettement de l'échange entre Enzo et la Messagère, au mariage. "Sans moi ton Royaume ne serait que cendre et poussière. Ne me pousse pas à regretter mes actes." Ce n'était donc pas une façon de parler…

— Dis comme ça, c'est sûr, le sort d'une nation ne repose pas sur grand-chose, le narrateur tempère exagérément mon incrédulité.

— Non, effectivement !

Une fois de plus, son apparence parvient à me faire oublier que j'ai affaire à une machine, et je m'insurge inutilement à son détachement. Peut-être que le fait que mon véritable parrain est déjà en partie mécanique y est pour quelque chose, maintenant que j'y pense.

— Tu devrais être content d'apprendre que tu as encore plus participé à la protection de ce royaume que tu ne le pensais, me propose alors l'intelligence artificielle, d'un optimisme irrationnel.

— Donc, même si Zarah était morte avant la chute de son Royaume, par hasard par exemple, LeX y serait tout de même venue ? je l'interroge, m'efforçant tant bien que mal de retrouver mon pragmatisme.

— Je ne vois pas ce qui te fait penser que la présence ou non d'une résistance digne de ce nom pourrait avoir quelque impact que ce soit sur la folie sanguinaire de la Panthère. Mais elle a un taux de victoire un rien moins important en présence d'un règne permanent.

Comme pour appuyer son propos, au pied du palais, je vois la silhouette de la petite blonde bondir sur le dos d'une autre, et aller planter ses crocs dans son cou.

Je n'ai rien à répondre, car sa remarque est pertinente. Mais par conséquent, je commence à trouver l'expression "facteur coïncidence" vraiment adaptée à la situation. Presque trop. Bien qu'à contrecœur, je dois me rendre à l'évidence que la mort d'une princesse des Rêves est inévitable, car c'est son seul moyen de pouvoir défendre son Royaume convenablement. Mais même si elle meurt à temps, sans une interférence dans les affaires de la Messagère Neutre, elle n'a aucune chance de remporter la victoire. Je suppose que ces deux événements, la mort à point nommé de la Princesse et l'occupation de la Panthère, ne sont pas si difficiles à obtenir simultanément, sinon aucun monde des Rêves ne persisterait jamais. Mais d'un autre côté, combien de fois une seule et même personne a été à l'origine de la mise en place de ces deux conditions ? Que ce soit justement moi qui aie fourni une occupation à la Panthère suffisante pour l'empêcher d'aller s'en prendre au Royaume de mon ex, après que j'ai eu à tuer cette dernière précisément pour lui permettre de le défendre, paraît un peu gros.

— Quelles sont les chances qu'une Princesse des Rêves sorte avec le seul et unique Magnet apolaire de l'Histoire ? je pense tout haut, perplexe à l'idée d'avoir joué un rôle dans les deux conditions nécessaires à la survie d'un monde.

— Er… Est-ce que c'est une question piège ? me demande alors le narrateur, plissant les yeux.

— Tu es censé répondre "très faibles", je lui souffle, indulgent, pour une fois.

En vérité, il n'est rien censé répondre du tout, parce que c'était rhétorique, mais passons.

— Au contraire. C'est une probabilité certaine, puisque c'est ce qui s'est effectivement produit. C'est l'événement réalisé.

J'ai un mouvement de recul, pondérant son point de vue mathématique.

Il est vrai que, depuis le début, il persiste à parler de toutes ces situations au conditionnel tandis que je m'obstine à en parler au présent. Mais il a raison, ce ne sont pas, ou en tous cas plus, des possibilités. Jamais rien de tout ce que je vois aujourd'hui ne se réalisera. Peut-être que c'est ça, la vraie leçon du jour : je peux regarder en arrière tant que je veux, ce qui est fait est fait, je ne peux rien y changer. Je suppose que j'aurais compris ça plus tôt si je n'avais pas eu une vie parfaite. C'est comme le sentiment d'échec, qui, avant de devenir un Magnet, m'était totalement inconnu. Et en conséquence, c'est seulement maintenant que je peux et dois apprendre à gérer tout ça. Génial. N'empêche que, comme quoi, le terme Possibles semble bien mal adapté, finalement. Quoique j'admette ne pas en trouver d'autre, les Impossibles faisant trop penser à une troupe de super-héros de bas étage, en plus d'être moins intuitif vis-à-vis de la définition du concept en question.

— Ça reste une coïncidence bien arrangeante, tu ne trouves pas ? j'insiste, tenant à avoir un semblant de dernier mot.

— Si. Mais qui a dit que l'Univers ne faisait pas bien les choses ? déclame mon Parrain factice, avec le sourire le plus noble dont il est capable.

— Parle-moi du reste, je change de sujet, avec un soupir las.

— Quel reste ? Je passe ma main sur mon visage, pour rester calme.

— Quels sont les autres impacts de mon humanité ? Je suppose que Dwight n'est pas mort, et qu'Hannibal n'a jamais quitté mes parents, je commence à sa place.

— Exact. Oscar serait également en vie. En revanche, June et Perry ne seraient pas réunis, évidemment.

Je tique, pour la deuxième fois de la journée.

— J'attends encore que tu me convainques que ce n'est pas ma faute qu'Oz se soit faite attaquer, tu sais.

J'ai tendance à le croire sur parole, étrangement, mais sur ce sujet en particulier, je préfère tout de même avoir des preuves.

— Ça viendra. Tu as plus de regrets que tu ne le penses. Et je sais exploiter mes opportunités, il m'assure, son sourire s'élargissant encore un peu plus.

— Je vois ça, je lui accorde, non sans secouer la tête.

Alors que je suis déconnecté de la simulation en cours, je ne peux que penser qu'elle me laisse beaucoup plus indécis que la précédente. À ce stade, je suis relativement convaincu qu'aucune situation modifiée selon mes regrets n'aurait bien tourné pour tout le monde. Ou en tous cas rien ne se serait passé comme je l'aurais pensé. Il faut que je reconnaisse qu'il y a toujours des ramifications complexes et insoupçonnées à tout événement donné. Mais accepter que ce qui se passe effectivement est toujours pour le mieux revient plus ou moins à avoir une confiance aveugle et absolue en le hasard, et cette attitude me paraît bien risquée. Sans compter que, bien qu'admirable, l'acceptation béate de toutes les pires tuiles qui peuvent nous tomber dessus, ce n'est pas pour moi.

À part ça, de toute évidence, je regrette encore moins de ne pas être resté humain qu'auparavant. Avec tout le respect que je dois à Eva et July, j'ose espérer qu'elles-mêmes comprendraient que leur vie est peu cher payer pour épargner des milliers d'innocents. Je me demande d'ailleurs si elles n'étaient pas au courant de la nature de Zarah au moment de leur tentative d'assassinat sur sa personne, si leur mobile n'allait pas plus loin que simplement faire son bonheur de manière générale, comme me l'a vendu June au moment des faits. Mais mieux vaut que je ne m'interroge pas sur ce point, car ça pourrait rajouter un regret à ma liste. Je n'ai vu que deux versions alternatives de moi-même, et je commence déjà à saturer…

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