Douzième Jour - Réinitialisation (3/9)
Je retrouve une forme physique et les sens qui vont avec dans une atmosphère obscure et enfumée. D'un mouvement de la main, j'essaye de dissiper le brouillard, mais mon geste n'a absolument aucun impact sur mon environnement. J'aurais dû m'y attendre, mais je pense que ça va quand même me demander un certain temps d'acclimatation. Point positif : je n'ai ni les yeux ni la gorge irrités. Point négatif : je n'y vois tout de même pas très clair. Bon. Je fais volte-face, vers la source de lumière la plus forte que je perçois, et devine les contours d'une entrée, à moitié obstruée seulement par deux battants de bois, de plus petites dimensions que l'encadrement auquel ils sont fixés. À travers l'ouverture, je ne distingue rien du tout, le contraste entre le jour à l'extérieur et cette pénombre à l'intérieur beaucoup trop important. Baissant les yeux, je constate que le sol est un parquet de basse qualité, usé par la fréquentation et certainement jamais entretenu. Reportant enfin à nouveau mon attention devant moi, je décide de faire quelques pas, pour parcourir le décor dans lequel j'ai été envoyé, qui me paraît pour le moment littéralement flou.
Mon exploration ne me rassure pas plus que ma première impression : cet endroit n'est pas fréquentable. Au fur et à mesure de mon avancée, je rencontre plusieurs tables, rondes, autour desquelles des créatures de tous horizons jouent aux cartes, maugréant tout bas dans leurs langues respectives. La plupart des individus sont tatoués, balafrés, et surtout ostensiblement armés. Je ne me trouve ni plus ni moins que dans un repaire de gangsters. Au bout d'une quinzaine de mètres je rencontre une paroi, et en levant le menton je me rends compte qu'il s'agit du côté d'un escalier. J'arrive à en suivre la rampe des yeux, et vois qu'il longe les bords de la grande salle où je suis, y créant une mezzanine. Essayant de ne pas trop me focaliser sur le fait que de la fumée ne devrait pas stagner plus bas que l'air pur, ce qui implique que mon entourage ne fume pas des choses tout à fait normales, je choisis de suivre le bas de l'escalier, pour faire le tour de la grande salle, apparemment carrée.
En chemin, je rencontre un pianiste à quatre bras, endormi sur son clavier fermé. Dans un coin, je croise un petit groupe d'individus qui, à leurs postures, leurs tenues, et surtout leur conversation, m'ont tout l'air de gagner leur vie en faisant payer leur compagnie à qui la veut. Je repasse devant l'entrée, et poursuis mon périple, jusqu'à rencontrer un nouvel obstacle, que je reconnais rapidement comme un bar. Tout s'explique : en fait, je suis dans un saloon. Mais qu'est-ce que je fous là, moi ? Dans quelle réalité alternative puis-je bien avoir atterri dans un taudis pareil ? À en juger par la clientèle, il y a très peu de chances pour que cet établissement se situe sur Terre. Peut-être suis-je ici en mission ? Difficile à dire, puisque le peu de perception Magnétique que j'ai recouvrée m'informe sur le monde réel seulement, et est d'ailleurs plus qu'étouffée.
Alors que je m'accoude au bar, en pleine réflexion, un hurlement féminin retentit à l'étage, ne manquant pas de me faire sursauter. Je me retourne et lève les yeux, mais n'ai que le temps de voir une forme indistincte pulvériser la rambarde de la mezzanine et donc inévitablement tomber jusqu'au rez-de-chaussée, écrasant la table sur laquelle elle atterrit avec un grand fracas de bois brisé et de jetons éparpillés. Tous les joueurs de poker et autres variantes dérivées se lèvent simultanément, repoussant bruyamment leurs chaises derrière eux, et commencent à vociférer, créant un brouhaha considérable. Parallèlement, puisqu'ils en ont presque tous perdu leur cigare, pipe, ou que-sais-je encore, la fumée commence à s'estomper, ce qui me permet de mieux distinguer la scène, à défaut de discerner quelque parole que ce soit.
La forme indéterminée que j'ai vue faire le grand saut s'avère en fait être l'amalgame de deux personnes, deux humanoïdes, et en pleine bagarre qui plus est. Sans cesser de protester à l'intrusion, l'assistance recule néanmoins, laissant leur espace aux deux adversaires. Celui du dessous, grâce auquel l'autre a amorti sa chute, est un cowboy massif au bras droit bionique, avec lequel il empoigne d'ailleurs son agresseur à la gorge. L'autre, qui est donc à califourchon sur le premier, ne se laisse cependant pas faire, et ce malgré son gabarit bien moindre. Ramenant son pied gauche devant lui, il prend autant d'élan qu'il lui est anatomiquement possible, et vient percuter l'épaule de son ennemi avec son talon. Un crissement métallique se fait entendre, et le cyborg lâche prise. Son propre geste a propulsé le plus frêle des combattants sur le côté, mais d'une simple roulade il se rétablit sans problème quelques mètres plus loin, à quatre pattes mais prêt à poursuivre son assaut.
L'androïde se relève en portant sa main gauche à son épaule mécanique, et se met à grogner dans une langue que je ne connais pas, mais dans laquelle je devine qu'il insulte son attaquant. Les traits de ce dernier sont dissimulés par un foulard et une capuche, dans le genre mauvais garçon d'un Far West moderne. N'ayant pas d'insolent que son style vestimentaire, il se relève à son tour, puis porte sa main à sa ceinture afin d'en tirer un petit cylindre, de dimensions voisines de celles d'un bâton de relais, qu'il déplie d'un geste sec en une matraque. Il penche ensuite sa tête sur le côté, comme pour défier silencieusement son rival. Le cyborg rugit et se précipite vers lui. L'autre ne s'esquive qu'au dernier moment, laissant le géant être emporté par son élan, et lui assène un coup de matraque bien senti derrière les genoux. Sa désinvolture est impressionnante, même si je trouve que la machine n'est pas exactement l'adversaire le plus challengeant qui soit, stratégiquement parlant.
Le semi-robot fléchit la jambe sous l'impact, mais ne tombe pas, et se retourne immédiatement vers le nuisible, lui lançant un crochet du droit qui, même dans l'endommagement actuel de son membre mécanique, pourrait sans aucun doute tuer l'impudent. Ce dernier évite cependant l'assaut avec fluidité, se baissant et se relevant dans le même mouvement. Profitant de son impulsion, il vient ensuite pivoter sur son pied gauche, ramenant sa jambe droite à lui avant de projeter son talon dans le bas du dos de son opposant. À nouveau, le cyborg trébuche, mais ne tombe pas. Il charge, cherchant à plaquer son concurrent à la paroi derrière lui. À peine de retour sur ses pieds, le poids moyen voire plume n'essaye même pas d'échapper à l'attaque en force ; emporté par le poids lourd qui lui fait face, il se retrouve plaqué contre l'escalier, un bras mécanique sous le menton, la pointe de ses pieds ne touchant plus terre.
M'étant décalé le long du bar pour continuer à suivre la bagarre, je vois un rictus étirer les lèvres du cyborg pendant que sa victime se débat sous son emprise, battant faiblement des bras et des pieds sans grand résultat. Je fronce les sourcils, certain qu'après avoir eu autant de facilité à dominer le combat le Space Cowboy ne peut pas perdre de cette façon, mais ne voyant pas quelle échappatoire il peut bien lui rester. Comme pour m'éviter de chercher une réponse trop longtemps, celui-ci s'immobilise tout à coup, trop soudainement pour que ce soit à cause de l'asphyxie qu'il est en train de subir. Le pli de mon front se creuse, car je doute que le grand costaud, aussi peu malin soit-il, tombe dans le panneau de croire que sa victoire est déjà atteinte, surtout après une feinte d'évanouissement si peu convaincante. Mais ce n'est pas du tout ce que l'autre avait en tête. Son arrogance ne connaît visiblement pas de limite, car je crois qu'en réalité il ne se débattait que pour faire marcher le gros balourd, voilà tout.
D'un geste si rapide que je me demande si je l'ai bien vu, l'encapuchonné masqué sort une courte lame de sa poche revolver et vient entailler la chair sous l'aisselle gauche de son assaillant. Bien que la plaie soit peu profonde, le sang gicle, éclaboussant une partie de l'assistance, dont les protestations redoublent. Le cyborg hurle de douleur, et porte sa main de métal à sa plaie, laissant ainsi retomber son prisonnier au sol. Jetant son arme blanche par terre d'une main, ce dernier sort un pistolet de sous sa veste de l'autre, démontrant ainsi son ambidextrie, et tire sans sommation dans la jambe droite du blessé, le forçant à tomber à genoux. Il s'approche ensuite de celui qui est désormais sans conteste le vaincu, et l'assomme d'un coup de crosse sur la tempe, probablement en partie pour faire taire ses beuglements, qui ont redoublé d'intensité suite à la blessure par balle.
Le silence s'abat sur l'assemblée en même temps que la voix du cyborg s'éteint. Lentement, sans se presser, le vainqueur range alors son arme à feu là où il l'a prise, avant d'enfin porter sa main à sa tête et rabattre sa capuche sur ses épaules, dévoilant une chevelure courte et sombre. Dans le même mouvement, il tire sur son foulard avec deux doigts, dégageant le bas de son visage, mangé d'un fond de barbe de quelques jours. Mes yeux se plissent alors, avant de s'agrandir comme des soucoupes lorsque je me rends compte que je connais les traits du jeune homme qui vient de gagner un match contre deux fois plus gros que lui. Ces cicatrices sur son sourcil et en travers de son nez ne devraient pas être une excuse pour avoir mis autant de temps avant de reconnaître mon propre visage, mais il m'est difficile d'admettre que cette espèce de psychopathe sans merci n'est autre que moi, même dans une réalité alternative.
— C'est ma tournée, annonce ma version hyper-violente, avec une voix et un sourire que je suis certain de ne pas être capable de reproduire.
Une vague d'approbation accueille l'annonce, et tout le monde reprend sa place. Les joueurs dont la table a été détruite vont se placer au bar, laissant-là les débris. J'observe tandis que mon Doppelgänger invective tout bas sa victime dans sa propre langue, lui donne un faible coup de pied, à la fois par irrespect et pour s'assurer qu'elle est bel et bien inconsciente, puis s'accroupit pour pouvoir lui passer des menottes aux poignets, qu'il aura sorties de sa veste. Ma curiosité plus forte que mon épouvante, je m'approche, et le suis alors qu'il saisit son nouveau prisonnier par un pied et le traîne jusqu'à un coin de la salle, à vrai dire juste à côté du pianiste, désormais réveillé, qui le regarde d'ailleurs faire avec des yeux ronds. Il laisse tomber là le cyborg inconscient, entravé et blessé, et semble instantanément oublier son existence. Ignorant également royalement le musicien, qui le suit toujours du regard, il se dirige ensuite vers le bar, récupérant au passage les armes qui lui ont échappées lors de son combat, et faisant jouer sa nuque endolorie.
Il attrape un tabouret, qu'il fait passer entre ses jambes pour s'y asseoir, et pendant que le barman lui sert un verre d'alcool non identifié, il retire enfin son foulard d'autour de son cou. La main de l'hybride mécanique a laissé une vilaine griffure sur sa peau, même à travers le tissu, et mon double grimace lorsque ses doigts rencontrent la zone abrasée. Très honnêtement, je pense qu'il peut s'estimer heureux que ce soit la seule blessure qu'il a reçue lors de ce combat. Si le cyborg avait serré juste un peu plus fort, il aurait pu lui arracher la trachée. Laissant son égratignure et fourrant le carré de tissu rouge dans l'une de ses poches de jeans, mon double empoigne ensuite son godet et le boit cul sec, sans sourciller. Plus ça va, moins je me reconnais en cet individu. Il pourrait être mon jumeau maléfique que je n'ai jamais connu.
Une soudaine recrudescence de lumière dans le saloon signale l'arrivée d'un nouveau client, et je tourne machinalement la tête vers l'entrée. Ma mâchoire se décroche quand je découvre que le nouvel arrivant n'est autre qu'Hannibal. Sauf que contrairement à la version de moi, cette version de lui est plutôt fidèle à celle que je connais dans le monde réel. Même long imperméable noir, mêmes Doc Martens noires à coutures jaunes, même chemise blanche avec des bretelles pendantes à ses côtés, et aussi même paire de lunettes de soleil, qu'il ne fait évidemment pas mine d'enlever à l'intérieur. D'un geste précis, il époussette une trainée de poussière sur son épaule gauche, sans aucun doute dernière relique de l'atterrissage l'ayant amené ici, puis il s'avance jusqu'au comptoir d'un pas calme, venant s'y accouder sans un mot encore.
— Thanksgiving approche, il déclare, fixant les étagères garnies de bouteilles de toutes formes et de toutes couleurs, derrière le bar, mais s'adressant clairement à moi.
Enfin, à l'autre moi.
— Ah ouais ? répond ce dernier d'une voix plus grave que la mienne, d'un ton railleur qui me déplaît énormément.
— Tu devrais être habitué à ce que ça vienne peu après ton anniversaire, depuis le temps, fait remarquer l'ange blond, toujours sans tourner la tête vers son interlocuteur.
— Tu devrais te rappeler combien je me bourre la gueule pour mon anniversaire. Je me souviens à peine d'avoir fait la fête, rétorque mon alter ego, avec un éclat de rire rauque.
— Shak… l'admoneste alors doucement H, me faisant froncer les sourcils, cette interpellation ne me parlant pas du tout.
— Mais là encore, je ne vois pas pourquoi j'aurais célébré le fait que j'ai enfin l'air aussi vieux que mes parents, pas vrai ? poursuit l'autre Josh, comme s'il n'avait pas entendu, son ton soudain d'un sarcastique cassant.
Dans quelle réalité bizarre est-ce que mes parents auraient pu conserver leur jeunesse ? Ça ne tient pas du possible, ça.
— Ils t'attendront, déclare Hannibal, stoïque, faisant de toute évidence référence à Gold et Copper, avec qui mon double est visiblement en gros froid.
— Je n'attends rien d'eux, pourquoi est-ce qu'ils attendent quoi que ce soit de moi ? il interroge, confirmant ma déduction première de la situation.
— Je t'attendrai… se reprend Hannibal, posant enfin les yeux sur son filleul.
— Alors je viendrai chez toi, répond l'autre, buté.
— Ils sont tes parents, insiste une dernière fois le déchu, une supplique dans la voix que je ne lui ai jamais entendue.
— Je suis désolé de t'apporter autant d'ennuis, s'excuse le jeune homme, sincère mais pas prêt pour autant à revenir sur sa position.
— Ce ne sont pas des ennuis, réplique le grand blond, un sourire triste étirant ses lèvres.
Bien que je sois quelque part heureux que la connivence entre Hannibal et moi ne soit pas totalement perdue, même en des circonstances aussi extrêmes que celles-ci, il est très déroutant de le voir essayer de me rabibocher avec mes parents, quand en réalité c'est pratiquement l'exact inverse qui est en train de se produire. Je ne sais pas qu'est-ce qui a été modifié pour obtenir ce paradigme, mais en tous cas j'ai un tempérament moisi. Et peut-être des problèmes de gestion de ma colère, aussi. Sans doute une légère dose d'alcoolisme, même, à la façon dont j'enfile les shots les uns après les autres sans broncher. D'accord, je sais visiblement me défendre, mais je n'ai pas l'impression que j'utilise justement ces compétences pour me protéger. Ni même que je suis un combattant loyal. Ou clément.
Alors que je prends ma tête entre mes mains, essayant vainement de me faire à l'idée que le même matériel génétique que le mien a donné un individu aussi différent de moi que celui qui est assis à ma gauche, quelqu'un vient s'appuyer sur le comptoir à ma droite. Je ne réagis d'abord pas, car du peu que j'en ai vu, les protagonistes de la scène m'évitent sans en avoir conscience, courtoisie du simulateur, sans doute, de la même manière que ma capacité à toucher les surfaces. Puis, la façon dont le nouveau-venu ne dit rien à personne, pas même au barman, et reste immobile, finit par m'interpeller. Je jette un œil sous ma main, et aperçois la manche d'un blouson de cuir que j'ai l'impression de connaître. Je lève franchement la tête, et découvre un visage qui ne m'est que trop familier :
— Dwight ?! je ne peux m'empêcher de m'exclamer tout haut.
— Nope. 'fin, ouais, mais quand même non, il me répond alors, me faisant violemment sursauter.
— Tu es le narrateur, je déduis de sa capacité à m'adresser la parole.
— Bingo. J'prends l'apparence d'la personne d'laquelle tu t'sens l'plus proche, tout en évitant qui qu'ce soit qui pourrait s'trouver dans c'décor, il justifie ses traits.
— D'accord, j'accepte son explication sans broncher, essayant encore de me remettre du choc de ne plus être invisible.
— Dwight ne viendrait dans un endroit comme c'ui-ci pour rien au monde. Malgré l'fait qu'i' traîne a'c des dérivés, 'l est plus humain qu'd'autres. I' préfère donc un environn'ment plus… humain, s'étale le narrateur pendant que je digère sa présence et son apparence.
— D'accord, je répète, désormais certain que ce n'est pas Dwight du tout, car jamais il ne serait aussi bavard sans raison.
— T'as l'air troublé, observe le faux Dwight, se redressant et croisant les bras.
C'est bizarre de me retrouver face à lui sans ressentir ce lien Magnétique qui nous unit normalement, mais comme je sais d'où ça vient, ce n'est pas ce qui m'embête le plus.
— Qu'est-ce qui m'a amené dans une situation pareille ? j'interroge, allant droit au but.
C'était ce qui me taraudait avant son arrivée, après tout.
— Tes parents t'ont rien caché, il répond d'un ton laconique.
— Hein ?
Je ne dirais pas non à quelques précisions, parce que des secrets, mes parents n'en ont pas gardé qu'un seul, malheureusement.
— J'prends tes regrets par ordre chronologique. Ton regret qui porte sur l'événement l'plus lointain dans ton existence, c'est qu'tes parents t'aient caché qu'i's étaient des Magnets, qu'i's t'aient menti toute ta vie.
Ça fait sens ; cette cachotterie est la mère de toutes les autres cachotteries de mes géniteurs.
— Et en quoi ça m'amène à ça ? je demande, une certaine dose d'incrédulité dans la voix.
Parce que j'aurais pensé que connaître mes origines m'aurait simplifié la vie, pas que ça aurait fait de moi un délinquant. Et surtout, je ne pensais pas pouvoir en vouloir plus à mes parents que je leur en veux dans la vraie vie, sachant que ce que je leur reproche le plus c'est de ne pas avoir été honnêtes. (Et je ne dis pas ça juste parce qu'une machine vient de me montrer que c'est l'un de mes principaux regrets, j'en avais déjà conscience, merci.)
— T'es l'fils d'Gold et Copper. Si t'avais évolué dans l'monde des dérivés, les gens t'auraient appelé Shakudo, en honneur à l'un des alliages d'l'or et du cuivre. Tu parles d'un héritage ! C'est trop d'pression, explique le narrateur, avec toute la désinvolture dont mon Tuteur est capable.
Au moins, ça justifie l'interpellation utilisée par H un peu plus tôt. Y a-t-il un Possible dans lequel je n'ai pas de surnom insolite ?
— Alors je… Non, ça ne me dit pas comment j'en suis arrivé là.
Mes parents n'étaient peut-être pas des sauveteurs surnaturels à mes yeux, mais ils n'étaient pas des prédécesseurs dans les pas desquels il a été aisé de marcher pour autant.
— T'aurais essayé d'être à la hauteur. Et honnêtement, t'as vu, t'aurais été plutôt badass. Mais t'aurais quand même été qu'un simple Humain.
Je trouve cette remarque blessante à tellement de niveaux. J'ai obtenu mon appellation Magnétique pour ma relation contre-nature aux Humains, alors je n'accepte pas facilement de les voir diminués de la sorte, surtout devant ma propre race.
— Et qu'est-ce que je fais de mes journées ? je demande au lieu de m'outrer, jugeant que ce n'est pas la peine de m'énerver contre une intelligence artificielle.
Et puis bon, je suis là pour revoir ma position sur mes regrets, visiblement, donc certainement pas pour défendre mes opinions.
— T'aurais été chasseur de prime, me révèle le Dwight factice.
Voilà qui explique mon attirail guerrier et mes compétences au combat.
— Alors lui, c'était une cible ? je déduis, désignant d'un mouvement de tête le coin du saloon où est toujours affalé le cyborg que mon Doppelgänger a neutralisé.
— Oui et non. Il s'rait en d'ssous d'ton éventail de prix, mais t'auras voulu donner un coup d'main à une donzelle.
Il est vrai que j'ai eu le dessus plutôt facilement, donc que ce ne soit pas une cible à ma hauteur ne me surprend pas tant que ça. Le reste, en revanche…
— Une donzelle ? je relève, haussant un sourcil. Dwight ricane.
— Cherche pas, j'vais pas t'donner d'noms. Tous les individus ici existent réellement, pa'ce que j'suis pas assez puissant pour inventer des âmes. Mais pour éviter qu't'ailles les chercher et foutes la pagaille partout dans l'ordre des choses, quand t'auras quitté l'système, t'oublieras leur visage, et t'auras jamais su leur nom. Capisce ? il expose d'un ton inflexible, bien qu'il ne se départisse pas de son sourire.
— Er… D'accord, si tu veux, je capitule, quoiqu'un peu déçu.
Je fais volte-face et m'adosse au bar, levant les yeux vers la mezzanine. Mon double maléfique et son adversaire biomécanique ont fait leur entrée par la balustrade, et leur fracassante chute a été précédée d'un hurlement féminin. Je suppose que celle qui l'a poussé n'est en fait autre que cette mystérieuse "donzelle" dont je viens d'apprendre l'existence. De là, il n'est pas difficile de comprendre que le coup de main dont elle avait besoin était tout bonnement de la débarrasser de ce gros lourd de semi-robot. Ce qui implique qu'elle se trouve dans la chambre directement derrière la partie endommagée de la rambarde. Je me demande pourquoi elle n'est pas descendue lorsque le vacarme du combat a cessé. Et pourquoi son chevalier servant n'est-il pas allé la chercher une fois sa mission accomplie ?
D'un côté, c'est rassurant que cette version de moi ait tout de même des gens qu'il porte en suffisamment haute estime pour leur porter secours gratuitement. En dehors de son parrain, je veux dire. Peut-être n'est-il pas aussi irrécupérable qu'il en donne l'impression. Mais d'un autre côté, la façon dont il agit envers la demoiselle en question paraît peu galante. Bon, en même temps, il ne faudrait pas que j'oublie que, bien que je ne m'en sois rendu compte qu'a posteriori, je n'ai rencontré mes premiers véritables amis qu'après être devenu un Magnet. Et comme cet état de fait était vraisemblablement dû à ma lignée, peut-être mon alter ego souffre-t-il du même type de préjudice, quoique sous une forme légèrement différente, et doive également se créer des relations avec des circonstances atténuantes. Et puis, malgré nos dissimilitudes, nous avons théoriquement la même âme, à l'origine, donc il n'y a pas de raison pour qu'il soit plus amitieux que moi, ou ne dispose pas de ma spectaculaire capacité d'abstraction, qualités qui sont quand même des caractéristiques assez fondamentales de ma personnalité.
— Même sans me dire son nom, tu peux me dire quelle genre de relation j'ai avec elle, non ? je me retourne à nouveau vers mon informateur, soudain déterminé à trouver la rédemption de cette version de moi quelque part.
— Tu veux savoir si tu t'la taperais ? reformule crument le fac-similé de Dwight, sans même sourciller.
— Pardon ? Quoi ? Non ! Je veux juste savoir si c'est une amie proche ou si je suis un loner qui n'a que de vagues connaissances, c'est tout !
Et de toute façon, puisque cette situation n'est qu'un amalgame de possibilités, l'identité de la jeune femme, ainsi que le niveau d'intimité qu'elle partage avec moi, peuvent varier grandement. Je veux juste les grandes lignes, ça m'ira très bien, merci !
— Tu s'rais pas spécialement solitaire, mais tu s'rais quelqu'un d'distant, forcément. Dur de faire confiance à qui qu'ce soit quand t'as pas l'impression d'pouvoir compter sur tes prop'es parents. Mais i's t'auraient bien élevé malgré tout, alors tu s'rais serviable, dans l'fond. D'où la BA auprès d'une d'moiselle plus ou moins quelconque. J'essaye d'peindre un tableau représentatif de toute une existence, c'est pas forcément facile en un temps limité.
Il parle décidément beaucoup trop, ce qui facilite la dissociation à mon véritable Tuteur.
— Et les gens que je n'ai pas rencontrés ? je poursuis mon enquête, anxieux de savoir à quel point ma vie telle qu'elle est a finalement affecté mon entourage.
Je ne l'admettrai sans doute jamais devant LeX, mais cette expérience pourrait effectivement s'avérer profitable, en fin de compte.
— Ça fait un paquet d'monde, le narrateur modère mes ardeurs, en me jetant un regard en biais.
Les répercussions du changement qu'il a modélisé, sur le monde tel que je le connais, doivent effectivement être pour le moins nombreuses.
— Est-ce que tous les gens que j'ai vus mourir sont en vie ? je restreins ma question, raisonnable.
— Er… Eva, July, Zarah, et Dwight, sûr et certain. Pour le reste, c'était moins clairement lié à toi, donc j'peux pas t'dire, il m'éclaire du mieux qu'il peut, prenant cet air de réflexion intense que Dwighty ne prend que pour décider de ce qu'il va manger.
— Et ils vont bien ? je m'assure.
La vie n'est après tout pas toujours un cadeau, on ne sait jamais. Et il va me falloir du solide pour accepter que mon absence de leur existence leur aurait effectivement été bénéfique.
— La routine de Dwight n'aurait jamais été modifiée par ta rencontre, donc ouais, modulo ses maladresses habituelles, il irait bien. Zarah s'rait pas d'venue amie avec Eva et July, parce qu'elle aurait tourné Wicca. Ou gothique. Peu importe, un truc du genre. Mais en tous cas les trois s'porteraient comme des charmes, ouais.
Son exposé a beau sonner juste, je tique et fronce les sourcils avec incrédulité.
— Gothique ? Zarah ? Tu es certain qu'on parle de la même personne ? je relève.
Je n'ai jamais eu l'impression de l'avoir dissuadée de se tourner vers le paganisme. Autant que je sache, elle a toujours été une princesse, dans ses rêves ou éveillée.
— Elle s'rait toujours dans l'stylisme, si ça peut t'rassurer. Mais sans toi pour l'ancrer dans l'monde réel, elle aurait eu plus de mal à faire face au réalisme d'ses rêves.
Je tombe bouche bée. Je n'avais absolument pas pensé à ça. Pour ma défense, il faut dire aussi qu'avant la première visite de son prince, je n'avais aucune idée que Zar avait ce type de songes. Mais bon, contrairement à mes parents, elle a au moins l'excuse de ne pas avoir eu conscience de me cacher quelque chose, elle.
— Et mes protégés ? Les dérivés auprès desquels je suis intervenu ? j'interroge après avoir repris mes esprits.
Je ne pourrais pas décider si connaître la vérité sur mes origines dès la naissance aurait réellement été positif tant que je ne serais pas autant informé sur les mauvais que les bons impacts que ça aurait eus.
— J'sais pas si tu t'rends bien compte des ramifications d'à la fois ton absence du monde humain, et ta présence dans l'monde dérivé. J'peux t'dire que June et Perry s'raient t'jours séparés, et qu'la tribu d'aliens s'rait intacte, parce que soyons honnêtes, ça a été tes missions majeures, mais pour le reste, i' y a trop d'effet d'vague pour être certain d'quoi qu'ce soit.
Il me jette un regard que je n'ai jamais vu Dwighty arborer, à mi-chemin entre l'agacement et la condescendance, avant de se détourner de moi, comme pour contempler son propre décor.
— Les aliens sont… Est-ce que… Est-ce qu'Oscar est morte ?! je m'alarme immédiatement, récupérant son attention.
— Quoi ? Nan, pas du tout. Sans toi, l'père s'rait simplement allé chercher sa mère porteuse ailleurs, il me corrige comme si c'était tout ce qu'il y a de plus logique.
— Tu veux dire que c'est ma faute si Oz s'est fait attaquer ?! je manque alors de m'étouffer.
De mieux en mieux !
— Er… Nan. C'est à cause d'ton attraction Magnétique qu'le père est v'nu au MIT, mais son choix n'a pas été spécifiqu'ment lié à toi. Tu verras, me détrompe cependant le narrateur, allant jusqu'à poser sa main sur mon épaule quand il lit sur mon visage à quel point ce bref mais intense moment de panique m'a affecté.
Le geste ne m'aide pas autant à me remettre de mes émotions que s'il était réellement venu de mon Tuteur. Pas même un peu. Je suis soudain frappé par le paradoxe d'une race que les chocs émotionnels rendent plus forte, mais qui dispose par ailleurs du meilleur soutien moral qu'on puisse imaginer. Pouvait-on s'attendre à quoi que ce soit d'autre de la part de la Messagère, après tout ? Ma connexion à mon corps actuellement ténue, je suppose que le véritable Dwighty ne perçoit pas suffisamment de ma part pour s'inquiéter de ma soudaine anxiété, ce qui est, comme je m'en suis déjà fait la remarque, plutôt bien pour ce qu'il est en train de faire. Même si je continue à penser que la tête de LeX, si ses préparatifs avaient été déraillés par la maladresse du Jumper, aurait vraiment valu le détour.
Juste quand je pensais en avoir assez appris sur cette version de mon existence, un nouveau personnage fait irruption dans le saloon. L'entrée ne retient mon attention que parce que les battants de la porte sont maintenus ouverts plus longtemps que si on n'avait fait que franchir le seuil, comme une personne normale. Je tourne la tête, et une fois que mes yeux se sont habitués à la lumière, une silhouette féminine se dessine en contre-jour. Je distingue une coupe brune un peu plus longue qu'un carré, une petite robe blanche à capuche, et des Converses bottes remontant juste en dessous des genoux. Je plisse les yeux, cette ombre me rappelant étrangement quelque chose. Ce n'est que lorsque la jeune femme se décide enfin à laisser le portique se refermer, et que mes yeux s'adaptent une nouvelle fois à l'obscurité, que je la reconnais. J'ai un hoquet de surprise, et le narrateur me tapote l'épaule.
Vik, car c'est bien elle, se dirige vers Hannibal et mon alter ego sans la moindre hésitation. Elle n'a dû rester à la porte que pour scanner l'assistance et les repérer. Je ne peux que me demander après lequel des deux elle en a. Au moins, je n'ai rien vu qui indiquait que sa horde de colombes l'avait accompagnée, ce qui signifie qu'elle n'est pas ici en visite officielle. C'est toujours ça. Je suppose que je devrais en être rassuré. Un peu, au moins. Mais même purement civile, la Botaniste reste une convive dangereuse. La petite brune vient s'adosser au bar, à gauche d'Hannibal, un sourire espiègle étirant ses lèvres. L'ange blond reste parfaitement impassible à sa nouvelle voisine de comptoir. Il en est d'ailleurs de même pour mon double, quoiqu'il n'ait pas la retenue de son parrain, ni surtout sa perception à 360°, et jette tout de même un coup d'œil dans la direction de la nouvelle venue, quoique rapide.
— Tu es conscient que tu ne vas jamais le ramener avec toi avec un discours pareil, j'espère, lance la petite brune avec sarcasme, Hannibal n'ayant pas pipé mot depuis bien avant son arrivée.
— Vik. Toujours un plaisir, répond poliment l'interpellé, avec un sourire forcé, regardant toujours droit devant lui.
— J'ai une mission pour ton filleul, elle enchaîne, sans tourner autour du pot.
Une mission pour moi ? De la part de Vik ?
— Ce n'est pas vraiment le moment, tente d'intervenir H, son regard se plissant imperceptiblement sous l'effet de sa colère contenue.
— Qu'est-ce que tu vas faire, grand méchant déchu ? Attaquer une Botaniste au beau milieu d'un bar rempli de témoins ?
Insolente, elle lève les yeux au ciel et contourne le grand blond pour accéder à la gauche de mon moi alternatif, se glissant entre parrain et filleul. Je me demande soudain qui d'elle ou de l'ange gagnerait dans un duel. Je suppose que je peux me poser cette question pour tous les duos possibles dans ce qui fut un jour appelé ma suite.
— Je t'écoute, répond mon clone, à ma plus grande consternation, m'emplissant instantanément d'horreur.
Qu'est-il arrivé à cette connivence entre H et lui ? Pourquoi ne partage-t-il pas son avis sur la brunette ?
— Pourquoi je l'écoute ? je m'insurge auprès du narrateur, la suite de la conversation ne pouvant pas possiblement me choquer plus que ça.
— T'sais bien qu'Vik a été envoyée par tes parents pour assurer ta discrétion. Tu d'vrais pas être surpris qu'ils l'aient pas choisie au hasard ; ils la connaissaient d'jà avant, expose le faux Dwight, qu'il est plus bizarre que je ne l'aurais cru de voir si indifférent à la présence de la petite Botaniste.
— D'où ? je ne m'étonne qu'à moitié, le raisonnement effectivement plutôt logique.
Je ne m'étais jamais posé la question, mais il est vrai qu'ils ont bien dû l'avoir choisie pour une raison. Et c'est sûr que ce n'était pas sa délicatesse.
— C'est la meilleure amie d'LeX ; contrairement à ses confrères et consœurs, elle hésite jamais à s'immiscer dans les affaires des Magnets.
À nouveau, le raisonnement se tient.
— Tu sais beaucoup de choses, je me rends soudain compte, non sans pencher légèrement la tête sur le côté.
— J'suis branché sur le S'cond Univers : j'sais tout c'qui s'sait. Mais j'partage pas c'qu'on sait pas d'jà.
Et modeste, avec ça. Si on peut accorder quelque vertu que ce soit à une machine.
— J'ignorais que mes parents connaissaient Vik avant de l'envoyer après ma copine et ses amies, je me permets de faire remarquer, n'arrivant à retenir un sourire victorieux que parce que je suis encore sous le coup de la conversation que mon moi alternatif est en train de tranquillement avoir avec la petite brune.
— T'aurais pu l'deviner, me rétorque le narrateur, péremptoire.
— Tu pourrais répondre à tant de questions.
Je sais qu'il n'est qu'une intelligence artificielle, d'ailleurs j'ai jusqu'ici plutôt réussi à ne pas négocier ou débattre avec lui, mais là c'est trop tentant ; il en connaît visiblement tout autant sur ce qui aurait pu être que sur ce qui est réellement.
— J'réponds qu'à celles qu'on n'a pas conscience d'se poser, il tranche une nouvelle fois.
Sur cette annonce, je suis déconnecté. La machine a dû juger que j'en avais effectivement assez vu, désormais. Je ne peux pas lui donner tort. Dans cette réalité alternative, je suis une personne émotionnellement endommagée, en froid avec mes parents et qui fait affaire avec Vik. Je sais bien que cette projection est à relativiser, puisque ce n'est qu'un amalgame de probabilités, et qu'il y a peut-être une infime chance pour que connaître la nature de mes parents dès la naissance ne m'ait pas conduit à une vie de mercenaire, mais c'est tout de même très percutant. Je ne pardonne pas mes géniteurs pour avoir choisi de tout me cacher, ce n'est pas si facile, surtout qu'ils ne pouvaient pas savoir ce que ça allait donner, mais je suppose que je regrette moins, ce qui était le but de la manœuvre, en fin de compte. Je crois que je vois où LeX voulait en venir : si je m'interroge moins sur le passé, si je perçois mieux les tenants et aboutissants de certains choix qui ne me paraissent pas forcément bien faits, peut-être que l'avenir, et mes propres décisions, me paraîtront plus clairs.
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