Douzième Jour - Réinitialisation (2/9)

Mon pied se pose sur la passerelle de la porte d'arrivée comme si je n'avais fait qu'un seul pas, ce qui est très déstabilisant, car je sais que je viens certainement de parcourir quelques années lumières. C'est un peu la même sensation que lorsqu'on ne regarde pas ses pieds en montant un escalier, et qu'au moment d'arriver en haut on croit qu'il reste encore une marche à monter, mais en fait non. Tout le monde a sans doute déjà vécu cette microseconde pendant laquelle on se sent faire une chute vertigineuse. Ouvrant un œil, puis l'autre, je m'ébroue pour chasser cette désagréable impression, et rejoins en quelques pas LeX, qui a déjà descendu la rampe. Dos à moi, mains sur les hanches, je ne comprends d'abord pas pourquoi elle regarde en l'air, avant d'à mon tour lever les yeux.

Nous venons de faire irruption dans une gigantesque crypte de style antique. J'ai un flash du hall dans lequel les Silencieux nous ont accueillis, Hannibal et moi, lorsque nous sommes allés chercher Perry, car l'espace qui s'offre à nous est tout aussi haut de plafond, paraît tout autant s'étendre à perte de vue, et est surtout tout aussi vide. Mais là s'arrête toute similitude entre les deux lieux. Le hall de l'antre de l'ordre des Jardiniers n'était qu'un simple hangar, sombre et froid, coulé dans le béton, aux parois lisses et compactes. Ici, deux longues lignes de piliers soutiennent un plafond voûté. Ces colonnades, comme le peu des murs que j'aperçois sur ma droite d'où je suis, sont constitués de blocs de pierre apparents, taillés dans une roche poreuse aux tons ocre. Une épaisse couche de sable fin de la même couleur recouvre le sol, parachevant l'atmosphère chaleureuse de l'endroit, d'ailleurs étonnante en l'absence de fenêtre ou de toute source visible de lumière.

Bouche bée, je ne peux que moi aussi prendre un instant pour savourer la vision de ce décor majestueux. J'entends à peine le vortex se refermer derrière moi, dans un gargouillis caractéristique. Lorsque je parviens enfin à m'arracher à ma contemplation de la prouesse structurelle que représente une telle construction, notamment au niveau des dimensions, je me dis que tout ici est en fait plutôt cohérent avec le moyen de transport que nous avons utilisé pour venir, originellement attribué aux civilisations anciennes, type Égypte, il me semble. Je me retourne vers LeX, cherchant à l'interroger du regard, mais elle n'est déjà plus à mes côtés. Je sursaute quand je la repère au pied d'une colonne, sous sa forme féline, sans ailes, mais les grandes traces argentées et rouges sur son pelage noir pratiquement scintillantes dans la semi-pénombre ambiante. Nez en l'air, la gueule entrouverte, le fauve scrute l'horizon de ses grands yeux gris, semblant chercher à s'orienter.

- Est-ce que tu vas enfin me dire où tu m'emmènes ? je lui demande en la rattrapant une seconde fois.

- Nous sommes à la Frontière, elle me répond juste après avoir repris sa forme humaine, tout en se redressant de sa position agenouillée.

- Voilà qui sonne sinistre, je commente, ayant pu entendre la majuscule au dernier mot.

- Pas du tout. C'est juste la matérialisation de la limite entre les deux Univers.

Effectivement, sinistre n'est peut-être pas assez fort, en fait. LeX commence à avancer, et je lui emboîte le pas.

- Rien que ça, je continue de commenter sans vraiment apporter quoi que ce soit, dans l'unique but d'inciter la Messagère à élaborer ses explications.

- Tout ce qui existe est issu des Humains, pour lesquels il est toujours plus facile de se figurer les choses lorsqu'elles ont une manifestation physique. Par conséquent, à peu près tout ce qui peut être matérialisé l'est.

Elle hausse les épaules, ne désapprouvant ni n'approuvant de cet état des choses.

- Et qu'est-ce qu'on fait ici ? je m'enquiers, ne voulant pas me risquer à m'attarder sur le sujet des Humains, que je la sais abhorrer, même si elle n'en a pas encore manifesté son dégoût pour le moment.

- Tu es très impatient, comme garçon, la petite blonde se contente de rétorquer, m'accordant une œillade en biais, mais sans briser son allure pour autant.

- Parce que tu es l'allégorie de la patience, toi, peut-être ? je lui renvoie, trouvant l'ironie de sa remarque insoutenable.

- Non, je me rapproche plus de celle de la contradiction.

Point pris. Je décide de me taire.

Nous marchons encore un petit moment avant de nous arrêter, sans autre point de repère que le nombre de piliers que nous avons passés, que LeX a comptés en chemin, gardant son bras droit tendu à l'horizontale pour les effleurer du bout des doigts. La Panthère s'approche du mur sur notre droite, le seul que nous pouvons distinguer depuis notre arrivée, de toute façon, et appuie sur un bloc, qui s'enfonce de moins d'un centimètre. Dans un raclement de la pierre contre la pierre, un passage s'ouvre alors, et une petite salle se présente à nous. Du geste, la Messagère m'invite cette fois à passer devant, ce que j'accepte de faire sans discuter, pas peu désireux de quitter le sable ; les Converses ne sont définitivement pas prévues pour la plage. On pourrait croire qu'à force de me retrouver dans tant d'endroits sablonneux, ces derniers mois, j'aurais changé mes habitudes, mais pour ma défense, au moment où j'ai constitué ma collection de chaussures, je n'étais pas exactement confronté aux mêmes types de terrains.

Une douce lumière jaune émane des arêtes de la petite pièce dans laquelle je mets les pieds, permettant d'y conserver l'ambiance chaleureuse précédemment ressentie dans la grande crypte, malgré la drastique réduction de l'espace disponible, ainsi que l'aspect globalement un peu plus lisse. Les parois, bien que toujours composés de blocs de cette même pierre ocre, semblent avoir été légèrement polies, et j'ai déjà noté l'absence de sable par terre, le sol ici simplement de terre battue vaguement poussiéreuse. Le seul mobilier en présence est une haute table, à équidistance des murs, dont le plan de travail est incongrument renfoncé, et contient d'ailleurs une sorte de liquide à peine trouble mais qui semble visqueux. Je m'approche par la droite tandis que LeX prend la gauche. Lorsque je relève les yeux du fluide non identifié vers elle, de l'autre côté de l'étrange meuble, je la surprends à me fixer, comme si ma réaction l'intéressait.

- Tu as déjà entendu parler d'une Pensine ? elle me demande alors, s'appuyant de ses bras tendus sur le rebord de la table.

- Tu ne trouves pas que tu fais beaucoup référence à Harry Potter ? je me permets de lui faire remarquer.

De toutes les œuvres dont elle doit avoir connaissances, il y en a bien une autre qui m'est également familière, non ?

- Rowling a créé de bon concepts, d'accord ? me rabroue la Messagère, vexée.

- Qui ? je la taquine, récoltant un regard noir.

- Je te parle de Pensine parce que, un peu comme une Pensine, ce petit bijou va te permettre d'assister à une scène sans pouvoir intervenir, elle commence à expliquer, sans relever ma boutade.

- De qui veux-tu me montrer les pensées ? j'interroge, intrigué.

- Tout doux, champion. C'est similaire à une Pensine, pas identique. Ce ne sont pas des souvenirs que cette machine va te montrer, mais des Possibles, elle me corrige, faisant lentement jouer les doigts de sa main gauche sur la bordure de la table.

- Des Possibles ? je relève, cette idée allant à l'encontre de tout ce qu'on m'a appris sur le fonctionnement des Univers, comme quoi rien de ce qui se trouve dans le Second n'est accessible.

- Oui, bon, disons l'équivalent de Possibles, elle me rassure, quoiqu'à moitié seulement.

- Er… Tu peux élaborer, s'il te plaît ? je la prie, soudain un peu inquiété par son idée.

- Ce que tu as qu'Oscar et Dwight n'ont pas, ce sont des regrets, elle lâche, immobilisant abruptement sa main.

- J'ai comme un doute là-dessus, je réponds du tac au tac.

Se faire prendre pour elle et mourir pour lui ? Et ce ne sont que les idées qui me viennent tout de suite en tête. Je suis sûr qu'avec un peu de réflexion, je peux établir pour chacun d'eux une liste assez longue.

- Précision : des regrets que tu ne digères pas, se reprend LeX.

Non seulement elle digresse, mais ça n'éclaircit rien du tout.

- C'est-à-dire ? je laisse paraître mon incompréhension, sans complexe.

- Tu crois que je m'embêterais à te traîner jusqu'ici si je pouvais avoir le même effet avec des mots que cet engin avec ses projections ? commence à s'agacer la Messagère, jusqu'ici plutôt patiente, selon ses standards.

- En admettant que je croie effectivement que tu peux me montrer des Possibles : comment est-ce que tu vas les choisir ? Il y en a une infinité. Et ce, même si tu ne considères qu'une seule modification.

Par inférence, je devine qu'elle a dans l'idée de me montrer ce qu'il en aurait été de ma vie si certaines choses s'étaient déroulées différemment. Sur le fond, ça pourrait être intéressant… sans ce léger obstacle que représente l'effet papillon.

- À nouveau, les projections de cette machine sont SIMILAIRES à des Possibles, ce n'en sont pas. Si tu tiens à entrer dans les spécifiques, ce sont des amalgames des situations les plus probables, compte-tenu des paramètres imposés. Nous ne sommes sur la Frontière que pour profiter de la puissance de calcul du Second Univers, pas pour ouvrir une fenêtre sur lui. Ce qui, tu as raison, est tout à fait impossible.

Il est bon de savoir que ce dernier mot n'a pas totalement perdu son sens, même si je pense que j'aurais du mal à négocier cet état de fait avec mon Tuteur, par exemple.

- Et pourquoi est-ce que tu tiens à me montrer MAINTENANT ce qui aurait pu être ?

Disons que j'ai compris les engrenages de la situation, mais j'aimerais bien mieux comprendre son horloger.

- Ça n'a peut-être rien d'absolu, mais je pense quand même que c'est une expérience qui pourrait t'être très profitable vis-à-vis de ton Choix. Si tu n'as pas confiance ou que tu n'as simplement pas envie, je peux t'emmener aider les autres sur-le-champ, mais ne viens pas dire ensuite que je ne t'ai pas proposé toutes les données nécessaires à ta décision.

Tiens donc, mais c'est qu'elle y mettrait presque de la bonne volonté !

Je prends un instant pour réfléchir à sa proposition. Il est clair que, véritables Possibles ou pâles imitations, sa suggestion ne m'inspire pas spécialement confiance. Cependant, j'ai beau ne pas savoir ce qu'elle entend par "regrets non digérés" - en partie parce que pour moi un regret est précisément quelque chose qui s'est produit mais qu'on n'accepte pas -, je suis assez curieux de le découvrir. Après, parallèlement, il y a quelque chose de vexant à être le seul de trois personnes à supposément avoir de tels regrets. Qu'est-ce qu'elle en sait ? Et même, si je peux accepter qu'elle présume que j'en ai, je ne vois pas comment elle peut être certaine qu'Oscar et Dwight n'en ont pas leur quota également, ce qui signifie que ce serait eux les lésés dans cette affaire. Enfin, dernier point de ma délibération intérieure : qu'est-ce que je vais retirer vis-à-vis de mon Choix ? Pourquoi ressasser le passé et s'interroger sur ce qui aurait pu être quand la question qui se pose réellement porte sur l'avenir ?

D'un point de vue purement arithmétique, je devrais refuser l'offre de la Messagère. J'ai plus d'arguments contre cette petite expérience qu'en sa faveur, c'est aussi simple que ça. Mais d'un autre côté, si je dis non, je verrais peut-être où aura lieu la cérémonie, mais ce serait bien le seul avantage, et minime qui plus est, que je retirerais de la journée. Ironiquement, j'ai toutes les chances de regretter de ne pas avoir ne serait-ce qu'essayé cette mystérieuse machine que j'ai sous les yeux. Suis-je prudent au point de ne prendre absolument aucun risque ? Non, la vraie question est : est-ce que je fais suffisamment confiance à LeX pour me risquer à me confronter à des réalités hypothétiques ? Je ramène mon regard à celui de la Panthère, qui elle ne m'a pas quitté des yeux, et sais que non, je ne lui fais pas confiance. Mais il faut croire que je suis d'humeur casse-cou.

- Comment est-ce qu'elle fonctionne, ta machine ? je lui demande, lui donnant tacitement mon accord, ce à quoi son sourire s'élargit.

- Ben, un peu comme une Pensine, du point de vue de l'expérience. Tu te suis toi-même, ou en tous cas la version de toi dans des conditions différentes. Petit plus : il y a un narrateur avec toi. Il t'explique ce qui a été modifié pour en arriver à la scène dont tu es témoin, et peut répondre à tes questions éventuelles, notamment sur des personnes qui ne sont pas présentes, elle expose, didactique.

- Il ne peut pas me les montrer directement ? j'interroge, étonné.

- Non. La machine calibre sa projection par rapport à toi, donc elle ne peut pas te fournir de rendu visuel si ton toi alternatif n'est pas présent. Mais ça n'empêche qu'elle sait ce qu'il en est.

Drôle de contrainte, mais soit.

- Et comment est-ce que ta machine sait quels sont mes regrets, huh ? je m'enquiers, sachant que je ne sais pas moi-même ce qu'il m'intéresserait le plus de changer.

C'est une question classique mais extrêmement difficile à satisfaire, on en conviendra.

- T'occupe, elle trouve, c'est tout. D'ailleurs, détail important : un seul changement peut être modélisé à la fois. Forcément, sinon il faudrait faire des combinaisons, et ça multiplierait le nombre de situations.

D'où l'infinité de Possibles…!

- Okay. Je crois que je comprends, je déclare, à court de questions existentielles.

- Dit le diplômé en avance du MIT, raille la petite blonde, croisant les bras.

- Dis-moi simplement ce que je dois faire, LeX. Qu'on en finisse.

- Tu t'allonges, elle annonce tout simplement, désignant la table du menton.

- Là-dedans ? je m'offusque en grimaçant, pointant du doigt la répugnante substance qui emplit la vasque, même si peu profonde.

- Oui. Tu ne vas quand même pas faire des manières ? elle me défie, plissant les yeux, amusée.

- Est-ce que tu as déjà personnellement utilisé cette machine ? je lui renvoie, l'imaginant très mal accepter de s'étendre dans quoi que ce soit d'autre que du sang ou de l'eau, et encore, pas n'importe quelle eau, à mon avis.

- Moi qui rumine n'est jamais une bonne chose, alors une bonne partie de mes souvenirs me sont inaccessibles, elle rétorque simplement, signifiant de toute évidence une réponse négative à ma question.

Je penche la tête sur le côté, intrigué par cette révélation.

- Vraiment ? Et tu es parfaitement stoïque par rapport à ça ? je me permets de m'étonner.

Je n'ai de toute façon aucune chance de la vaincre dans une compétition de pruderie, alors je n'essaye même pas.

- J'en sais juste assez pour savoir que je ne veux pas savoir. Mais on n'est pas là pour parler de moi. Désape-toi si tu préfères, mais il n'empêche qu'il faut que tu t'allonges dans cette bourbe gluante. C'est comme ça que s'utilisent les ordinateurs organiques, après tout.

Diantre, qu'elle est douée pour éviter les sujets qui ne lui plaisent pas !

- Faux. Parfois il suffit d'avoir le bout des doigts en contact, j'objecte son dernier argument, disposant de bases solides en science-fiction, comme tout bon ingénieur qui se respecte.

- Pour piloter un petit vaisseau, pas pour modéliser un monde alternatif ! Allez, zou ! elle me harangue, joignant le geste à la parole.

Je porte ma main à ma clavicule pour y faire glisser la fermeture éclair de mon pull, non sans faire rouler mes yeux dans leurs orbites, atterré par le caractère vindicatif de la Messagère. Puisqu'il n'y a nulle part où poser mon haut, je me contente de le mettre par terre, soigneusement replié. J'y ajoute mes chaussures et mes chaussettes, mais garde la clé de ma maison autour de mon cou. Elle ne me sert strictement à rien, mais j'ai pris l'habitude de la porter, ces derniers jours. Chacun sa babiole, après tout. Pratiquement tout le monde autour de moi a la sienne, quand j'y pense : Dwighty ne se sépare jamais des dog tags de Dwight Senior, Oz arbore son aimant en permanence, Clay ne quitte pas le bracelet médical de leur père, et June porte toujours l'un des innombrables pendentifs en forme de trèfle offerts par Perry. En cherchant bien, je découvrirais sans doute un objet du même type pour n'importe qui d'autre. Avoir le mien est en fait un pas vers la normalité, voilà tout.

Soufflant pour me donner du courage, je tourne le dos à la table et m'y hisse à la force de mes bras. Je fronce le nez lorsque mes jeans entre en contact avec la matière visqueuse non identifiée, mais parviens tout de même à me faire violence pour y amener mes jambes. Assis en angle droit, je retiens mon réflexe pharyngé ; vraiment, il ne manque que l'odeur à cette substance pour être un parfait vomitif. Et puis bon, même si ce n'était pas gélatineux, mouiller ses vêtements n'est jamais une expérience très agréable. Tout ceci étant dit, LeX n'a pas tort, je ne devrais pas faire de manières. Il est temps de me reprendre. En plus, je ne fais pas ça pour rien, c'est pour la bonne cause. Tout le monde n'a pas l'occasion de tourner la page sur ses regrets, si ? Ce qui me fait penser…

- Pourquoi est-ce qu'il n'y a personne ? j'interroge la Panthère, alors que je m'apprêtais à m'allonger entièrement.

- Parce que très peu de monde connaît ou est intéressé par cet endroit, et que même si c'était le cas, il n'y a aucune raison d'y laisser des gardiens ; ce n'est pas comme s'il y avait quelque chose à voler ou que quoi que ce soit ici était dangereux, elle expose calmement, croisant simplement les bras pour marquer son impatience.

- Et moi qui croyais que tout pouvait présenter un risque, je défends ma question, un peu vexé par la facilité avec laquelle elle a rendu mon étonnement injustifié.

- Bon, okay, ça pourrait l'être, mais disons que ça possède son propre pouvoir dissuasif. Tu comprendras par toi-même, elle concède, détournant la tête.

- … Est-ce que ça a à voir avec le fait qu'il valait mieux que je n'aie pas mangé avant de venir ? je m'enquiers après une courte réflexion, devinant que sa posture n'a pas seulement à voir avec le fait qu'elle est déçue de ne pas m'avoir facilement cloué le bec.

- Tu es trop perspicace pour ton propre bien, Lil'Hu, elle me fait remarquer, un sourire pointant de nouveau au coin de sa bouche.

- Ou pas assez, va savoir, je rétorque, conscient qu'il m'arrive trop souvent de ne pas me rendre compte de quelque chose qui est juste sous mon nez.

- Bon, tu comptes t'allonger aujourd'hui ou demain ? la petite blonde finit par faire passer son impatience dans ses propos, quoique son ton reste amical.

- Ça va, ça va, j'y viens, je la tempère en obéissant.

Je bascule en arrière, non sans tirer la langue de dégoût. La température ambiante du fluide n'aide vraiment pas à faire oublier sa texture gluante. De plus, la façon dont la Messagère est penchée à mon chevet me donne l'inconfortable sensation d'être un patient sur sa table d'opération. Et être à moitié nu ne m'aide pas à faire passer cette vision. Pour m'en distraire, je fixe le plafond de pierre et essaye de chercher des motifs dans ses porosités, comme on peut en chercher dans des taches de moisissures ou des auréoles d'humidités, mais curieusement, ça ne fait qu'empirer mon état d'esprit brusquement et sans trop de raison orienté film d'horreur de série B. Pouvant sans doute sentir mon malaise, LeX s'éclaircit la gorge, me faisant tourner la tête vers elle. Grave erreur, parce que maintenant j'ai de cette bourbe bizarre sur l'oreille, mais tant pis.

- Ça se passera mieux si tu te détends un peu, tu sais ? Ferme les yeux, et essaye de rester le plus immobile possible, sans pour autant t'endormir. La connexion devrait s'établir toute seule.

Plus facile à dire qu'à faire. Et l'utilisation du conditionnel n'est pas ce qu'il y a de plus rassurant.

- Mais… et toi ? Qu'est-ce que tu vas faire, pendant que je serai…?

Je termine ma question avec une grimace vague, ne voulant pas tout bêtement dire "là" mais ne trouvant pas vraiment d'autre mot.

- Je monte la garde, répond simplement la petite blonde.

En fait, je demande pour arrêter de me monter tout un scénario dans lequel elle me vivisecte. Sa réponse ne me convient donc pas tout à fait.

- Comme je l'ai remarqué, nous sommes seuls ici, je me permets de lui rappeler, cherchant une image mentale précise à laquelle me raccrocher.

- Oui. Mais on ne sait jamais comment tu vas réagir à cette expérience, elle m'annonce alors avec un grand sourire, cherchant sans doute à ce que sa révélation ne soit pas aussi anxiogène qu'elle pourrait l'être.

Résultat très peu probant, si vous voulez mon avis.

- Tu as toujours le mot rassurant qu'il faut, je commente, déglutissant.

- Dis-toi que je suis une Messagère de soutien. Mon pôle n'est pas fondamental. Je n'interviens qu'en cas de besoin. C'est mieux, comme ça ?

La carte de la sécurité. Certes. Son éternel rôle de police d'assurance.

- Peut-être.

On en revient toujours au fait que je dois lui faire confiance. J'ai l'impression de le faire contre mon gré, en fin de compte, et c'est dérangeant.

- Oh, dernière chose : tout se passe en temps réel. Tu vas assister à des évènements qui se seraient passés aujourd'hui, et ça va probablement te prendre la journée. Au cas où ça t'intéresse, elle me lâche alors que je me suis à peine retourné vers le plafond.

La connexion s'établit avant que je n'aie le temps de rétorquer ou même seulement bouger. Brutalement, je suis privé de ma vue, de mon ouïe, de tous mes sens jusqu'au sixième, celui dont l'absence me panique le plus. Je perds la notion de haut et de bas, de pesanteur, et même des limites de mon corps. Mon cerveau n'est ni plus ni moins que court-circuité. Privation sensorielle totale, en résumé. Il paraît que ça peut être utilisé à des fins thérapeutiques, mais sur le moment, j'ai comme un doute. Je ne peux ni bouger, ni parler. Je ne peux rien faire du tout, et c'est angoissant. Je n'ai qu'une seule certitude, et c'est que mon corps, bien que je n'en aie plus conscience, continue à émettre mon signal, ce qui signifie que Dwight ne perçoit pas mon absence comme je perçois la sienne. Dans sa détresse, mon Tuteur aurait pu dévaster les préparatifs de la cérémonie de notre Choix, ce qui aurait été amusant à court terme, mais je lui ai promis d'éviter de le remettre dans une position aussi inconfortable que celle de m'avoir perdu, donc tant pis pour la satisfaction de la tête de la Messagère devant les dégâts qu'il aurait pu causer. Heureusement pour moi, ma désorientation absolue ne dure pas plus de quelques secondes.

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