Onzième Jour - La belle (8/12)

La pénombre et l'humidité du seuil de la planque n'étant pas des plus agréables, nous remontons les escaliers et allons attendre devant leur rambarde branlante, sur le trottoir. Aucun de nous n'ose s'appuyer sur la grille, et nous restons donc simplement debout en demi-cercle dans le froid. Le plus affecté par le climat est bien évidemment Dwight, suivi de ma personne, mais l'une de nos deux compagnons décédés a l'obligeance de faire semblant d'être tout aussi touchée par la température. Alors que Dwight sautille d'un pied sur l'autre pour se réchauffer et que je me retiens de faire de même, LeX glisse ses mains gantées dans les poches de son manteau, qu'elle resserre autour d'elle. Il est possible qu'Hannibal ne soit pas attentif, comme souvent, mais en le cas présent je pense plutôt qu'il n'est tout simplement pas en mesure de faire semblant. Il est plus déconcertant qu'on ne pourrait le croire de voir quelqu'un de parfaitement à l'aise en plein hiver, et malgré sa propension naturelle à l'étourderie, il a si bien prétendu d'être humain jusqu'ici que je doute qu'il commette une incohérence aussi bête sans raison valable.

— Qu'est-ce que vous croyez qu'ils font, là-d'dans ? demande tout à coup Dwight, que le silence n'aide pas à oublier le froid.

— Il est certainement en train de lui poser des questions sur nous qu'il ne pouvait pas poser en notre présence, répond LeX platement, sans se retourner de sa contemplation du bout de la rue, le regard perdu dans le vide.

— 'l a pas l'air timide, observe Dwighty, pas plus convaincu que moi que le grand brun connaisse quelque tabou que ce soit.

— Ce n'est pas sa propre timidité qu'il a cherché à éliminer de l'équation, rétorque alors la petite blonde, un sourire amer pointant au coin de ses lèvres.

Je comprends où elle veut en venir : Oscar a agi de façon juste un peu trop docile vis à vis de nous, ce qui a dû frapper son cadet comme anormal. Je voudrais bien faire remarquer à la Messagère qu'elle n'a pas spécialement aidé non plus dans le département de la crédibilité, en brusquant les choses comme elle l'a fait – ce qu'aucune personne saine d'esprit ne ferait, et à plus forte raison une délinquante confirmée – mais elle me répliquera que mon échéance de temps ne lui a pas laissé d'autre choix. Et elle aura raison. Je choisis donc de me taire et de me laisser fasciner par le bitume. Ce n'est pas comme si on pouvait changer quoi que ce soit à l'un comme l'autre des comportements suspects maintenant. Et je ne pense de toute façon pas que Scott reviendra sur sa décision de nous suivre, ni même celle de le faire aujourd'hui. De plus, bien que ça ait paru contre-nature lorsque nous étions auprès d'elle, Oscar nous fait bel et bien confiance, ce n'est pas sur ça qu'elle doit mentir, et je soupçonne que c'est tout ce dont son frère a besoin de s'assurer pour en faire de même.

— Pendant qu'on attend, je propose qu'on s'équipe, qu'est-ce que vous en dites ? suggère alors Hannibal, après un autre silence, quoique plus bref que le précédent.

— Balance, l'encourage LeX, arrachant enfin son attention du bout de la rue.

— Toi, tu mettras ça sur le toit. Je vais faire semblant de te guider, mais en fait tu pourras les jeter à peu près n'importe où.

Il se rapproche de moi, soulève le rabat de la sacoche que je transporte pour lui, et y plonge sa main pour en ressortir trois petits cubes, de la taille d'un écrin de bague. Chacun a une petite diode ancrée sur une face, et une petite antenne qui prolonge une arête.

— Ils ont l'air factices, commente la Panthère, tout en faisant tourner les petits volumes entre ses doigts.

— Ils le sont. Qu'est-ce que ça peut faire ? Ce n'est pas comme si qui que ce soit allait y regarder de plus près, raisonne H, ce à quoi la petite blonde acquiesce du chef puis glisse les dés dans l'une des poches de son manteau, visiblement plus profonde qu'il n'y paraît.

— Est-ce que ça signifie que je vais devoir les récupérer avant de partir ? elle demande ensuite.

— C'est ça ou je les autodétruis, mais cette dernière alternative laisse plus de traces, il répond.

— Très bien, je les ramasserai, elle conclut en levant les yeux au ciel.

— Non pas que tu sois obligée de les disséminer vraiment. Il faut juste qu'un Humain te voie avec, il lui fait remarquer, cherchant à diminuer l'exaspération apparente de la Messagère.

— Puisque nos joujoux n'ont pas l'air réels, autant que nous on le paraisse le plus possible, elle déclare, avec un haussement de sourcils provocateur.

Hannibal se détourne alors ostentatoirement d'elle.

— Je ne relèverai pas. Josh, tu bidouilleras avec ceci quand Clay sera avec vous. Dans les faits, tu peux te charger des portes magnétiques tout seul, ou je peux t'aider, c'est comme tu préfères.

Après une nouvelle recherche dans la sacoche que je tiens ouverte pour lui, il me tend ce qui ressemble fortement à un téléphone portable tactile auquel on aurait branché deux électrodes.

— Je n'ai pas envie de perdre du temps, je décline l'offre de me débrouiller seul.

Je peux techniquement le faire, il n'y a effectivement pas de doute, mais j'ai peur de ne pas réussir à me concentrer pendant que j'infiltre une prison haute sécurité, et j'ai moyennement envie de tout déglinguer au lieu de simplement ouvrir une porte.

— Si tu n'as pas confiance en ta maîtrise, je m'en charge, accepte mon parrain sans broncher, tandis que je me saisis de mon matériel factice.

— C'est pas pour dire, mais ce truc à l'air aussi faux que tes émetteurs, recommence LeX, insupportable.

Je suppose que la charade humaine pèse plus sur elle que sur n'importe qui d'autre, ce qui la rend aussi irritable qu'irritante. Compréhensible, quoique pas vraiment excusable.

— Il l'est tout autant ! la rabroue une nouvelle fois l'ange mécanique, légitimement agacé.

— Et si Clay est plus calé qu'son p'tit frère ? demande Dwight.

Mine de rien, il est celui qui a le plus d'expérience en matière de cacher l'irréel aux Humains, étant né dérivé parmi eux.

— J'en doute. Et quand bien même ce serait le cas, Oscar fera diversion, contre argumente H.

— Okay. Et moi, j'ai droit à du matos aussi ? s'enquiert ensuite le Jumper, le seul qui parvient à être amusé par notre couverture.

— Tu feras comme si c'était dans le sac à l'aller, et au retour tu emprunteras ceux d'Oscar, lui explique Hannibal avec un air désolé.

— Ça me va, accepte Dwight en haussant les épaules, finalement pas vraiment déçu.

— Et tes accessoires à toi, LeX ? je demande alors à la Messagère, après avoir repassé dans ma tête tous les outils dont nous avons théoriquement besoin.

— Tu veux dire ces beautés ? répond Hannibal à la place de l'interpellée, sortant du sac une poignée de petites ampoules, remplies d'un liquide non-identifié mais qu'on devine volatil à pression atmosphérique.

— Je peux travailler avec ça, s'exclame LeX avec enthousiasme, acceptant les mini-bombes dans ses mains en coupes, et les examinant avec un grand sourire ravi.

Est-ce trop demandé qu'elle s'extasie pour une fois d'autre chose que d'une arme ou une blessure ?

— Et s'ils ont une radio ? je demande alors.

On mise tout sur le fait que personne ne se rendra compte de l'inconscience des gardes responsables des portes, ce que la présence de communication radio empêcherait.

— Non, c'est une trop grande distraction pour des gardes. Et puis, je n'en ai vu aucun signe sur aucune des photos, m'oppose LeX, visiblement confiante sur le sujet.

Alors que la petite blonde glisse avec précaution ses tranquillisants dans l'autre poche de son manteau, un bruit de porte qui se referme puis se verrouille se fait entendre dans notre dos. Nous faisons volte-face, et sous peu Scott et Oscar émergent de l'escalier de béton. Cette dernière porte son sac à son épaule, quoique visiblement allégé du superflu, à la façon dont le tissu n'en est plus tendu comme auparavant. Lui, qui est occupé à tirer sa manche sur son avant-bras droit, a pour sa part enfilé une veste en cuir et des mitaines de sport. Le frère et la sœur nous rejoignent, et Dwight et moi nous écartons de LeX pour leur faire une place dans notre ersatz de cercle. À leur attitude beaucoup plus sereine à tous les deux, je devine qu'Oscar ne s'est pas contentée de l'assurer de la confiance qu'elle avait en nous. Je me demande ce qu'elle a bien pu lui dire exactement. Même si je n'avais pas pensé que c'était indiscret et avais essayé de déterminer depuis là où j'étais, j'aurais sans doute échoué, deviner le contenu d'une conversation avec tous les signaux des participants étant déjà suffisamment difficile pour ne pas se rajouter l'obstacle de n'en avoir que la moitié.

— Vous êtes prêts ? Sûrs de vouloir faire ça ? s'assure Scott, non sans frissonner et frotter ses mains l'une contre l'autre.

— C'est pour ça qu'on est venus. Sûr que tu es okay ? LeX prend la parole pour tout le monde, et en profite pour tempérer son petit passage en force de tout à l'heure.

— Vous avez raison. J'ai suffisamment fait de repérage, et j'en ai marre de tourner en rond, il réitère sa capitulation, quoique sans mauvaise volonté cette fois.

Maintenant j'ai vraiment envie de savoir ce qu'Oscar lui a dit.

— Bien. On est partis, alors, conclut la petite blonde avec un grand sourire.

Sans doute est-elle encore sous l'effet euphorique d'avoir reçu de quoi rendre inconscients une bonne vingtaine d'hommes adultes.

— Suivez-moi, nous intime alors Scott.

Nous obéissons, plus de la moitié d'entre nous pas mécontents de ne pas rester immobiles plus longtemps. Il nous fait remonter la rue, suivant sans le savoir la trajectoire du regard de LeX à peine plus tôt. Coïncidence ou étrange intuition, je doute qu'elle la sache elle-même. Au bout d'une centaine de mètres, nous tournons à gauche, dans un profond cul de sac. À notre droite, le bâtiment se révèle ponctué de plusieurs portes de garage. Le benjamin McAddams sort alors l'un de ses colliers de sous son T-shirt, au bout duquel pend une longue clé, et déverrouille le cadenas accroché à l'un de ces portails, qu'il soulève dans un grand fracas métallique. Une odeur peu agréable s'élève, mélange de divers fluides mécaniques et d'humidité. Je surprends Hannibal a essayé de ne pas sourire tandis que le reste d'entre nous fronce le nez, même le propriétaire des lieux, bien que dans une moindre mesure, sans doute habitué à une partie de ces effluves au moins.

Le garage dans lequel nous mettons les pieds renferme plusieurs véhicules de divers formats. Sur le mur de gauche est appuyé un vélo, en état de fonctionnement malgré quelques marques de soudure signifiant qu'il a vécu. À ses côtés, sur sa béquille, une moto, du peu que je sache issue du mélange de plusieurs modèles, mais là encore en parfaite condition. Enfin, occupant la majeure partie de l'espace, un van de livraison, vierge de tout signe distinctif. Comme on aurait pu s'y attendre, c'est vers la fourgonnette que se dirige notre chauffeur du jour. Il ouvre la portière côté passager et va fouiller dans la boîte à gant, pour en sortir une petite mallette noire. Revenant vers nous, il défaits les deux clips scellant le réceptacle, et l'ouvre face à lui, le tenant d'une main, l'autre en balayant le contenu.

— Voilà pour la comm'. Je les ai testées avant-hier. Je pense qu'on pourra les activer quand la Miss fera sa percée, déclare Scott en nous distribuant une oreillette à chacun, désignant la Panthère du menton.

— LeX, se présente enfin l'intéressée, la seule dont le prénom n'a pas naturellement percé à un moment où un autre de ce début d'après-midi.

Le grand brun acquiesce du chef. Très franchement, à sa place, je ne retiendrais aucun de nos noms. Il a autre chose à penser. Il referme la petite boîte et va la remettre là où il l'a prise, après quoi il revient pour nous ouvrir les portes arrière. Ce n'est pas que nous n'ayons pas deviné où nous allons prendre place, mais par respect pour son domaine d'expertise, personne n'ose toucher à son véhicule, le laissant faire son truc, en espérant qu'il fera preuve de la même courtoisie lorsque ce sera notre tour de faire le nôtre. Du geste, il nous invite à monter à bord. Alors qu'il s'apprête à aller prendre sa propre place au volant, il remarque LeX qui guide Hannibal, et intervient. Marmonnant quelque chose qui n'est intelligible que pour les deux blonds, il se permet de relayer la Messagère et d'entraîner l'ange vers la place passager avant. Il paraît en effet logique que, le chauffeur comme le hacker aveugle n'étant pas supposés quitter la camionnette, ils se tiennent compagnie, plutôt que de s'isoler l'un de l'autre sans raison valable.

LeX, qui n'a en rien résisté à l'échange de responsabilité, se retourne soudain vers moi, soulève à son tour le rabat de la sacoche dont je suis le porteur attitré, et en retire un clavier en braille. Sous le regard dérouté de Scott, qui vient juste de refermer la portière derrière son passager, elle frappe à la vitre, et une fois celle-ci ouverte, elle remet l'objet à son juste propriétaire, qui la remercie d'un hochement de tête. Le grand brun lève les yeux au ciel lorsqu'il comprend ce qu'elle vient de faire, pendant qu'elle lui accorde un grand sourire et qu'Hannibal referme sa vitre, puis va enfin rejoindre sa place de conducteur. La petite blonde vient pour sa part occuper la banquette de droite à l'arrière du fourgon. Oscar vient s'asseoir en face d'elle, posant son sac à ses pieds. Je pose ma main sur l'épaule de Dwight lorsque vient son tour de monter, pas près de le laisser affronter cette épreuve tout seul. Il soupire lourdement, et je l'accompagne jusqu'à ce qu'il soit assis à côté de LeX. Je referme les portières derrière nous, et Oscar donne deux coups sur la cloison qui nous sépare de la cabine, signalant le départ. Le van s'ébranle une première fois, dans une marche arrière des plus efficaces, pour sortir du garage. Laissant le moteur tourner, on entend Scott redescendre, pour aller refermer le portail, avant qu'il ne revienne et que le trajet ne commence pour de bon.

Dwight a déjà la tête entre les genoux avant même que nous soyons sortis du cul de sac. Son être tout entier se révolte contre la simple idée d'un transport mécanique. Et pour couronner le tout, les espaces clos ne sont pas non plus son environnement de choix. Je me penche vers lui et pose ma main sur son épaule à nouveau, cherchant à atténuer son inconfort. Oscar a le front plissé par l'inquiétude, n'ayant sans aucun doute jamais été témoin d'une réaction aussi violente à quoi que ce soit, surtout d'aussi trivial. LeX hésite une seconde avant de s'accroupir aux pieds de mon Tuteur et de lui murmurer quelque chose à l'oreille. Je sens sa surprise, mais il est incapable de relever ses yeux vers elle. Une seconde plus tard, il a mis de côté son incompréhension des tenants et aboutissants de ce qu'elle vient de lui dire, et a disparu. Je voudrais protester, mais la Messagère élimine toute chance de contestation d'un geste de la main, après quoi elle retourne à sa place assise, croise les bras, ferme les yeux, et s'enfonce confortablement dans son siège. Comme je peux savoir que Dwight va bien, je ravale mes interrogations et choisis d'être content qu'il ne se sente plus mal. Je suppose qu'elle lui a dit de nous attendre à notre destination et de réintégrer le van une fois qu'il sera à l'arrêt, ni vu ni connu. J'aurais dû y penser moi-même.

Me redressant à mon tour à la manière de la Panthère, j'accorde un sourire à Oscar, qui n'a visiblement pas tout à fait compris ce qui venait de se passer avec Dwighty, bien qu'elle n'émette aucun commentaire, déduisant de mon calme que tout va bien. Elle ne parvient cependant pas à se détendre, et reste penchée en avant, fixant obstinément son sac entre ses jambes. Je suppose que je devrais être à peu près dans le même état, mais la tranquillité des auras de Dwight et Hannibal est irrésistiblement contagieuse. Je pourrais très bien partager cette sensation de sérénité avec ma voisine, mais la simple idée de la force avec laquelle elle m'en voudrait lorsqu'elle apprendrait que j'ai influencé son humeur, même pour l'aider, m'en dissuade. Mais ce n'est pas parce que je ne peux pas utiliser mes capacités Magnétiques pour la rassurer que je ne peux pas faire usage de mes autres talents, moins surnaturels, eux :

— Alors ? Verdict ? Comment on s'en est sortis ? je choisis de briser le silence, quoique tout bas.

— … J'aurais peut-être préféré que tu ne te sois pas rasé, répond Oscar après une courte réflexion.

Elle est encore plus perturbée que je ne le croyais.

— Qu'est-ce que ça aurait changé ? je m'étonne.

De toutes les choses qui auraient pu la déranger dans notre comportement…

— Scott a un profond respect pour les cicatrices, elle explique, l'ombre d'un sourire flottant sur ses lèvres, mais trop tendue pour le laisser se déclarer franchement.

Je ne peux pas nier que même après une journée seulement, la cicatrice que m'a laissée Oudamou est déjà soulignée sur ma joue.

— Pas mes professeurs. Pas plus qu'ils n'ont de respect pour quelqu'un qui ne s'est pas rasé, d'ailleurs, je me défends.

Me raser n'a pas été, aujourd'hui comme souvent, dépendant de ma volonté.

— On peut pas plaire à tout le monde, énonce Oscar, évasive.

— Comment pouvais-je prévoir que j'allais avoir besoin d'impressionner des criminels plus tard dans ma journée ? je lui demande, insatisfait de la façon dont la discussion a tourné court.

Ce n'est pas tellement que je ressens le besoin de me justifier, c'est simplement que son absence de réactivité m'inquiète.

— Je ne suis pas en train de te faire un reproche. C'est juste que tu aurais plus eu l'air à ta place avec un peu de pilosité faciale, c'est tout.

Elle ne peut pas décemment aborder un sujet comme celui-ci et n'avoir aucune bonne répartie en stock.

— J'aurais pu porter une chemise, je lui propose alors, me rappelant la réaction de LeX à mon inadaptation au monde du crime, ce matin, et espérant obtenir quelque chose de semblable de la part d'Oz.

— Heureusement que tu as eu le bon sens de changer ça, confirme la jolie brune.

J'ai presque réussi à la faire sourire. Dommage que ça ne vienne pas entièrement de moi.

— … C'est LeX qui m'y a fait penser, j'avoue, penaud mais au moins honnête.

— Oh. Désolée, elle s'excuse de sa maladresse.

Comme si se montrer moins malin que la Messagère était réellement quelque chose de honteux…

— Pas grave. Comme tu l'as dit, on ne peut pas plaire à tout le monde. Ce n'est simplement pas mon monde.

Je renonce à essayer de tirer quoi que ce soit de plus d'elle. La situation est finalement trop grave pour insister.

— Pas encore, elle me corrige, juste quand je ne l'attendais plus.

Effectivement, je suppose que participer à une évasion de prison peut être considéré comme un rite de passage.

Ma victoire d'avoir réussi à lui arracher un sourire est de courte durée, car le van s'arrête, plus longtemps que pour un simple feu mais sans passer au point mort comme si nous étions bel et bien arrivés, et toute la tension d'Oscar revient alors d'un seul bloc. Il n'est pas très difficile de comprendre la raison de notre halte : nous avons certainement atteint les portes de l'île, et je suppose qu'on ne peut pas y accéder comme on rentrerait dans un moulin, vu le type d'installations qu'elle accueille. Le fait que Scott ait été en possession de photographies qui n'ont pu être prises que de l'autre côté de cette barrière devant laquelle nous attendons, ainsi que son absence de mention du passage de cette frontière au moment de l'élaboration de notre plan d'attaque, me laissent penser que le grand brun sait très bien ce qu'il fait. Et il n'y aucun doute dans mon esprit qu'Oz est tout à fait consciente de cet état des choses elle aussi. Et pourtant, elle ne peut pas s'empêcher d'être inquiète.

Occupé à me demander à quelle combine Scott peut bien avoir recours pour pouvoir passer cette douane sans même se soumettre à une fouille de son véhicule – examen que nous ne sommes présentement pas en mesure de passer avec succès – je ne saurais dire combien de temps l'inspection prend, exactement. Mais la camionnette redémarre à un moment donné, ce qui aide Oscar à se détendre un petit peu, avant que nous ne nous arrêtions à nouveau, pour de bon cette fois. Des coups frappés sur la paroi, imitant ceux de la grande brune à notre départ, nous confirment que nous sommes arrivés, et incidemment que LeX peut se lancer. Chacun de nous ajuste alors son oreillette et en active l'audio d'une simple pression, après quoi j'ouvre la porte à la petite blonde, qui la referme elle-même derrière elle. Même si c'est incroyablement anxiogène, je suis tout de même content que le fourgon n'ait pas de fenêtre, car bien que nous ne puissions pas voir ce que va faire la Messagère exactement, je préfère encore ne pas savoir. Non pas que s'imaginer la scène soit beaucoup plus rassurant que d'y assister.

— Le bloc C est le seul point potentiellement faible du complexe, annonce soudain la voix de Scott dans nos écouteurs.

J'espère qu'Hannibal va être capable de faire diversion en ce qui concerne le grand brun, ou que celui-ci sera trop inquiet pour regarder en permanence, car je ne sais pas si LeX est capable de feindre suffisamment de difficulté face à l'escalade d'une prison. Pour le reste, cependant, puisqu'il ne la distinguera plus, elle pourra faire ce qu'elle veut. Y compris délaisser le matériel qui lui a été confié pour sa tâche, d'ailleurs ; du moment qu'ils ne se souviennent pas de ce qui les a mis K.O., elle peut tout à fait passer ses nerfs sur les gardes. J'ai un peu de peine pour eux, car j'ai une image mentale très vivace de ce dont la Panthère est capable, même sous forme humaine et en retenant ses coups, et malgré tout leur entraînement, ils ne vont même pas la voir arriver. Ne leur laisser aucun souvenir est finalement plutôt magnanime, s'être fait mettre la pâtée par une jeune fille d'un mètre soixante et cinquante kilos n'étant pas une histoire de guerre dont on puisse être fier, quand on n'en sait pas plus sur l'identité de la jeune fille en question.

Je ne sais pas si LeX a réellement besoin de longtemps pour s'infiltrer dans le pénitencier et s'occuper d'une poignée de gardes, ou bien si elle prend volontairement son temps, voire est carrément assise au sommet d'un tas de corps inconscients à attendre qu'une durée suffisamment crédible se soit écoulée avant de nous contacter pour déclarer son succès, mais toujours est-il que le silence ayant suivi son départ s'éternise, et le stress d'Oz ne va pas décroissant. Il n'y a bien que parce que mon Tuteur est un Jumper que je peux comprendre qu'on soit plus effrayé par l'emprisonnement que par la mort. Même l'emprisonnement d'un proche, comme en le cas présent. Je sais bien qu'elle n'avait qu'un signal provisoire à ce moment-là, mais Oscar n'était définitivement pas aussi terrifiée lorsque nous étions poursuivis par Oudamou, même après avoir appris qu'il était un Maître Assassin résolu à nous ajouter à son tableau de chasse.

— Dis-moi, en quoi est-ce que ça fait sens de laisser le volant au plus jeune ? je m'enquiers, son anxiété érodant mon inspiration en matière de sujet pouvant lui remonter le moral.

— Il est tombé dessus à l'âge de sept ans, et il ne l'a jamais lâché. Il est juste plus qualifié, explique Oscar, s'en tenant aux faits.

— Donc Clay met au point un plan, tu l'exécutes, et Scott conduit. Intéressant, je résume.

Peut-être que parler de ses frères n'est pas la bonne approche, après tout, étant donné que la situation critique de l'un d'entre eux est la raison même de son angoisse.

— Clay ne fait pas que planifier. Il se débrouille dans un peu tous les domaines. Il est loin du niveau de H, même le niveau qu'il prétend avoir, mais il sait bidouiller des fils électriques. Il assure aussi notre protection, ce genre de trucs, elle explicite soudain.

Bingo. Elle ne sourit pas encore, mais ça va venir.

— C'est lui que je dois remercier pour mon épaule, alors, j'enchaîne.

Sur le coup, je n'avais pas du tout envie de rire, mais il s'est passé tellement depuis, que ça me paraît déjà de l'histoire ancienne. Espérons qu'il en soit de même pour elle.

— Il serait déçu de ma performance, mais oui, elle confirme, hochant la tête, sans doute une pensée affectueuse pour son aîné.

— Je doute qu'il aurait voulu que tu me tues, je la tempère.

— À ma place, il ne t'aurait pas juste déboîté l'épaule, elle se contente de dire, laissant place à l'imagination quant à ce dont son grand frère est capable.

— Il n'aurait pas des petits soucis de confiance, par hasard ?

Sachant qu'elle n'est pas des plus confiantes – bien que j'avoue que la situation dans laquelle elle m'a présumé coupable portait effectivement au doute – si son frère est pire, ça doit être quelque chose.

— Clay a une relation aux autres assez particulière. Dont je n'ai d'ailleurs pas spécialement envie de parler maintenant, si tu veux bien, elle clôt le débat, ce que je peux tout à fait accepter.

— J'ai quand même réussi à ralentir ton rythme cardiaque, je me permets de lui faire remarquer, maintenant que mon bienfait est accompli.

— Tricheur, elle me lance, aussi dérangée par le fait que j'ai raison que par le fait qu'elle n'arrive pas à déterminer si j'ai obtenu ce résultat par des moyens conventionnels.

— Je n'ai fait que parler ! je l'assure, levant les mains en signe d'innocence.

— Zone sécurisée. À vous les studios… nous fait tout à coup sursauter la voix de LeX dans nos oreilles.

Elle a au moins la bonne grâce de sembler essoufflée.

— Active le premier émetteur et déplace-toi, je te dirai quand le poser, lui indique H.

S'en suit une bonne demi-heure de tâtonnement à travers le toit de la prison, qui paraît longue même quand on la sait sur-jouée. Une fois les trois émetteurs supposément en place, Hannibal incarne son rôle, à grand renfort d'onomatopées de réflexion, sur un fond de pianotage sur un clavier. J'en viens à m'interroger sur ce qu'il peut bien taper, me disant qu'il est tout à fait capable de ne pas simplement appuyer sur des touches au hasard. Peu patiente, LeX se pique de quelques railleries obscures, parfaisant l'illusion que nous formons une équipe huilée. J'ai du mal à déterminer si l'effet est intentionnel ou non, car l'ange entre si bien dans son jeu que je me demande presque si leur joute est effectivement feinte. Ils seraient l'un comme l'autre suffisamment gonflés pour faire passer, aux yeux d'un humain inconscient, des boutades à références dérivées tordues pour de simples private jokes. Voire aux yeux d'un jeune Magnet, d'ailleurs.

— Les gens, j'ai l'honneur de vous annoncer que je suis dans la place. C'est quand vous voulez. Tu devrais recevoir l'image, Josh, annonce enfin H, mettant un terme à la déviation de mes pensées.

— Cinq sur cinq, je confirme après avoir sorti mon petit écran portable de la poche de ma veste, sur lequel les couloirs de la prison sont effectivement accessibles.

Tout en les faisant défiler du doigt, je ne peux pas m'empêcher d'être impressionné par ce dont est capable mon parrain.

— Comme d'habitude, tu appuies sur la croix rouge pour figer une image.

S'il s'agissait vraiment d'une habitude, sans doute n'aurait-il pas besoin de me donner cette instruction.

— Et sur le V vert pour la remettre en mouvement. Je sais, je choisis de répondre, voulant donner l'impression qu'il radote.

Dwight choisit ce moment pour réapparaître auprès d'Oscar et moi, cette dernière devant alors plaquer sa main devant sa bouche pour ne pas crier de surprise. Elle et moi le foudroyons ensuite du regard ; il est possible de désactiver la partie communicante de nos oreillettes, au besoin, mais encore aurait-il fallu que nous soyons avertis que nous avions besoin de le faire. Il s'excuse d'un sourire, et j'ai déjà oublié ce pourquoi je lui en voulais, trop content du contraste qu'il offre avec le deux cent millième dessous auquel il était la dernière fois que je l'ai vu, il y a une heure à peine. Moins indulgente que moi vis à vis de la conduite inconsidérée de mon Tuteur, Oz attrape son sac et le lui pose brutalement dans les bras, lui intimant silencieusement de le porter. Il accepte la charge sans rechigner, ne comprenant même pas qu'il s'agit d'une punition. Notre cambrioleuse en chef passe ensuite entre nous deux pour aller ouvrir les portières, qu'elle nous laisse le soin de refermer derrière nous une fois que nous l'avons rejointe au dehors.

Scott s'est garé parmi d'autres camionnettes de livraison, dans le coin le plus mort du parking prévu à cet effet. Une chance que l'île n'accueille pas qu'un seul pénitencier, car les allers et retours ne sont pas aussi suspects qu'ils ne l'auraient été dans le cas contraire, bien que je ne doute pas que notre chauffeur ait étudié quel parcours serait le moins prompt à éveiller les soupçons. Dwight m'assène une tape sur l'épaule, pour me donner du courage, que je transmets plus doucement à Oscar, en vue du même effet. Elle souffle lentement, puis hoche la tête et avance vers l'un des deux bâtiments qui nous entourent, sans hésiter sur lequel. Je choisis de ne pas lui demander comment elle est si sûre de notre destination pour l'instant, et lui emboîte le pas, suivi de Dwight. J'ai beau savoir qu'aucun garde positionné sur le toit n'est en mesure de nous repérer, je suis quand même pas mal anxieux au moment d'approcher du portail. Jusqu'à ce que ma formidable équipe vienne à la rescousse, évidemment :

— Je présume que le type qui s'occupe de l'entrée est sous cette trappe qui se situe juste au-dessus de l'entrée ? interroge LeX d'un ton innocent.

— Ce serait cool si vous étiez un peu plus concentrés, commente Scott, estimant qu'elle n'a pas vraiment besoin qu'il réponde à sa question.

— Tu n'as pas envie de me voir sérieuse, le met malicieusement en garde la Panthère, avec de couper son transmetteur, signifiant qu'elle passe de nouveau à l'action.

Je fais défiler les images de l'intérieur de la prison sur mon écran, jusqu'à afficher celle concernant la porte d'entrée, et la fige en pressant l'icône rouge en haut à droite, qui devient alors un V bleu, et non pas vert comme je l'ai inventé plus tôt, et se déplace en haut à gauche. Je parie qu'Hannibal a fait exprès de me donner tort sur la couleur. Après une petite minute de silence, le portail commence à s'ouvrir. J'ai le réflexe de regarder par-dessus mon épaule, que personne ne soit en train d'être témoin de ce qui se passe depuis un autre bâtiment, mais c'est inutile, car aucun Humain ne porterait son attention sur moi s'il avait le choix. Quand j'y pense, ça aurait pu m'être utile d'être aussi répulsif quand July Hopes m'a surpris en train de parler à une licorne noire. Enfin, ça lui aurait surtout évité à elle de se faire assassiner par une Botaniste envoyée par mes parents. Grimaçant à ce souvenir, je pénètre dans la prison, accompagné d'Oscar et Dwight, le portail se refermant lourdement dans notre dos.

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