Onzième Jour - La belle (4/12)

Le sol de la pièce qui nous est révélée est hémicirculaire. Tous les murs sont recouverts d'étagères remplies de livres et autres supports documentaires. Le plafond s'élève presque à perte de vue, donnant une impression d'espace confiné bien que la surface disponible au sol soit tout à fait honorable. Alors que des néons dissimulés entre les rayonnages illuminent la pièce de bas en haut, en rafale, je fais quelques pas à l'intérieur, puis tourne plusieurs fois sur moi-même, bouche bée. Je conçois qu'il n'y a pas de limite de volume à cette maison – difficilement, mais je le conçois –, mais tout de même, il faudrait peut-être penser à se modérer. Dwight, qui me talonne, adopte à peu de choses près la même attitude que moi. Distrait par sa contemplation, il ne manque pas de bousculer une des deux échelles qui permettent d'accéder à un premier palier de la bibliothèque toute en hauteur. Le Jumper gesticule précipitamment pour stabiliser l'objet, avant de se rendre compte que celui-ci est sur des rails. Le maladroit fourre alors ses mains dans les poches de son hoodie et s'éclaircit la gorge, pour se donner une contenance. Lorsqu'il jette un coup d'œil vers moi, j'ai la bienséance de faire comme si je n'avais rien vu. Une chance qu'Hannibal ne nous rejoigne qu'une minute plus tard.

— C'plutôt cool, comme endroit, commente Dwighty avec retenue, car je le sais plus impressionné qu'il ne laisse paraître.

L'ange ne répond rien, et entre à son tour dans la pièce. À le voir si songeur, je me rappelle la trahison qu'il a ressentie le jour où j'ai reçu cette demeure. Et ça m'amène à me demander ce qui était prévu au départ, ce que lui pensait qui allait se passer. S'il n'était pas au programme que j'hérite maintenant de la maison, est-ce que mes parents étaient supposés y rester ? C'est peu probable, puisqu'il y aurait toujours eu la probabilité que j'y retourne. Non, la traîtrise reposait surtout sur le fait que m'envoyer quoi que ce soit malgré l'interdit de communiquer était un énorme risque à courir. Certes, leur entreprise s'est avérée un succès, l'interdiction habilement contournée, au plus grand déplaisir de LeX, mais il s'en est fallu de peu, et H aurait été le premier à en pâtir. Je devrais prendre des notes sur les quatre vérités que je vais dire à mes parents quand je les reverrai, dans vingt ans. Je pense commencer par leur demander où ils se seront terrés toutes ces années, puis ensuite leur faire la morale sur la façon dont ils ont traité leur Tuteur. Ou l'inverse, mais j'ai le temps de me décider. Ainsi que de trouver de nouveaux griefs à leur faire part.

— Comment June a-t-elle trouvé cet endroit ? je m'entends soudain demander, sans grand rapport avec mon fil de pensée.

— Les Jardiniers du Paradis ont une très bonne capacité de détection des passages secrets, donc elle l'aura vu. Mais elle n'aura pas pu l'ouvrir, en revanche.

Ce qui paraît logique, HAG n'obéissant qu'aux ordres de ma famille restreinte, et cette porte n'étant en plus de toute façon apparemment pas reliée à ce type de commande mentale.

— Alors où a-t-elle trouvé l'encyclopédie avec la définition des niveaux d'âmes ? je reviens à l'origine de ma première question.

— C'était une encyclopédie interactive, explique Hannibal avec désinvolture.

— C'est-à-dire ? je l'enjoins d'élaborer.

— Tu y trouves ce que tu as le droit d'y trouver.

Une nouvelle fois, il voudrait sans doute hausser les épaules, mais en est physiquement incapable, et se contente d'une furtive grimace d'inconfort.

— Donc elle était disponible là-bas, je conclus en désignant l'ouverture que nous venons de franchir, et donc le bureau officiel de mes parents.

— Comme le livre de références que j'ai utilisé hier. Et tout livre qui n'est pas explicitement sur l'irréel. Pourquoi se compliquer la vie ?

J'étais après tout moi-même arrivé à cette conclusion plus tôt dans la matinée.

— S'il n'était pas nécessaire de cacher certaines choses, je me demande quand même pourquoi ils les ont gardées à portée de main. Ils n'étaient plus vraiment des Magnets, après tout.

Quoi que mes parents aient dû faire pour pouvoir m'avoir, ça a gravement handicapé leurs capacités Magnétiques. Et je ne comprends pas qu'on puisse garder près de soi des constants rappels de ce qu'on a sacrifié.

— Ils n'étaient plus en mesure d'être en activité, mais tu as pu constater toi-même qu'il leur restait un peu de jus malgré tout.

Je suppose qu'on ne peut pas priver quelqu'un de sa nature profonde aussi facilement.

— Quand le stress de Papa lui a fait faire des interférences, le jour où ils m'ont tout raconté, je pioche un exemple dans ma mémoire.

Je n'en ai pas énormément, vu la courte période durant laquelle j'ai été en contact avec mes parents tout en sachant ce qu'ils étaient vraiment. Rétrospectivement, il y a bien l'influence qu'ils ont eue sur mes fréquentations, notamment Zarah, mais je n'ai pas envie d'en parler.

— Je pensais surtout au fait qu'un démon a frappé à ta porte en plein Cambridge, Massachussetts, lors de l'une de leurs visites. Ton attraction vaut le détour, mais pas à ce point. La présence de deux autres Magnets, même aussi affaiblis qu'ils l'étaient, n'y était pas pour rien.

Tiens, je n'avais jamais considéré cet évènement sous cet angle.

— Des tas de dérivés ont frappé à ma porte en plein Cambridge quand j'étais seul aussi, je fais remarquer.

— De deux mètres de haut, rouges, et cornus ?

Certes, mes visiteurs ont généralement été plus humanoïdes.

— Er… Non, pas exactement, je me vois forcé d'admettre.

— Les dérivés sont conscients de leur potentiel d'anonymat, tu sais. Autant leur détresse les guide vers le Magnet le plus proche, autant le chemin à parcourir pour atteindre un Magnet influe sur cette notion de proximité. Pour un dérivé aussi voyant qu'un diable, à distance égale, un Magnet au beau milieu d'une zone urbaine paraîtra beaucoup moins proche qu'un Magnet en pleine forêt.

Je déteste donner raison à LeX, mais ce principe est diablement bien trouvé. Sans mauvais jeu de mot.

— C'est bon à savoir.

Parfois, je me demande si un Tuteur omniscient comme Hannibal m'aurait expliqué ce genre de spécificité plus tôt. J'ai du mal à concevoir que tous ces petits détails pas cruciaux puissent être inculqués avec les bases.

Dwight et moi parcourons des yeux les rayonnages qui s'étendent tout autour de nous, ne sachant pas plus où donner de la tête l'un que l'autre. Autant que je peux en juger de là où je me tiens, les bestiaires, atlas, dictionnaires, et autres recueils de données en tous genres dominent. Fouiller un seul étage de la bibliothèque pourrait prendre des heures, même à plusieurs, alors je n'ose même pas imaginer le temps qu'il faudrait pour les explorer tous. Heureusement qu'Hannibal est avec nous, et semble savoir se repérer dans cette impressionnante collection. Et moi qui trouvais déjà celle du bureau imposante. Est-ce que mes parents ont réellement eu besoin de consulter chacun de ces ouvrages à un moment donné de leur carrière ? Je sais qu'ils se sont rencontrés autour de leur cinquantième anniversaire, ça ils me l'ont dit, mais ce que j'ignore c'est combien de temps s'est écoulé précisément entre ce premier contact et ma naissance. Peut-être que leur Tuteur sera enclin à partager cette information, si je n'oublie pas de la lui demander.

Alors que j'effleure quelques tranches du bout des doigts, un peu fasciné il faut bien le dire, l'ange grimpe d'échelle en échelle, sans se soucier de l'augmentation rapide de la distance le séparant du sol. Il fait preuve d'une étonnante agilité pour quelqu'un d'à moitié mécanique et récemment blessé. À l'observer grimper, j'ai confirmation que, bien que ça ne saute pas aux yeux depuis le sol, la pièce n'est en réalité pas un hémi-cylindre parfait, mais légèrement évasée vers le haut. Ainsi, à chaque palier les étagères sont un peu plus repoussées vers l'extérieur, permettant au lecteur de prendre pied sur le haut de celle du dessous, sur lesquelles des rails sont fixés et deux nouvelles échelles sont disponibles. Je n'ai jamais douté du diplôme de ma mère, mais ses prouesses ne m'ont jamais autant intimidé. Reste à savoir si cette pièce serait aussi réalisable que les autres en conditions réelles.

J'ai beau savoir qu'H est implicitement détenteur d'un certificat pour se crasher, je n'en suis pas moins inquiet à l'idée que ça se produise. Délaissant les nouveaux livres auxquels j'ai maintenant accès, je prends du recul, pour suivre l'escalade de mon parrain des yeux. Je ne sais pas trop dans quelle mesure je pourrais intervenir en sa faveur s'il perd l'équilibre, mais je préfère être attentif. Je le vois sortir un petit volume de son emplacement, s'assurer qu'il ne s'est pas trompé sur la marchandise, puis faire volte-face. Je laisse échapper un juron au moment où il décide de sauter à pieds joints dans le vide. Malgré mes efforts, voilà une éventualité à laquelle je n'étais pas préparé. Dwight suit mon regard lorsqu'il m'entend jurer, mais l'ange est trop lourd et tombe trop vite pour que ni le Jumper ni moi ne puissions faire quoi que ce soit pour amortir sa chute. Je devrais me dire que, puisqu'il a sciemment décidé de sauter, tout va bien se passer, et pourtant j'ai tout de même une boule dans la gorge. Le grand blond atterrit un genou à terre, sa main libre au sol, tête baissée, dans un grand bruit et avec une forte onde de choc, mais sans dégâts ni sur sa personne ni sur son environnement. Dans un soupir de soulagement, je recommence à respirer.

— Je pourrais t'expliquer moi-même, mais j'ai comme l'impression que tu n'es pas contre un peu de lecture. Tiens.

L'ange se redresse en époussetant son long manteau, puis me tend le livre qu'il est allé chercher. J'accepte d'un geste brusque, espérant que ça suffira à lui faire comprendre la frayeur qu'il m'a faite. J'ai le souffle encore trop court pour le sermonner sur sa cascade, et le temps que je le reprenne, ma récrimination aurait perdu de son poids.

— "Approcher certains Humains pour les Nuls" ? je lis le texte inscrit sur la première de couverture, d'un ton plus qu'incrédule.

— Ce n'est pas une publication officielle. L'auteur était en manque d'inspiration pour le titre, alors chaque personne à qui son travail a été distribué s'est chargée d'y trouver son propre intitulé.

Je me demande quel Magnet ou quel Tuteur aura mis au point une technique aussi utile. Peut-être le nom du ou des auteurs se trouve-t-il à l'intérieur.

— Laisse-moi deviner, c'est toi qui as proposé ça à mes parents ? je raille, en haussant un sourcil.

— Ils voulaient le laisser sans nom. Tout le monde sait que ça n'apporte jamais rien de bon, proteste le grand blond, sans complexe.

— 'l a raison, Dwight prend le parti de l'ange, ce que je choisis de voir comme un développement positif de la situation.

Je fais rapidement défiler les pages du livre entre mes doigts, pour en estimer le contenu. Aucun nuage de poussière n'est produit par mon geste, ce qui suggère que cette bibliothèque préserve très bien ce qu'elle contient. Dans l'ensemble, cet ouvrage est d'ailleurs plutôt en bon état, hormis sa reliure qui laisse à désirer, mais je pense que c'est d'origine. Malgré le grain grossier du papier utilisé, je constate que le texte n'est pas manuscrit, et par chance, la police n'est pas non plus trop petite, quoiqu'elle ne soit pas énorme pour autant. J'entrevois quelques images, visiblement des dessins techniques, heureusement tracés d'une main experte. Globalement, cette lecture ne devrait être ni trop longue ni trop fastidieuse.

— Tu crois que j'en ai pour combien de temps à maîtriser cette technique ? j'interroge mon parrain, relevant les yeux vers lui.

— Autant qu'il t'en faut pour lire ce que tu tiens entre les mains. Ce n'est pas parce que ça a été difficile à trouver que c'est difficile à faire.

Il énonce ça comme une évidence. J'aimerais pouvoir lui dire que j'ai déjà été amené à devoir lire plusieurs fois une explication avant de maîtriser son sujet, mais je n'ai pas assez lu de guides pratiques pour que ce soit vrai. Et la généralisation n'a jamais beaucoup de poids sur lui.

— Si c'est si simple, pourquoi est-ce que ce n'est pas un enseignement de base pour tous les Magnets ?

Je suis à peu près sûr que, à compter du moment où on apprend qu'on repousse les humains, on ne peut avoir qu'une seule envie, et c'est que ce ne soit plus le cas.

— Le nombre de choses simples dont tu es capable est assez ahurissant. Je ne vois pas de raison d'encombrer tes possibilités avant que ce ne soit strictement nécessaire.

J'ouvre la bouche avant de ma raviser. Je ne me sens pas d'expliquer l'importance du contact humain à Hannibal aujourd'hui. Ou jamais, d'ailleurs.

Secouant la tête, je baisse les yeux sur le livre que je tiens entre les mains, et l'ouvre précautionneusement à la première page. L'édition n'ayant effectivement pas été faite en masse, le texte commence juste après la deuxième de couverture, et une dédicace sur celle-ci, bien que discrète, attire mon attention. L'écriture est à peine déchiffrable, me faisant décidément bénir l'auteur d'avoir eu recours à des caractères d'imprimerie pour le reste de son œuvre. J'espère vraiment qu'il se mentionne, car si le message est à peu près lisible, avec un effort, sa signature est tout bonnement incompréhensible, sans compter qu'elle est superposée à un symbole étrange, sans doute en rapport avec son surnom de Magnet, quoique rien ne m'apparaisse comme une évidence en voyant ce gribouillis. La dédicace cite mes parents, évidemment, Copper et Gold, plaisante sur le fait qu'ils sont parmi les derniers qui auront besoin de ce qui est traité dans les pages qui suivent, et les remercie pour leur aide. Je suppose que pas mal de Magnets de l'époque ont participé de près ou de loin à l'élaboration de cette solution d'approche des humains. Avec un sourire, je caresse l'encre du pouce, reconnaissant à mes prédécesseurs d'avoir travaillé sur le sujet, me facilitant sans le savoir grandement la vie aujourd'hui.

— Tu viens ? Hannibal me sort de mes pensées, déjà à la porte, regardant par-dessus son épaule.

— Il y a quelque part en particulier où je dois être ? je lui demande en fronçant les sourcils.

— Il est midi et demi passé. Tu n'as pas faim ?

Comment est-ce qu'il peut penser à ça maintenant ? Oublier de nourrir Oscar l'a traumatisé à ce point ?

— Ça ne peut pas attendre ?

Je soulève ma lecture, pour illustrer que je suis autrement occupé.

— Je te retourne la question. Et aussi, es-tu incapable de faire deux choses à la fois ?

Je soupire lourdement.

— Est-ce que tu arrêteras un jour de répondre à une question par une question ? je choisis de rétorquer, plissant les yeux.

— Je ne sais pas… Qu'est-ce que tu en penses ?

À son sourire exagéré, je sais qu'il l'a fait exprès.

— Parfois, je te déteste, Hannibal, je lui déclare, à moitié atterré par son comportement.

— Et pourtant tu m'adores. Tout le temps.

Sûr de son argument, il tourne les talons.

— J'veux pas lui donner raison, mais c'vrai qu'i' s'fait faim, intervient enfin Dwight, qui avait gardé le silence depuis un petit moment.

Faisant rouler mes yeux dans leur orbite, je ne peux plus retenir le rire que j'avais réussi à contenir face à H. Je referme mon livre et l'emmène avec moi. Dwighty m'emboîte le pas, et la porte se referme toute seule derrière nous, la maison repérant certainement qu'il n'y a plus personne dans la bibliothèque secrète. Je me demande comment je devrais m'y prendre si je voulais fermer depuis l'intérieur, ou bien emprisonner quelqu'un. Je me demande ensuite pourquoi je me pose ce genre de question. Oubliant mes tendances à l'exhaustivité déplacée, je poursuis ma route et rejoins en quelques minutes la cuisine, où H attend sagement, à une fenêtre, pour changer. Déposant mon précieux paquet sur la table, ce que j'espère hors de danger, j'entreprends d'aider mon Tuteur à nous confectionner un repas à peu près correct.

Une heure plus tard, nous avons fini de manger, débarrassé la table, et je m'approche de la fin de mon livre, tandis que Dwight fait marcher Luther le long du bar, pour lui dégourdir les pattes. Hannibal, fidèle à lui-même, n'a pas bougé d'un millimètre. Je ne compte pas lui en faire part, mais il a eu une bonne idée de me souvenir de me restaurer, car finalement j'avais plutôt faim. Et ça m'a aussi empêché d'être totalement obnubilé par la raison première de ma recherche d'un moyen d'approcher les humains, à savoir Oscar. Après la découverte de l'article sur son frère, je n'ai plus trop eu de doute sur sa destination, mais même en faisant déjà deux choses à la fois, je n'ai quand même pas pu me retenir de vérifier où elle se trouvait, de temps en temps. Ma géographie New Yorkaise n'est pas super au point, mais je crois pouvoir affirmer qu'elle s'approche de la station et devrait bientôt entrer en gare.

Je tourne une énième page, le bruit du papier venant une fois encore délicatement perturber le pseudo-silence qui règne sur la pièce, si on en oublie les encouragements que Dwighty murmure de temps à autres à la petite tortue. Aussi absorbé par le minuscule animal qu'il soit, je sais que le Jumper me surveille ponctuellement du coin de l'œil, depuis que j'ai entamé ma lecture, comme s'il s'attendait à un évènement fâcheux. Je dois me retenir de rire à chaque fois que je croise son regard. À vrai dire, je ne vois pas ce qui l'inquiète, car ce que je lis est on ne peut plus rafraîchissant. Le style ne soulèverait pas des montagnes, mais ça se lit bien, c'est clair, net, précis. Et comme l'a dit Hannibal, la technique exposée est loin d'être aussi compliquée qu'on aurait pu le croire.

La grosse première moitié de l'ouvrage aborde l'aspect conceptuel du problème, comment isoler le signal du dérivé dont on cherche à approcher la famille humaine, comment repérer ce qui dans ce signal fait référence à sa famille, quels degrés de parenté on peut atteindre à partir d'un simple signal, comment trouver dans son propre signal Magnétique la fréquence répulsive, comment la contrer de manière ciblée, pourquoi on ne peut pas la contrer purement et simplement, … Évidemment les soucis mentionnés par Hannibal sont également rappelés, sur la durée d'action d'un contre-signal, les effets secondaires éventuels, tant sur Humain que sur Magnet, etc. Comme je l'ai dit, dans l'ensemble, c'est complexe mais loin d'être compliqué. La difficulté majeure qu'a dû rencontrer l'auteur réside en fait dans la diversité des perceptions Magnétiques, le manque d'uniformité de notre espèce. Comment faire faire la même chose à plusieurs personnes sachant qu'elles ont des moyens juste assez différents pour être considérés distincts ?

La deuxième partie du livre, moins conséquente, passe en revue diverses méthodes d'obtention d'un contre-signal. De base, on peut l'émettre soi-même, mais la concentration requise est phénoménale. Plusieurs moyens de l'enregistrer ont donc été trouvés, ainsi que de le faire émettre par un objet d'extérieur. Je suppose que c'est surtout dans cette seconde partie de l'œuvre que l'expertise d'autres Magnets est entrée en jeu. La collection de diplômes détenus par l'ensemble de notre communauté doit être aussi éclectique qu'impressionnante. J'arrive d'ailleurs à une page blanche, suivi d'un bon nombre de pages dans le même état. C'est certainement un encouragement à quiconque a une bonne idée de l'y inscrire, et si possible d'en faire part à ses pairs. À ma lecture, la communauté Magnétique me paraît réellement soudée. Je me demande comment LeX a pu ne pas voir venir qu'un jour un couple se formerait en son sein.

Après m'être assuré que les dernières pages sont bel et bien entièrement vierges, je referme le livre, et le pose sur la table avec une certaine déférence. L'ange blond, debout en face de moi, tourne enfin la tête. Je me rends cependant vite compte que ce n'est pas moi qui ai attiré son attention, mais quelque chose dans mon dos. Je me retourne sur ma chaise, pour découvrir LeX dans l'encadrement de la porte de la cuisine, bras croisés. Quand on pense au loup. Ou plutôt à la Panthère, en l'occurrence. Comme un peu plus tôt, je n'arrive pas à déchiffrer son humeur précise, son opinion de la situation actuelle. S'il est clair qu'elle ne sera pas radicalement opposée à ce que Dwight et moi avons décidé après qu'elle nous ait laissés, puisqu'elle a plus ou moins insisté pour me faire comprendre que c'était une possibilité, ce qu'on ne peut pas dire de toutes les possibilités qui s'offrent d'habitude à moi, je ne sais pas si ça l'enthousiasme particulièrement pour autant.

— Alors c'est sûr, on y va, elle finit par dire d'un ton presque froid, décroisant ses bras et glissant ses mains dans ses poches arrière.

— Comment as-tu su ? lui demande H.

Cette question, associée à la façon dont ils se regardent tous les deux en chiens de faïence, donne une inconfortable impression d'être dans un film d'auteur.

— Un contre-signal, vraiment ? Pour quelle autre raison est-ce qu'il voudrait apprendre à faire ça maintenant ? Tu sais que ça va te griller les neurones, pas vrai ?

Cette dernière question m'est adressée, à la manière dont la petite blonde hausse un sourcil en me regardant.

— Légers maux de têtes dans de rares cas. C'est difficilement du grill de synapses, réplique l'ange à ma place.

Il est plus concerné par mon bien-être que je ne le suis moi-même, alors je le laisse.

— Au risque de répéter une question qui a déjà été posée : comment as-tu su ? je demande à la place, curieux de savoir ce qui a attiré LeX jusqu'à nous.

— Le livre que tu tiens dans les mains a confirmé le sifflement de mes oreilles, elle se contente de répondre, détournant le regard et commençant à avancer dans la pièce.

Je doute qu'elle utilise cette expression parce que nous avons parlé d'elle en son absence.

— Tu entends les contre-signaux ? Mais alors… ça fonctionne ?

La bienséance voudrait que je m'attarde plus sur ma première question, mais d'une part faire preuve de galanterie envers LeX paraît toujours déplacé, et d'autre pas si elle peut réellement m'assurer que j'ai bel et bien réussi à mettre la théorie en pratique, je suis plus intéressé par cette information que par la façon dont elle l'obtient.

— Je ne peux pas te dire si tu as la bonne cible, mais c'est un contre-signal, oui, elle confirme, à regret il faut bien le dire.

Je m'efforce de ne pas sourire trop largement pour ne pas la contrarier plus qu'elle ne l'est déjà, car je suis plutôt confiant en ce qui concerne mes cibles. Le signal d'Oscar m'est trop connu pour que je ne parvienne pas à le disséquer correctement.

— Bravo, petit, se permet de me féliciter Hannibal, faisant faiblement gronder la Panthère.

— Vous avez pensé à la couverture qu'on va utiliser, au moins ? elle nous demande alors, consciente depuis son arrivée dans la pièce qu'elle ne pourra pas nous faire reculer, mais donc déterminée à ne rien laisser au hasard.

— De quoi tu parles ? je relève en fronçant les sourcils, perdu.

— Si jamais ça en vient réellement à une évasion de prison, on ne sera pas de trop. Mais autant les McAddams auront besoin de nous dans ce cas de figure, autant ils ne pourront surtout pas savoir pourquoi on leur est indispensables. Alors ils devront croire qu'ils ont besoin de nous pour une autre raison.

Je regarde le plafond un instant, décortiquant ce qu'elle vient de dire. J'avoue ne pas m'être projeté aussi loin dans le futur.

— Comme quoi ? demande alors Dwight, plus rapide à la détente que moi.

— Hannibal est le plus facile à camoufler. Il sera le hacker aveugle.

LeX a un petit sourire victorieux en commençant à dévoiler son plan, contente de posséder l'avantage dans cette conversation.

— Pourquoi aveugle ? proteste l'intéressé, plissant ses yeux hétérochromes, mettant sans le savoir en valeur la raison-même de l'idée de LeX.

— Il n'y a pas de meilleure excuse pour garder des lunettes de soleil en permanence sur le nez. Et, ça donne un ticket d'entrée à Josh.

Si je m'attendais à la première, la seconde partie de son explication me laisse perplexe.

— Comme quoi ? Ses yeux ? je propose en riant.

Il n'est pas impensable qu'un aveugle se balade avec quelqu'un pour l'aider, quoiqu'un chien serait sans doute plus adapté, mais si des compétences de hacker peuvent paraître pour le moins utiles lorsqu'on envisage de s'échapper de prison, je vois mal le type qui aide l'aveugle se rendre indispensable.

— En gros : oui. Tu seras son assistant, celui qui lui transmet les infos auxquelles, en temps qu'aveugle, il n'a pas accès.

Si Hannibal peut jouer les assistés, je peux bien me faire passer pour un assistant.

— C'est loin d'être crédible, comme couverture, j'objecte cependant, prévoyant l'échec.

— J'ai vu des situations bien réelles encore plus incroyables que celle-ci.

Espérons simplement que les frères d'Oscar aussi.

— Et pour Dwighty ? je l'encourage à continuer sur sa lancée.

Je ne vais pas la priver de son petit plaisir de tout planifier toute seule, ni non plus me compliquer la vie à chercher moi-même une marche à suivre si elle en a déjà trouvée une viable.

— Et bien, j'ai d'abord envisagé qu'il pourrait être un crocheteur supplémentaire, pour les verrous doubles, ce genre de choses. Mais il faut qu'il jumpe pour que sa magie opère, alors même s'il pourrait le faire sans souci devant Oscar et toi à l'aller, du moment que vous êtes seuls, lorsque l'aîné McAddams aura rejoint la troupe, pour le voyage de retour, je ne vois pas comment il pourrait dissimuler sa méthode, elle annonce avec une grimace, n'aimant pas être prise en défaut.

— Alors… quoi ? interroge Hannibal, l'esprit trop peu organisé pour sortir de cette impasse logique tout seul.

— Je suis un peu à sec sur ce coup. J'aurais pensé qu'il ne se révèle carrément pas, agisse à l'insu de tous.

LeX hausse les épaules et soupire, agacée envers elle-même.

— J'pourrais êt'e l'éclaireur, suggère alors candidement Dwight.

— Le quoi ?

J'ai compris le mot, mais je n'en saisis pas le sens dans ce contexte.

— J'vais en premier partout, pour m'assurer qu'la voie est libre. Comme ça j'peux jumper sans qu'le frangin d'Oz me cale.

Les mains dans les poches de ses jeans, il explique ça en regardant ses pieds, n'étant jamais à l'aise lorsqu'il s'agit d'exposer une idée à lui devant des gens qu'il considère comme plus malins que lui. Il a tort, bien entendu, mais ni LeX ni H ne le laisseront jamais s'en rendre compte.

— Et comment tu expliqueras les portes ouvertes au moment de te rejoindre ? le questionne LeX, pensant à tout.

— Ben j'serai un éclaireur crocheteur.

Il hausse les épaules, simpliste.

— Si tu t'éloignes trop de moi, je ne peux pas garantir que tu ne rencontreras aucun garde, j'interviens soudain, essayant d'adopter la pensée stratégique de LeX.

— Er… j'peux m'défendre, m'oppose Dwight en fronçant légèrement les sourcils, ne comprenant pas ma réaction.

— Il y aura des humains impliqués. Tu ne pourras pas tout simplement te téléporter hors de danger sans que ça leur revienne aux oreilles.

Même s'il disparaît et que nous réussissons à sortir sans lui, un garde l'aura vu s'évaporer, et lorsque l'évasion sera remarquée, un lien sera établi. Et même si la presse est écartée, il ne faudra pas longtemps pour que l'enquête revienne aux oreilles des frères d'Oscar. Le jump n'est pas toujours un moyen de transport aussi discret qu'on pourrait le croire.

— Si j'me fais prendre, j'emmène le garde dans un endroit sécurisé, pour qu'on s'en occupe un peu plus tard. J'ai d'jà fait c'genre de chose, tu sais.

Il a réponse à tout, je dois bien lui concéder ça. Mais même si je n'ai rien à redire à son raisonnement, il ne me rassure pas autant que je le voudrais.

— En admettant que je sois d'accord avec ça, qu'est-ce que toi tu amènes comme compétence, LeX ? Concrètement autant qu'en façade, je demande à la Panthère, vers laquelle je me retourne.

— Vous serez utiles quel que soit le type d'évasion. Je peux m'occuper de tout ce qui sera spécifique à celle-ci.

Une police d'assurance, un filet de sécurité. N'est-ce pas le rôle qu'elle a toujours eu pour moi, après tout ?

— D'accord, je lâche entre mes dents après un temps de réflexion.

— D'accord !? s'étonne la Messagère, qui s'attendait sans doute à plus de résistance de ma part.

— On ne se prépare qu'à une éventualité. On ne sait pas ce qui va se passer une fois qu'on aura rejoint Oz. Peut-être qu'on imagine le pire à tort.

Et pourtant…

— Et pourtant on est suffisamment dans le doute pour y aller.

Sans le savoir, LeX exprime tout haut ce que je pensais tout bas.

— Mieux vaut prévenir que guérir, je rétorque, continuant en vain d'essayer de me convaincre moi-même.

— Ainsi soit-il. Décollage dans cinq minutes, annonce la petite blonde, un sourire mutin aux lèvres.

— Pourquoi dans cinq minutes ? demande Hannibal, penchant la tête sur le côté.

— Josh et moi devons nous changer, et toi tu dois trouver des accessoires pour donner le change.

Je crois que l'ange lève les yeux au ciel, bien que ce soit généralement difficile à dire.

— Pourquoi vous d'vriez vous changer ? relève Dwighty.

— Josh porte une chemise. Une chemise blanche. Il serait judicieux d'au moins essayer de se fondre dans la masse.

Je fais rouler mes yeux dans leur orbite, atterré par la dérision dans son ton. Je suis heureux d'avoir retiré ma cravate pendant ma fouille du bureau de mes parents, sinon je ne sais pas ce qu'elle m'aurait sorti.

Toute moqueuse qu'elle soit, LeX n'en a pas moins raison, et pendant qu'elle part enfiler des vêtements sans doute moins surprenants pour le mois de Novembre au Nord des États-Unis d'Amérique, je troque ma chemise pour un T-shirt à manches longues rayé bleu nuit et noir. Je profite de mon passage dans ma chambre pour attraper la veste que je n'ai pas prise ce matin. J'envisage aussi mon écharpe, mais n'ai pas envie d'en faire trop, et rejoins donc le hall de la maison sans rien ajouter d'autre à ma tenue. Dwight m'attend déjà, tandis qu'Hannibal, ses lunettes noires sur le nez, descend tout juste les escaliers, une sacoche sous le bras. Je ne me demande pas pourquoi il ne la porte pas à l'épaule, et tends la main vers lui pour l'en débarrasser. Il me la lègue avec réticence, personne n'appréciant ses propres faiblesses. LeX nous rejoint ensuite, Converses, jeans, T-shirt, manteau, et mitaines noirs. Elle toise H de haut en bas et de bas en haut avec un air interrogateur, ce à quoi il déplie une canne blanche qu'il avait dans sa manche, dans un claquement sec, et non sans une grimace de fausse amabilité. Satisfaite, la Panthère nous invite alors à tous nous rapprocher de Dwight, qui nous conseille de prendre une grande inspiration, avant de ne nous faire tous disparaître.

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